Le capitaine Paul Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Epilogue


Cinq ans s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter : l'indépendance des états-unis avait été reconnue.

New-York, la dernière place-forte occupée par les Anglais, venait d'être évacuée. Le bruit du canon, qui avait retenti à la fois dans la mer des Indes et dans le golfe du Mexique, cessait de gronder sur les deux Océans. Washington, dans la séance solennelle du 28 décembre 1783, avait remis sa commission de général en chef, et s'était retiré dans son domaine de Montvernon, sans autre récompense que de recevoir et d'envoyer ses lettres par la poste sans qu'elles fussent taxées, et la tranquillité dont commençait à jouir l'Amérique s'étendait aux colonies françaises des Antilles, qui, ayant pris parti dans la guerre, avaient eu plusieurs fois à se défendre contre les tentatives hostiles de la Grande-Bretagne. Parmi ces îles, la Guadeloupe avait été plus particulièrement menacée, à cause de son importance militaire et commerciale ; mais, grâce à la vigilance de son nouveau gouverneur, les tentatives de débarquement avaient toujours échoué, et la France n'avait eu à déplorer dans cette importante possession aucun accident sérieux ; de sorte que, vers le commencement de l'année 1783, l'île, sans être tout à fait dépouillée d'un reste d'apparence guerrière, qu'elle conservait encore plutôt par habitude que par nécessité, était déjà cependant presque tout entière rendue à la culture des diverses productions qui font sa richesse.

Si nos lecteurs veulent bien, par un dernier effort de complaisance, nous accompagner au-delà de l'Atlantique et aborder avec nous dans le port de la Basse-Terre, nous suivrons, au milieu des fontaines jaillissantes de tous côtés, une des rues qui montent à la promenade du Champ d'Arbaud ; puis après avoir profité pendant un tiers de sa longueur à peu près de l'ombre fraîche des tamarins qui la bordent de chaque côté, nous prendrons à gauche un petit chemin battu conduisant à la porte d'un jardin qui, dans sa partie la plus élevée, domine toute la ville.

Arrivés là, qu'ils respirent un instant la brise du soir, si douce par une après-midi du mois de mai, et qu'ils jettent un coup d'œil avec nous sur cette nature luxuriante des tropiques.

Adossés comme nous le sommes aux montagnes boisées et volcaniques qui séparent la partie de l'ouest en deux versants, et parmi lesquelles s'élèvent, couronnés de leur panache de fumée et d'étincelles, les deux pitons calcinés de la Soufrière, nous avons à nos pieds, abritée par les mornes de Bellevue, de Mont-Désir, de Beau-Soleil, de l'Espérance et de Saint-Charles, la ville qui descend gracieusement vers la mer, dont les flots étincelants des derniers rayons du soleil viennent baigner les murailles ; à l'horizon, l'Océan, vaste et limpide miroir, et à notre droite et à notre gauche les plantations les plus belles et les plus riches de l'île ; ce sont des carrés de caféiers, originaires d'Arabie, aux rameaux noueux et flexibles, garnis de feuilles d'un vert foncé et luisant, et de forme oblongue, pointue et ondulée, portant chacune à son aisselle un bouquet de fleurs d'un blanc de neige ; des quinconces de cotonniers, couvrant d'un tapis de verdure le terrain sec et pierreux qu'ils affectionnent, et parmi lesquels apparaissent, pareils à des fourmis colossales, les nègres occupés à réduire à deux ou trois les milliers de jets qui s'élancent de chaque tige. C'est encore, au contraire, dans les cantons unis et abrités, et dans les terres grasses et généreuses, introduit aux Antilles par le juif Benjamin Dacosta, le cacaoyer au tronc élancé, aux rameaux poreux enveloppés d'une écorce fauve, et garnis de grandes feuilles oblongues, alternes et lancéolées, parmi lesquelles quelques-unes, et ce sont les pousses naissantes, semblent des fleurs d'un rose tendre qui contrastent avec le fruit long, recourbé et jaunâtre, qui fait plier les branches sous son poids. Enfin, des champs entiers de la plante découverte à Tabago, transportée en France pour la première fois par l'ambassadeur de François II, qui en fit hommage à Catherine de Médicis, d'où lui vint son nom d'herbe à la reine. Ce qui n'empêcha que, comme toute chose populaire, elle ne commençât par être excommuniée et proscrite, en Europe et en Asie, par les deux pouvoirs qui se partageaient le monde, proscrite par le grand-duc de Moscovie Michel Fédorowitch, par le sultan turc Amurat IV, par l'empereur de Perse, et excommuniée par Urbain VIII. Puis de temps en temps, s'élançant d'un seul jet et dépassant de quarante ou cinquante pieds tous les végétaux herbacés qui l'entourent, le bananier du paradis, dont, s'il faut en croire la tradition biblique, les feuilles ovales, obtuses et longues de sept ou huit pieds, rayées de nervures transversales, comme des banderoles enrubannées, servirent à faire le premier vêtement à la première femme. Enfin, régnant sur le tout, et se découpant, tantôt sur l'azur du ciel, tantôt sur le vert glauque de l'Océan, selon qu'ils s'élèvent sur la crête des montagnes ou sur les grèves de la mer, le cocotier et le palmiste, ces deux géants des Antilles, gracieux et prodigues comme tout ce qui est fort.

Qu'on se figure donc ces côtes merveilleuses, coupées par soixante-dix rivières encaissées dans des lits de quatre-vingt pieds de profondeur ; ces montagnes éclairées le jour par le soleil des tropiques, la nuit par le volcan de la Soufrière ; cette végétation qui ne s'arrête jamais, et dont les feuilles qui poussent succèdent sans cesse aux feuilles qui tombent ; ce sol enfin si sanitaire et cet air si pur, que, malgré les essais insensés que l'homme, ce propre ennemi de lui-même, en a fait, des serpents, transportés de la Martinique et de Sainte-Lucie, n'ont pu y vivre ni s'y reproduire, et qu'on juge, après les souffrances éprouvées en Europe, de quel bonheur ont dû jouir, depuis cinq ans qu'ils habitent ce paradis du monde, Anatole de Lusignan et Marguerite d'Auray, que nos lecteurs ont vu figurer au premier rang parmi les personnages du drame que nous venons de dérouler sous leurs yeux.

C'est qu'à cette vie agitée par les passions, à cette lutte du droit naturel contre le pouvoir légal, à cette suite de scènes où toutes les douleurs terrestres, depuis l'enfantement jusqu'à la mort, étaient venues jouer un rôle, avait succédé une vie sereine dont chaque jour s'était écoulé calme et tranquille, et dont les seuls nuages étaient cette vague inquiétude pour les amis éloignés qui parfois passe dans l'air et vous serre le cœur comme un pressentiment douloureux.

Cependant, de temps en temps, soit par les journaux publics, soit par des bâtiments en relâche, les deux jeunes gens avaient appris quelques nouvelles de celui qui leur avait si puissamment servi de protecteur ; ils avaient su ses victoires ; comment, en les quittant, il avait été mis à la tête d'une escadrille et avait détruit les établissements anglais sur les côtes d'Acadie, ce qui lui avait valu le titre de commodore ; comment, dans un engagement avec le Sérapis et la Comtesse de Scarborough, et après un combat vergue à vergue qui dura près de quatre heures, il avait forcé les deux frégates à se rendre, et comment, enfin, en 1781, il avait reçu, en récompense des services qu'il avait rendus à la cause de l'indépendance, les remerciements publics du congrès, qui lui avait voté une médaille d'or, et l'avait choisi pour commander la frégate l'Amérique, à qui l'on avait donné ce nom comme à la plus belle, et dont on lui confiait le commandement comme au plus brave ; mais ce splendide vaisseau ayant été offert par le congrès au roi de France, en remplacement du Magnifique, qui avait été perdu à Boston, Paul Jones, après avoir été le conduire au Havre, s'était rendu à bord de la flotte du comte de Vaudreuil, qui projetait une expédition contre la Jamaïque. Cette dernière nouvelle avait comblé de joie Lusignan et Marguerite, car cette entreprise ramenait Paul dans leurs parages, et ils espéraient enfin revoir leur frère et leur ami ; mais la paix, comme nous l'avons dit, était survenue sur ces entrefaites, et ils n'avaient plus entendu, depuis cette époque, reparler de l'aventureux marin.

Le soir du jour où nous avons transporté nos lecteurs des côtes sauvages de la Bretagne aux rivages fertiles de la Guadeloupe, la jeune famille était, comme nous l'avons dit, rassemblée dans le jardin même où nous sommes entrés, et dominait le panorama immense dont la ville couchée à ses pieds formait le premier plan, et l'Océan semé d'îles le merveilleux lointain. Marguerite s'était promptement habituée au laisser-aller de la vie créole, et, l'âme désormais tranquille et heureuse, elle abandonnait son corps, toujours pâle, frêle et gracieux comme un lis sauvage, au doux farniente qui fait de l'existence sensuelle des colonies une espèce de demi-sommeil où les événements semblent des rêves. Couchée avec sa fille dans un hamac péruvien tressé avec les fils de soie de l'aloès et brodé de plumes éclatantes fournies par les oiseaux les plus rares du tropique, balancée d'un mouvement doux et régulier par son fils, une main dans les mains de Lusignan, et le regard mollement perdu dans une incommensurable étendue, elle sentait pénétrer en elle, par l'âme et par les sens, toutes les félicités que promet le ciel, et toutes les jouissances que peut accorder la terre. En ce moment, et comme si tout avait dû concourir à compléter le tableau magique qu'elle venait contempler chaque soir, et que chaque soir elle trouvait plus merveilleux, pareil au roi de l'Océan, un navire doubla le cap des Trois-Pointes, glissant à la surface de la mer sans plus d'efforts apparents qu'un cygne qui joue sur le miroir d'un lac.

Marguerite l'aperçut la première, et, sans parler, tant chaque action de la vie est une fatigue sous ce climat brûlant, elle fit un signe de la tête à Lusignan, qui dirigea ses regards du côté qu'elle lui indiquait, et suivit des yeux en silence, et comme elle, la marche rapide et gracieuse du bâtiment.

à mesure qu'il approchait et que les détails fins et élégants de sa mâture apparaissaient au milieu de cette masse de toiles, qui semblait d'abord un nuage courant à l'horizon, on commençait de distinguer, au quartier de son pavillon, fascé d'argent et de gueules, les étoiles de l'Amérique, qui se détachaient sur leur champ d'azur en nombre égal à celui des Provinces-Unies. Une même idée leur vint alors à tous deux à la fois, et leurs regards se rencontrèrent tout radieux de l'espoir qu'ils allaient peut-être apprendre quelques nouvelles de Paul.

Aussitôt Lusignan ordonna à un nègre d'aller chercher une longue-vue ; mais déjà, avant qu'il fût revenu, une pensée plus douce encore avait fait battre le cœur des deux jeunes gens : il semblait à Lusignan et à Marguerite reconnaître pour une ancienne amie la frégate qui s'approchait. Cependant, à quiconque n'en a pas l'habitude, il est si difficile de distinguer à une certaine distance les signes qui parlent à l'œil du marin, qu'ils n'osaient croire encore à cette espérance, qui tenait plus du pressentiment instinctif que de la réalité positive ; enfin, le nègre revint porteur de l'instrument désiré ; Lusignan porta la longue-vue à ses yeux et jeta un cri de joie en la passant à Marguerite : il avait reconnu à la proue la sculpture de Guillaume Coustou, et c'était l'Indienne qui s'avançait à pleines voiles vers la Basse-Terre.

Lusignan enleva Marguerite de son hamac et la déposa à terre, car leur premier mouvement à tous deux avait été de courir vers le port ; mais alors l'idée leur vint que l'Indienne, que depuis près de cinq ans Paul avait quittée, lorsqu'un grade plus élevé lui avait donné droit au commandement d'un vaisseau plus fort, pouvait bien être montée par un autre capitaine, et ils s'arrêtèrent le cœur palpitant et les jambes tremblantes. Pendant ce temps le jeune Hector avait ramassé la longue-vue, et la portant à son œil comme il avait vu faire tour à tour à ses parents : « Père, dit-il, regarde donc, il y a sur le pont un officier couvert d'une redingote noire brodée d'or, pareille à celle du portrait de mon bon ami Paul. Et Lusignan prit vivement la lunette des mains de l'enfant, regarda quelques secondes, et la passa de nouveau à Marguerite, qui, au bout d'un instant, la laissa tomber ; puis tous deux se jetèrent dans les bras l'un de l'autre : ils avaient reconnu le jeune capitaine qui, pour revenir près de ses amis, avait pris le costume que nous avons dit lui être le plus habituel. En ce moment, le vaisseau passa devant le fort qu'il salua de trois coups de canon, et aussitôt le fort répondit au salut par un nombre égal de coups.

Dès l'instant où Lusignan et Marguerite avaient acquis la certitude que c'était bien leur frère et leur ami qui montait l'Indienne, ils étaient descendus vers la rade, suivis du jeune Hector, et laissant dans le hamac la petite Blanche. Mais, de son côté, le capitaine les avait reconnus, de sorte qu'en même temps qu'ils quittaient le jardin, il avait fait mettre la yole à la mer, et que, grâce aux efforts redoublés de dix vigoureux rameurs, il avait franchi rapidement l'espace qui s'étendait du mouillage à la terre, et s'élançait sur la jetée au moment où ses amis arrivaient sur le port. De pareilles sensations sont sans paroles et ne se traduisent que par des larmes. Aussi l'expression de leur joie ressemblait-elle à la douleur. Et tous pleuraient ; jusqu'à l'enfant qui pleurait de les voir pleurer.

Après avoir donné quelques ordres relatifs au service du bâtiment, le jeune commodore prit lentement avec ses amis le chemin qu'ils avaient parcouru si vite pour venir à lui : l'expédition de monsieur Vaudreuil ayant manqué, il était revenu à Philadelphie, et la paix ayant été signée, ainsi que nous l'avons dit, avec l'Angleterre, le congrès, comme un souvenir de reconnaissance, lui avait fait don du premier vaisseau qu'il avait monté comme capitaine.

à ce récit, Lusignan et Marguerite eurent un instant de joie immense, car ils espérèrent que leur frère venait pour toujours demeurer avec eux ; mais le caractère du jeune marin était trop aventureux et trop avide d'émotions pour s'astreindre à cette vie décolorée et uniforme des habitants de la terre. Il annonça donc à ses amis qu'il n'avait que huit jours à leur donner, après lesquels il irait chercher dans une autre partie du monde une vie qui continuât celle qu'il avait menée jusqu'alors.

Ces huit jours passèrent comme un songe, et quelques instances que fissent Lusignan et Marguerite, Paul ne voulut pas même leur accorder vingt-quatre heures de plus : c'était toujours le même homme, ardent, entier, absolu, transformant en devoir les résolutions prises, et sévère pour lui-même encore plus que pour les autres.

L'heure de se quitter arriva ; Marguerite et Lusignan voulaient accompagner le jeune commodore jusque sur son bâtiment ; mais Paul ne voulut pas prolonger la douleur de ces adieux.

Parvenu à la jetée, il les embrassa une dernière fois, puis s'élança dans la barque, qui s'éloigna aussitôt, rapide comme une flèche. Marguerite et Lusignan la suivirent des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu à tribord de la frégate, et ils remontèrent tristement, afin de la voir partir, sur le plateau d'où ils l'avaient vue arriver.

Au moment où ils y parvinrent, cette activité intelligente qui précède le moment du départ régnait à bord de la frégate. Les matelots, assemblés au cabestan, commençaient à virer le câble, et, grâce à la limpidité de l'air, leur cri sonore et enjoué parvenait jusqu'aux deux jeunes gens. Le bâtiment arrivait lentement sur son ancre ; bientôt on vit la double dent de fer sortir de l'eau, puis les voiles tombèrent successivement des vergues, depuis celles de perroquet jusqu'aux plus basses ; le navire, comme doué d'un sentiment instinctif et animé, tourna sa proue vers la sortie du port, et commençant à se mouvoir, fendit l'eau d'un mouvement aussi facile que s'il glissait à sa surface.

Alors, comme si désormais la frégate pouvait être abandonnée à sa propre volonté, on vit le jeune commodore monter sur le gaillard d'arrière et tourner toute son attention, devenue inutile à la manœuvre, vers la terre qu'il quittait. Lusignan tira aussitôt son mouchoir et fit un signal auquel Paul répondit ; puis, lorsqu'il ne leur fut plus possible de se voir a l'œil nu, chacun d'eux eut recours à la lunette, et, grâce à cet ingénieux instrument, ils retardèrent d'une heure encore cette séparation, que des deux côtés chacun pressentait sentimentalement devoir être éternelle. Enfin le navire diminua graduellement à l'horizon en même temps que la nuit descendait du ciel : alors Lusignan fit apporter un amas de branches sur le plateau, et ordonna d'y mettre le feu, afin que les regards de Paul, dont la frégate commençait à se perdre dans l'obscurité, pussent continuer de se fixer sur ce phare jusqu'à ce qu'il eût doublé le cap des Trois-Pointes. Depuis une heure déjà, Marguerite et Lusignan avaient complètement perdu de vue le navire, qui, grâce à leur foyer entretenu clair et brillant, pouvait les apercevoir encore, lorsqu'une flamme pareille à un éclair sillonna l'horizon ; quelques secondes après, le bruit d'un coup de canon parvint à leurs oreilles, pareil au grondement sourd et prolongé du tonnerre ; puis tout rentra dans la nuit et dans le silence. Lusignan et Marguerite avaient reçu le dernier adieu de Paul.

Maintenant, quoique le drame intime que nous avions pris l'engagement de raconter soit réellement terminé ici, quelques uns de nos lecteurs auront peut-être pris assez d'intérêt au jeune aventurier dont nous avons fait le héros de cette histoire, pour désirer de le suivre dans la seconde partie de sa carrière ; à ceux-là nous allons, en les remerciant de l'attention qu'ils nous accordent, dérouler purement et simplement les faits que des recherches minutieuses sont parvenues à porter à notre connaissance.

à l'époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au mois de mai 1784, l'Europe tout entière était à peu près retombée dans cet état de torpeur que les hommes imprévoyants prennent pour la tranquillité, et que les esprits plus profonds regardent comme ce repos morne et momentané qui précède la tempête. L'Amérique, par son affranchissement, avait préparé la France à sa révolution : rois et peuples, défiants les uns des autres, se tenaient de chaque côté sur leurs gardes, invoquant ceux-ci le fait et ceux-là le droit. Un seul point de l'Europe semblait vivant et agité au milieu de ce sommeil général : c'était la Russie, que le czar Pierre avait portée au rang des états civilisés, et que Catherine II commençait à inscrire au nombre des puissances européennes.

Pierre III, devenu odieux aux Russes par un caractère sans noblesse, par des vues politiques sans portée, et surtout par son idolâtrie pour les mœurs et la discipline prussiennes, avait été déposé sans opposition et étranglé sans lutte. Catherine s'était donc trouvée, à l'âge de trente-deux ans, maîtresse d'un empire qui couvre de sa superficie la septième partie du globe ; son premier soin avait été de s'imposer par sa puissance même comme médiatrice entre les peuples voisins qu'elle voulait faire relever d'elle. Ainsi elle avait forcé les Courlandais à chasser leur nouveau duc, Charles de Saxe, et à rappeler Biren ; elle avait envoyé ses ambassadeurs et ses armées pour faire couronner à Varsovie, sous le nom de Stanislas-Auguste, son ancien amant Poniatowski ; elle s'était alliée avec l'Angleterre ; elle avait associé à sa politique les cours de Berlin et de Vienne ; et cependant ces grands projets de politique étrangère ne lui faisaient pas oublier l'administration intérieure, et dans les intervalles de ses amours si souvent renouvelées, elle trouvait le temps de récompenser l'industrie, d'encourager l'agriculture, de réformer la législation, de créer une marine, d'envoyer Pallas dans des provinces dont on ignorait jusqu'aux productions, Blumager dans l'archipel du Nord, et Billings dans l'océan Oriental ; enfin, jalouse de la réputation littéraire de son frère le roi de Prusse, elle écrivait, de la même main qui signait l'érection d'une nouvelle ville, la sentence de mort du jeune Ivan, ou le partage de la Pologne, la Réfutation du voyage en Sibérie, par l'abbé Chappe, un roman le Czarovich Chlore ; des pièces de théâtre, parmi lesquelles une traduction en français d'Oleg, drame de Derschawin ; de sorte que Voltaire l'appelait la Sémiramis du Nord, et que le roi de Prusse la plaçait, dans ses lettres, entre Lycurgue et Solon.

On devine l'effet que produisit au milieu de cette cour voluptueuse et chevaleresque l'arrivée d'un homme comme notre marin. La réputation de courage qui l'avait rendu la terreur des ennemis de la France et de l'Amérique, l'avait précédé près de Catherine, et, en échange du don qu'il lui fit de sa frégate, il reçut le grade de contre-amiral. Alors, le pavillon de la Russie, après avoir fait le tour de la moitié du vieux monde, apparut dans les mers de la Grèce, et, sur les ruines de Lacédémone et du Parthénon, celui qui venait d'accomplir l'affranchissement de l'Amérique rêva le rétablissement des républiques de Sparte et d'Athènes.

Enfin, le vieil empire ottoman fut ébranlé jusque dans sa base ; les Turcs, battus, signèrent la paix à Kaïnardji. Catherine retint pour elle Azof, Tangarok et Kinburn, se fit accorder la libre navigation de la mer Noire et l'indépendance de la Crimée ; alors, devenue dominatrice de la Tauride, elle désira connaître ses nouvelles possessions. Paul, rappelé à Saint-Pétersbourg, l'accompagna dans ce voyage tracé par Potemkin. Sur une route de près de mille lieues, tous les prestiges d'un triomphe continuel furent offerts à la conquérante et à sa suite : c'étaient des feux allumés sur toute la longueur du chemin, des illuminations éclatant comme par féerie dans toutes les villes, des palais magnifiques élevés pour un jour au milieu des campagnes désertes, et disparaissant le lendemain ; des villages se groupant comme sous la baguette d'un enchanteur dans les solitudes où huit jours auparavant les Tatars paissaient leurs troupeaux ; des villes apparaissaient à l'horizon, dont il n'existait que les murailles extérieures ; partout des hommages, des chants, des danses ; une population pressée sur la route, et, la nuit, courant, pendant que l'impératrice dormait, s'échelonnait de nouveau sur le chemin que sa souveraine devait parcourir en se réveillant ; un roi et un empereur marchant à ses côtés, et s'intitulant, non pas ses égaux, mais ses courtisans ; enfin, un arc de triomphe élevé au terme du voyage, avec cette inscription qui révélait, sinon l'ambition de Catherine, du moins la politique de Potemkin : C'est ici le chemin de Byzance.

Alors, la Russie s'affermit dans sa tyrannie comme l'Amérique dans son indépendance.

Catherine offrit à son amiral des places à rassasier un courtisan, des honneurs à combler un ambitieux, des terres a consoler un roi d'avoir perdu un royaume ; mais c'était le pont mouvant de son vaisseau, c'était la mer avec ses combats et ses tempêtes, c'était l'Océan immense et sans bornes qu'il fallait à notre aventureux et poétique marin. Il quitta donc la cour brillante de Catherine comme il avait quitté l'assemblée sévère du congrès, et vint chercher en France ce qui lui manquait partout ailleurs, c'est-à-dire une vie d'émotions, des ennemis à combattre, un peuple à défendre. Paul arriva à Paris au milieu de nos guerres européennes et de nos luttes civiles, tandis que d'une main nous étouffions l'étranger, et que de l'autre nous déchirions nos propres entrailles. Ce roi qu'il avait vu dix ans auparavant chéri, honoré, puissant, était, à cette heure, captif, méprisé, sans forces. Tout ce qui était élevé s'abaissait, les grands noms tombaient comme les hautes têtes. C'était le règne de l'égalité, et la guillotine était le niveau. Paul s'informa d'Emmanuel ; on lui dit qu'il était proscrit. Il demanda ce qu'était devenue sa mère, on lui répondit qu'elle était morte. Alors il lui prit un immense besoin de visiter une fois encore, avant de mourir lui-même, les lieux où il avait, douze ans auparavant, éprouvé des émotions si douces et si terribles. Il partit pour la Bretagne, laissa sa voiture à Vannes, et prit un cheval comme il l'avait fait le jour où il avait vu pour la première fois Marguerite ; mais ce n'était plus le jeune et enthousiaste marin, aux désirs et aux espérances sans horizon : c'était l'homme désillusionné de tout, parce qu'il a tout goûté, miel et absinthe ; tout approfondi, hommes et choses ; tout connu, gloire et oubli.

Aussi, ne cherchait-il plus une famille, il venait visiter des tombeaux.

En arrivant en vue du château, il tourna les yeux vers la maison d'Achard, et, ne la voyant plus, il tâcha de s'orienter par la forêt ; mais la forêt semblait s'être évanouie par enchantement. Elle avait été vendue, comme propriété nationale, à vingt-cinq ou trente fermiers des environs, qui l'avaient défrichée et en avaient fait une vaste plaine. Le grand chêne avait disparu, et la charrue avait passé sur la tombe ignorée du comte de Morlaix, dont l'œil même de son fils ne pouvait plus reconnaître la place.

Alors, il prit la porte du parc et s'avança vers le château, plus sombre et plus triste encore à cette heure qu'il ne l'était autrefois ; il n'y avait plus qu'un vieux concierge, ruine vivante au milieu de ces ruines mortes. On avait eu d'abord l'intention d'abattre le manoir comme la forêt : mais la réputation de sainteté de la marquise, conservée religieusement dans le pays, avait protégé les vieilles pierres qui, pendant quatre siècles, avait abrité sa famille. Paul visita les appartements que, depuis trois ans, l'on n'avait point ouverts et que l'on rouvrit pour lui. Il parcourut la galerie des portraits ; elle était restée telle qu'il l'avait vue autrefois, mais aucune main pieuse n'avait ajouté à l'antique collection les portraits du marquis et de la marquise.

Il entra dans la bibliothèque où il s'était caché, retrouva à la même place un livre qu'il avait ouvert, l'ouvrit et relut les pages qu'il avait lues ; puis, il poussa la porte qui donnait sur la chambre du contrat, où s'étaient passées les scènes les plus animées du drame dont il avait été le principal acteur. La table était à la même place, et la glace au cadre de Venise, qui se trouvait sur la cheminée, brisée encore par la balle du pistolet d'Emmanuel. Il alla s'appuyer contre le chambranle de la cheminée, et demanda des détails sur les dernières années de la marquise.

Ils étaient simples et sévères, comme tout ce que l'on connaissait d'elle. Restée seule au château ainsi que nous l'avons dit, sa vie toute entière s'était uniformément écoulée dans trois endroits différents : son oratoire, le caveau où dormait son mari, et l'espace abrité par le chêne au pied duquel avait été enterré son amant. Pendant huit ans encore, après la soirée où Paul avait pour la dernière fois pris congé d'elle, on l'avait vue errer dans ces vieux corridors et dans ces sombres allées, pâle et lente comme une ombre ; puis enfin, une maladie de cœur, causée par les émotions amassées dans sa poitrine, s'était déclarée ; elle avait été s'affaiblissant toujours ; enfin, un soir qu'elle ne pouvait plus marcher, elle s'était fait porter au pied du chêne, sa promenade favorite, pour voir une fois encore, disait-elle, le soleil se coucher dans l'Océan, ordonnant qu'on vint la reprendre dans une demi-heure. à leur retour, ses gens la trouvèrent évanouie. Ils la transportèrent vers le château ; elle revint à elle dans le trajet, et, au lieu de se faire conduire à sa chambre, elle ordonna qu'on la descendît dans le caveau de sa famille. Là, elle eut la force de s'agenouiller encore au tombeau de son mari et de faire de la main signe qu'on la laissât seule. Quelque imprudence qu'il y eût de le faire, on obéit, car elle était habituée à ne jamais répéter deux fois le même ordre.

Cependant, au lieu de sortir, les domestiques restèrent dans un enfoncement, afin d'être prêts à la secourir. Au bout d'un instant, ils la virent se coucher sur la pierre devant laquelle elle priait.

Ils crurent qu'une seconde fois elle était évanouie ; ils accoururent, elle était morte.

Paul se fit conduire dans les caveaux, y entra lentement et la tête découverte ; puis arrivé à la pierre qui couvrait la tombe de sa mère, il s'agenouilla devant elle. Elle présentait cette seule inscription, que l'on peut voir encore dans une des chapelles de l'église de la petite ville d'Auray, où elle a été transportée depuis, et que la marquise elle même avait, avant de mourir, laissée à cette intention :

Ci-gît Très haute et très puissante dame Marguerite Blanche de Sablé, marquise d'Auray, née le 2 août 1729, morte le 2 septembre 1788.

Priez pour elle et pour ses enfants.

Paul leva les yeux au ciel avec une expression infinie de reconnaissance. Sa mère, qui si longtemps l'avait oublié pendant sa vie, s'était souvenue de lui dans son inscription funéraire.

Six mois après, la Convention nationale décida en séance solennelle qu'elle assisterait aux funérailles de Paul Jones, ancien commodore de la marine américaine, mort à Paris le 7 juillet 1793, et dont l'inhumation devait avoir lieu au cimetière du Père-Lachaise.

Cette décision avait été prise, dit l'arrêté, pour consacrer en France la liberté des cultes.

Chapitre précédent |

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente