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Chapitre XIII


Au moment où le capitaine Paul entrait dans le cabinet, la marquise se présentait à la porte du salon, suivie du notaire et des différentes personnes invitées à la signature du contrat. Quelque solennelle que fût la circonstance, la marquise n'avait pas cru devoir renoncer à ses habits de deuil, et, vêtue de noir comme d'habitude, elle précédait de quelques instants le marquis, qu'aucun de ceux qui se trouvaient là, même son fils, n'avait vu depuis des années. Telle était la puissance des traditions de l'étiquette, que la marquise n'avait point voulu que l'on signât le contrat de sa fille sans que le chef de la famille, tout insensé qu'il était, présidât à cette cérémonie. Quelque peu disposé que fût Lectoure à se laisser intimider, la marquise produisit sur lui son effet habituel, et la voyant entrer si grave et si digne, il s'inclina avec un sentiment de profond respect.

– Je suis reconnaissante, messieurs, dit la marquise en saluant ceux qui l'accompagnaient, de l'honneur que vous voulez bien me faire en assistant aux fiançailles de mademoiselle Marguerite d'Auray avec monsieur le baron de Lectoure. Aussi ai-je désiré que le marquis, tout souffrant qu'il est, assistât à cette réunion et vous remerciât, du moins par sa présence, s'il ne peut le faire par ses paroles. Vous connaissez sa situation, vous ne vous étonnerez donc point si quelques mots sans suite...

– Oui, madame, interrompit Lectoure, nous savons le malheur qui l'a frappé, et nous admirons la femme dévouée qui, depuis vingt ans, supporte la moitié de ce malheur.

– Vous le voyez, madame, dit Emmanuel en s'approchant à son tour et en baisant la main de sa mère, tout le monde est à genoux devant votre piété conjugale.

– Où est Marguerite ? murmura la marquise à demi-voix.

– Elle était là il n'y a qu'un instant, répondit Emmanuel.

– Faites-la prévenir, continua la marquise sur le même ton.

– Le marquis d'Auray ! annonça alors le domestique.

Chacun s'écarta de manière à démasquer la porte, et tous les yeux se tournèrent du côté où ce nouveau personnage devait apparaître. Cette curiosité ne tarda point à être satisfaite ; le marquis s'avança presque aussitôt, soutenu par deux domestiques.

C'était un vieillard dont la figure, malgré les traces de souffrances qui l'avaient sillonnée, conservait encore l'aspect de noblesse et de dignité qui en avait fait un des hommes les plus distingués de la cour. Ses grands yeux caves et fiévreux se promenaient sur toute l'assemblée avec une expression étrange d'étonnement. Il avait son costume de maître de camp, portait l'ordre du Saint-Esprit au cou, et celui de Saint-Louis à la boutonnière. Il s'avança lentement, sans prononcer une parole. Les deux valets le conduisirent, au milieu d'un profond silence, vers un fauteuil sur lequel il s'assit ; après quoi ils se retirèrent. La marquise se plaça à sa droite. Le notaire tira le contrat du portefeuille et le lut à haute voix. Le marquis et la marquise reconnaissaient cinq cent mille francs à Lectoure, et constituaient en dot la même somme à Marguerite.

Pendant toute cette lecture, la marquise, malgré son apparente impassibilité, avait donné quelques marques d'inquiétude.

Enfin, comme le notaire reposait le contrat sur la table, Emmanuel rentra et se rapprocha de sa mère :

– Et Marguerite ? dit la marquise.

– Elle me suit, répondit Emmanuel.

– Madame ! murmura Marguerite entrouvrant la porte et en joignant les mains.

La marquise fit semblant de ne pas l'entendre, et montrant du doigt la plume :

– à vous, monsieur le baron, dit-elle.

Lectoure s'approcha de la table, prit la plume et signa.

– Madame ! dit une seconde fois Marguerite d'une voix suppliante et en faisant un pas vers sa mère.

– Passez la plume à votre fiancée, monsieur de Lectoure, dit la marquise.

Le baron fit le tour de la table et s'approcha de Marguerite.

– Madame ! dit une troisième fois celle-ci avec un accent de voix si plein de larmes, qu'il retentit jusqu'au fond de tous les cœurs, et que le marquis lui-même leva la tête.

– Signez, dit la marquise en indiquant du doigt le contrat de mariage.

– Oh ! mon père ! mon père ! s'écria Marguerite en se jetant aux pieds du marquis.

– Que faites-vous ? dit la marquise s'appuyant sur le bras du fauteuil de son mari et se penchant devant lui. êtes-vous folle, mademoiselle ?

– Mon père ! mon père ! dit Marguerite entourant le marquis de ses bras ; mon père, prenez pitié de moi !... mon père, sauvez votre fille !

– Marguerite ! murmura la marquise avec un accent terrible de menace.

– Madame, répondit celle-ci, je ne puis m'adresser à vous. Laissez-moi donc implorer mon père. à moins, continua-t-elle en montrant le notaire avec un geste ferme et décidé, que vous n'aimiez mieux que j'invoque la loi !

– Allons, dit la marquise en se relevant et avec un accent d'amère ironie, c'est une scène de famille, et ces sortes de choses, fort attendrissantes pour les grands-parents sont en général assez fastidieuses aux étrangers. Messieurs, vous trouverez des rafraîchissements dans les chambres voisines. Mon fils, faites les honneurs. Monsieur le baron, pardonnez...

Emmanuel et Lectoure s'inclinèrent en silence et se retirèrent, suivis de toute l'assemblée. La marquise demeura immobile jusqu'à ce que le dernier assistant fût éloigné, puis elle alla fermer les portes, et revenant près du marquis que Marguerite tenait toujours embrassé :

– Maintenant, dit-elle, qu'il n'y a plus ici que ceux qui ont le droit de vous donner des ordres, signez ou sortez, mademoiselle !

– Par pitié, madame, par pitié ! dit Marguerite, n'exigez pas de moi cette infamie !

– Ne m'avez-vous pas entendu ? dit la marquise donnant à sa voix un accent impératif auquel il semblait impossible que l'on pût résister, et faut-il que je le répète ? Signez ou sortez !

– Oh ! mon père ! mon père ! s'écria Marguerite ; grâce pour moi ! grâce ! Non, non, il ne sera pas dit que, depuis dix ans que je n'ai vu mon père, on m'arrachera de ses bras au moment où je le revois ! et cela sans qu'il m'ait reconnue, sans qu'il m'ait embrassée ! Mon père !... c'est moi... c'est votre fille !...

– Qu'est-ce que cette voix qui m'implore ? murmura le marquis. Qu'est-ce que cette enfant qui m'appelle son père ?

– Cette voix, dit la marquise saisissant le bras de sa fille, c'est une voix qui s'élève contre les droits de la nature ! Cette enfant, c'est une fille rebelle !

– Mon père, s'écria Marguerite, regardez-moi !... sauvez-moi !... défendez-moi !... je suis Marguerite !

– Marguerite ?... Marguerite ?... balbutia le marquis ; j'ai eu autrefois un enfant de ce nom.

– C'est moi !... c'est moi !... reprit Marguerite ; c'est moi qui suis votre enfant ! c'est moi qui suis votre fille !

– Il n'y a d'enfants que ceux qui obéissent ! dit la marquise. Obéissez, et vous aurez le droit de dire que vous êtes notre fille.

– Oh ! à vous, mon père !... Oui, à vous, je suis prête à obéir. Mais vous ne l'ordonnez pas, vous !... Vous ne voulez pas que je sois malheureuse !... malheureuse à désespérer !... malheureuse à mourir !

– Viens ! viens ! dit le marquis, la retenant et la pressant à son tour dans ses bras. Oh ! c'est une sensation inconnue et délicieuse que celle que j'éprouve ! Et maintenant... attends !... attends !... Il porta la main à son front. Il me semble que je me souviens !

– Monsieur, s'écria la marquise, dites-lui qu'elle doit obéir, que Dieu maudit les enfants rebelles ; dites-lui cela plutôt que de l'encourager dans son impiété !

Le marquis releva lentement la tête et fixa ses yeux ardents sur sa femme ; puis d'une voix lente :

– Prenez garde, madame, lui dit-il, prenez garde ! Ne vous ai-je pas dis que je commençais à me souvenir ? Puis laissant retomber son front sur celui de Marguerite, de manière à ce que ses cheveux blancs se mêlassent aux cheveux noirs de la jeune fille : Parle ! parle ! continua-t-il. Qu'as-tu, mon enfant ? dis-moi cela.

– Oh ! je suis bien malheureuse !

– Tout le monde est donc malheureux ici ! s'écria le marquis. Cheveux noirs et cheveux blancs !... enfant et vieillard !... Oh ! moi aussi, moi aussi... je suis bien malheureux, va !

– Monsieur, remontez dans votre appartement ! il le faut, dit la marquise.

– Oui, pour que je me retrouve encore face à face avec vous ! enfermé comme un prisonnier !... C'est bon quand je suis fou, madame !

– Oui, oui, mon père, vous avez raison. Il y a bien assez longtemps que ma mère se dévoue. Il est temps que ce soit votre fille. Mon père, prenez-moi, je ne vous quitterai ni jour ni nuit. Vous n'aurez qu'à faire un geste, qu'à dire une parole : je vous servirai à genoux !...

– Oh ! tu n'aurais pas le courage de le faire !

– Si, mon père ; si ! je le ferai. Aussi vrai que je suis votre fille !

La marquise se tordit les bras d'impatience.

– Si tu es ma fille, reprit le marquis, pourquoi, depuis dix ans, ne t'ai-je pas vue ?

– Parce qu'on m'a dit que vous ne vouliez pas me voir, mon père ; parce qu'on m'a dit que vous ne m'aimiez pas.

– On t'a dit que je ne voulais pas te voir, figure d'ange ! s'écria le marquis lui prenant la tête entre les mains et la regardant avec amour ; on t'a dit cela ! on t'a dit qu'un pauvre damné ne voulait pas du ciel ! Eh ! qui donc a dit qu'un père ne voulait pas voir sa fille ? qui donc a osé dire à un enfant : « Enfant, ton père ne t'aime pas ! »

– Moi, dit la marquise en essayant une dernière fois d'arracher Marguerite des bras de son père.

– Vous ! interrompit le marquis ; c'est vous ! Mais vous avez donc reçu la mission fatale de me tromper dans toutes mes affections ! Il faut donc que toutes mes douleurs prennent leur source en vous ! il faut donc que vous brisiez aujourd'hui le cœur du père comme vous avez brisé il y a vingt ans le cœur de l'époux !

– Vous délirez, monsieur, dit la marquise, lâchant sa fille et passant à la droite du marquis. Taisez-vous, taisez-vous !

– Non, madame, non, je ne délire pas ! répondit le marquis ; non !... non !... dites plutôt... dites, et ce sera la vérité, dites que je suis entre un ange qui veut me rappeler à la raison et un démon qui veut me rendre à la folie ! non ! je ne suis plus insensé !... faut-il que je vous le prouve ? Il se souleva en appuyant les mains sur les bras de son fauteuil. Faut-il que je vous parle de lettres ? d'adultère ? de duel ?

– Je vous dis, répondit la marquise en lui saisissant le bras, je vous dis que vous êtes plus abandonné de Dieu que jamais, lorsque vous dites de pareilles choses, sans songer aux oreilles qui nous écoutent !... Baissez les yeux, monsieur ; regardez qui est là, et osez dire que vous n'êtes pas fou !

– Vous avez raison, dit le marquis en retombant sur son fauteuil. Elle a raison, ta mère, continua-t-il en s'adressant à Marguerite ; c'est moi qui suis un insensé ; et il faut croire, non à ce que je dis, mais à ce qu'elle dit, elle. Ta mère ! c'est le dévouement, c'est la vertu. Aussi, elle n'a ni insomnie, ni remords, ni délire. Que veut-elle, ta mère ?

– Mon malheur, mon père ! s'écria Marguerite ; mon malheur éternel !

– Et comment puis-je l'empêcher, ce malheur, moi ? dit avec un accent déchirant le malheureux vieillard. Comment puis-je empêcher, moi, pauvre fou, qui crois toujours voir du sang couler d'une blessure ! qui crois toujours entendre une tombe qui parle !

– Oh ! vous pouvez tout ! Dites un mot, et je suis sauvée ! On veut me marier. Le marquis renversa la tête en arrière. écoutez-moi donc !... On veut me marier à un homme que je n'aime pas !... comprenez-vous ?... à un misérable !... et l'on vous a amené ici... dans ce fauteuil... devant cette table... vous, vous, mon père... pour signer ce contrat infâme ! là... là... tenez... ce contrat que voici !

– Sans me consulter ! répondit le marquis en prenant le contrat ; sans me demander si je veux ou si je ne veux pas ! Me croit-on mort ? et si l'on me croit mort, me craint-on moins qu'un spectre ?... Ce mariage ferait ton malheur, as-tu dit ?

– éternel ! éternel ! s'écria Marguerite.

– Eh bien ! ce mariage ne se fera pas !

– J'ai engagé votre parole et la mienne, votre nom et le mien, dit la marquise avec d'autant plus de force qu'elle sentait le pouvoir lui échapper.

– Ce mariage ne se fera pas, vous dis-je, répondit le marquis d'une voix qui couvrait la sienne. C'est une chose trop terrible, continua-t-il d'un accent sombre et caverneux, qu'un mariage où une femme n'aime pas son mari ! cela rend fou... Moi, la marquise m'a toujours aimé... aimé fidèlement. Ce qui me rend fou... moi, c'est autre chose.

Un éclair de joie infernale brilla dans les yeux de la marquise, car elle vit à l'exaltation des paroles du marquis et à la terreur peinte dans ses yeux que la folie était près de revenir.

– Ce contrat ? continua le marquis... Et il s'apprêta à le déchirer. La marquise y porta vivement la main. Marguerite semblait suspendue par un fil entre le ciel et l'enfer.

– Ce qui me rend fou, moi, reprit le marquis, c'est une tombe qui se rouvre ! c'est un spectre qui sort de terre ! c'est un fantôme qui vient ! qui me parle ! qui me dit !...

– « Vos jours sont à moi ! » murmura à l'oreille de son mari la marquise, répétant les dernières paroles de Morlaix mourant, « je pourrais les prendre. » – L'entends-tu ! l'entends-tu ! s'écria le marquis, tremblant affreusement et se levant comme pour fuir.

– Mon père ! mon père ! revenez à vous ! Il n'y a pas de tombe, il n'y a pas de spectre, il n'y a pas de fantôme. Ces paroles... c'est la marquise...

– « Mais je veux que vous viviez, » continua celle-ci, achevant l'œuvre qu'elle avait commencée, « pour me pardonner comme je vous pardonne. » – Grâce ! Morlaix, grâce ! cria le marquis retombant sur son fauteuil, les cheveux dressés de terreur et la sueur de l'effroi sur le front.

– Mon père ! mon père !

– Vous voyez que votre père est insensé, dit la marquise triomphante. Laissez-le !...

– Oh ! dit Marguerite, oh ! Dieu fera un miracle, je l'espère. Mon amour, mes caresses, mes larmes, le rendront à la raison.

– Essayez ! répondit froidement la marquise, abandonnant à sa fille le marquis sans volonté, sans voix et presque sans connaissance.

– Mon père !... dit Marguerite d'une voix déchirante.

Le marquis resta impassible.

– Monsieur ! dit la marquise d'un ton impératif.

– Hein !... hein !... fit le marquis frissonnant.

– Mon père ! mon père !... cria Marguerite en se tordant les bras et se renversant de désespoir ; mon père, à moi ! à moi !

– Prenez cette plume et signez, dit la marquise, lui mettant la plume à la main et la main sur le contrat. Il le faut !... je le veux !

– Oh ! maintenant je suis perdue !... s'écria Marguerite, écrasée de la lutte et se sentant sans force pour la soutenir.

Mais au moment où le marquis, vaincu, allait signer ; où la marquise, triomphante, se félicitait de sa victoire ; où Marguerite, désespérée, était près de fuir, un incident inattendu vint changer tout à coup la face des choses. La porte du cabinet s'ouvrit, et Paul, qui avait assisté, invisible, à cette scène, apparut tout à coup.

– Madame la marquise d'Auray, dit-il, avant que ce contrat ne se signe, un mot !

– Qui m'appelle ? dit la marquise, essayant de distinguer celui qui lui parlait dans l'éloignement, et par conséquent dans l'ombre.

– Je connais cette voix ! s'écria le marquis, tressaillant comme si un fer rouge l'eût touché.

Paul fit trois pas et entra dans le cercle de lumière que répandait le lustre.

– Est-ce un spectre ? s'écria à son tour la marquise, frappée de la ressemblance du jeune homme avec son ancien amant.

– Je connais ce visage ! murmura le marquis, croyant revoir l'homme qu'il avait tué.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! protégez-moi ! balbutia Marguerite, à genoux et les bras vers le ciel.

– Morlaix ! Morlaix ! dit le marquis, se levant et marchant à Paul. Morlaix ! Morlaix ! pardon !... grâce !...

Et il tomba de toute sa hauteur, évanoui, sur le plancher.

– Mon père ! s'écria Marguerite en se précipitant vers lui.

En ce moment un domestique entra tout effaré, et s'adressant à la marquise :

– Madame, lui dit-il, Achard fait demander le prêtre et le médecin du château. Il se meurt !

– Dites-lui, répondit la marquise, lui montrant le corps que sa fille était inutilement occupée à rappeler à la vie, dites-lui que tous deux sont retenus auprès du marquis.

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