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Prologue


Le presbytère de Vitray, dans le Berry. Une salle basse, porte au fond, porte à gauche; fenêtre à droite; vaste cheminée; escalier conduisant au premier étage.

SCèNE PREMIèRE

GRIMAUD, debout et attendant; CHARLOTTE, descendant l'escalier du fond; puis CLAUDETTE.

CHARLOTTE
C'est bien, préparez toujours les hardes et le linge, afin que le voiturier puisse tout emporter en un seul voyage. Ne vous a t on pas dit que la maison devait être libre aujourd'hui ?

CLAUDETTE, de la porte de sa chambre.
Oui, mademoiselle.

CHARLOTTE, apercevant Grimaud.
Ah ! c'est vous, monsieur Grimaud,

GRIMAUD
J'apportais une lettre à M. le vicomte; la porte était ouverte, je n'ai point voulu appeler, de peur de déranger mademoiselle; je suis entré et j'ai attendu...

CHARLOTTE
M. le vicomte a l'habitude de passer par le presbytère en allant à la chasse... D'où vient que je n'ai pas eu l'honneur de le voir ce matin ?...

GRIMAUD
C'est par prudence, sans doute, que M. le vicomte ne sera pas venu...

CHARLOTTE
Par prudence ?...

GRIMAUD
Oui!... hier, M. le vicomte s'est querellé avec son père...

CHARLOTTE
Avec son père!... Le vicomte s'est querellé avec sort père, lui si respectueux ?... Et à quel propos ?

GRIMAUD
Le vieux seigneur voulait présenter M. le vicomte à mademoiselle de la Lussaie...

CHARLOTTE
Ah ! à cette belle orpheline que l'on dit la plus riche héritière du pays...

GRIMAUD
Justement!...

CHARLOTTE
Eh bien ?...

GRIMAUD
Eh bien, M. le vicomte s'est refusé net à la présentation... sous le prétexte qu'il ne se sentait aucune vocation pour le mariage... De sorte que, n'allant pas à la Lussaie... et venant ici... vous comprenez ?...

CHARLOTTE
Bien, bien... Merci Grimaud. Voyons ce que dit le vicomte. (Grimaud se recule. Charlotte lit.) « Mademoiselle, le nouveau curé qui va remplacer votre frère, que sa longue absence a fait regarder comme renonçant à la cure de Vitray, arrive aujourd'hui.» Aujourd'hui ! le nouveau curé arrive aujourd'hui ?

GRIMAUD
Dame, mademoiselle, il y a six mois que votre frère est parti... et c'est long pour des chrétiens... six mois sans messe...

CHARLOTTE, continuant de lire.
« Mais, comme vous tenez à cette maison, que vous avez habitée avec votre frère, à partir d'aujourd'hui, cette maison est la vôtre; et j'avise à ce que le nouveau curé soit logé dans un autre presbytère. En conséquence, je l'installerai dans un pavillon du château; demeurez donc chez vous, sans trouble et sans inquiétude. Croyez-moi, bien tendrement, mademoiselle,
Votre serviteur dévoué

VICOMTE DE LA FèRE.»

GRIMAUD
Mademoiselle a t elle une réponse à donner ?

CHARLOTTE
La journée ne se passera peut être pas sans que je voie M. le vicomte...

GRIMAUD
Oh ! bien certainement.

CHARLOTTE
J'attendrai donc... et lui ferai mes remerciements de vive voix.
(Grimaud sort par le fond.)

SCèNE II

CHARLOTTE, puis CLAUDETTE.
Il était temps!... s'il m'avait fallu quitter cette maison, payer un nouveau loyer, agrandir ma dépense, j'eusse été, avant un mois, au bout de mes ressources. Ainsi, voilà que cette maison m'appartient. Pauvre domaine!... oui, mais ce n'est qu'un vestibule... le château est là bas. Le château !... comté et baronnie depuis trois cents ans... Il y a presque de la cruauté à avoir placé la fenêtre de cette pauvre maison en vue de ce magnifique château... Il y a pourtant un proverbe qui dit: «Voir, c'est avoir... » Proverbe menteur ! Claudette, laissez toutes ces hardes; c'est inutile, nous ne partons plus.

CLAUDETTE, sur le palier avec des hardes.
Nous ne partons plus ?...

CHARLOTTE
Non... Il serait possible qu'en revenant de la chasse, le vicomte passât par ici, et eût besoin de se rafraîchir... Mettez du vin et quelques fruits sur la table. (Claudette obéit et pose des fruits et une cruche sur la table.) Ah ! il me semble qu'à travers les arbres, je vois venir un cavalier . Oh ! comme il se hâte!... comme il se précipite!... Voilà un galop qui rapproche un peu la chaumière du château... le presbytère de la comté... C'est bien ! Claudette, je n'ai plus besoin de vous; allez!...

SCèNE III

CHARLOTTE, LE VICOMTE.

LE VICOMTE
Je vous ai aperçue de loin à votre fenêtre, Charlotte; pourquoi êtes vous rentrée à mon approche ?...

CHARLOTTE
Vous le voyez, pour venir au devant de vous.

LE VICOMTE
Vrai ? Merci...
(Il lui baise la main.)

CHARLOTTE
Vous avez bien tardé aujourd'hui !...

LE VICOMTE
Je vous ai écrit... Grimaud ne vous a-t-il pas remis ma lettre ?...

CHARLOTTE
Si fait... Vous êtes bon pour moi, monsieur le vicomte, trop bon...

LE VICOMTE
Trop bon !... pour vous avoir donné une masure, à vous qui devriez loger dans un palais !

CHARLOTTE
Oh ! je sais ce que je dis, et je réponds à ma pensée en disant que vous être trop bon, monsieur le vicomte.. Je vous suis reconnaissante de votre offre... mais, excusez moi, je ne puis l'accepter...

LE VICOMTE
Vous ne pouvez l'accepter ?... vous rougiriez de recevoir quelque chose de moi ?...

CHARLOTTE
Oh!... de vous, si vous étiez votre maître, je recevrais tout; mais... je quitte le pays, monsieur de la Fère... Il le faut... je le dois...

LE VICOMTE
Vous devez refuser cette maison !... il faut que vous quittiez le pays!... Je ne vous comprends pas, Charlotte... Expliquez vous... Pourquoi fuir ce pays ?... pourquoi me fuir ?...

CHARLOTTE
Parce qu'il n'appartient pas à une jeune fille obscure, pauvre et sans avenir, de faire obstacle à la gloire, à la fortune d'un gentilhomme de votre nom et de votre mérite...

LE VICOMTE
Que me dites vous là, Charlotte ?

CHARLOTTE
Le comte ne veut il pas vous faire épouser mademoiselle de la Lussaie, qui est jeune, belle, noble... et dont la fortune doublerait vos revenus ?

LE VICOMTE
Si vous savez cela, Charlotte, vous savez aussi que je refuse, n'est ce pas ?

CHARLOTTE
Oui, et voilà ce que je ne puis souffrir; en me retirant, je vous épargne la douleur de désobéir à votre père; je m'épargne le remords d'entraver votre fortune...

LE VICOMTE
écoutez moi, mademoiselle !

CHARLOTTE
Vicomte...

LE VICOMTE, s'approchant de Charlotte.
écoutez moi, je vous prie... Voici tantôt quatorze mois que vous vîntes vous fixer à Vitray avec votre frère; l'année 1620 commençait lorsque vous arrivâtes; j'étais parti avec la noblesse de ce pays pour grossir l'armée que le roi Louis XIII envoyais au siège d'Angers contre la reine mère; depuis trois mois, vous habitiez cette maison, lorsque je rentrai au château, après la paix signée par M. l'évêque de Luçon. On parlait ici, avec intérêt, de cette union si tendre du frère et de sa sœur. (Mouvement de Charlotte.) Union toute de dévouement de votre part; car le curé Georges Backson, votre frère, était d'une humeur sombre et aimait la solitude... Il vous écartait du monde, dans lequel votre jeunesse, votre esprit, votre beauté vous fixaient un rang... Sacrifice fraternel de votre part... car, avouez le, vous n'étiez pas heureuse !...

CHARLOTTE
Pas toujours !...

LE VICOMTE
Je vous vis... je vous aimai!...

CHARLOTTE, se levant.
Vicomte!...

LE VICOMTE
Laissez moi continuer; la vierge la plus chaste... la jeune fille la plus pure... peut entendre jusqu'au bout tout ce qui me reste à vous dire... Vous le savez, pendant cinq mois, vous et votre frère, vous essayâtes de vous soustraire aux avances que je vous faisais... Silencieux et sévère, l'abbé fuyait le château, où mon père et moi l'appelions en vain... Farouche et presque invisible, vous sembliez vous reprocher comme un crime le regard que vos yeux me donnaient par hasard... et cependant, vous ne pouviez me haïr... je ne vous avais point dit que je vous aimasse!...

CHARLOTTE
Monsieur !

LE VICOMTE
Tout à coup, un changement inattendu s'opéra dans votre existence... Une nuit, cette maison, d'habitude si pleine de calme et de mystère, retentit d'un bruit inaccoutumé!.. Les habitants du village avaient cru entendre les pas de plusieurs chevaux... Le lendemain, votre frère avait disparu...

CHARLOTTE
Oh ! monsieur le vicomte, croyez...

LE VICOMTE
Je ne vous interroge pas, Charlotte... J'ai besoin seulement de vous dire ce que je dis... pour en arriver où je veux en venir... Dès lors, vous vous trouvâtes seule... abandonnée... Je me présentai chez vous; car je vous aimais davantage encore depuis votre malheur!... Vous voulûtes bien me recevoir... il y a six mois de cela... Eh bien, dites, depuis six mois... quoique vous m'ayez traité avec bienveillance, et je vous en suis reconnaissant... dites, Charlotte ! ai je une fois serré votre main, sans vous en remercier comme d'une grâce ?... vous ai je une seule fois parlé d'amour, sans avoir cherché en même temps mon pardon dans vos yeux ?... enfin, vous ai je une seule fois questionnée pour vous demander qui vous êtes... d'où vous venez... et pourquoi a disparu votre frère ?...

CHARLOTTE
Non, monsieur ! et vous avez été pour moi ce que vous êtes pour tous ceux qui vous connaissent... c'est à dire le gentilhomme le plus loyal et le plus généreux de ce royaume.

LE VICOMTE
Merci !... Vous comprendrez donc que ce n'est point une vaine curiosité qui me fait vous dire: Charlotte Backson, parlez moi, aujourd'hui, à cœur ouvert... Le pouvez vous ?...

CHARLOTTE, à part.
Où veut il en venir ?...

LE VICOMTE
Quelques mots sur vous... sur votre frère... sur votre famille!... une confidence d'ami, que, si vous le désirez, je garderai au fond de mon cœur, comme un secret personnel... Le voulez vous ?... et, je le répète, le pouvez vous ?...

CHARLOTTE, passant du côté gauche, et allant à une armoire prendre des parchemins.
Sur moi et sur ma famille ?... Voici des titres qui répondront pour moi. Lisez, monsieur le vicomte; ils vous prouveront que Charlotte Backson est d'un sang généreux..sinon illustre... Quant à mon frère, ses secrets ne sont pas les miens...

LE VICOMTE
C'est bien ! Charlotte, ne parlons plus de votre frère.. et, si nous le revoyons...

CHARLOTTE
Nous ne le reverrons jamais, monsieur!...

LE VICOMTE, lisant.
« William Backson, gentilhomme du pays de Galles... »

CHARLOTTE
Mon père...

LE VICOMTE, lisant.
« Anne de Breuil... »

CHARLOTTE
Ma mère... Un frère aîné, d'un premier mariage, dut hériter du peu de fortune que nous avions... Mon frère, celui que vous avez connu, fut voué à l'état de prêtre... et me prit avec lui... J'avais perdu depuis longtemps mon père et ma mère...

LE VICOMTE
Oui... votre père en 1612... votre mère en 1615... Pauvre enfant !
(Il lui remet les papiers.)

CHARLOTTE
Maintenant, vous savez tout, monsieur...

LE VICOMTE
Donc, vous êtes seule, Charlotte ?...

CHARLOTTE
Seule au monde!...

LE VICOMTE
Personne, n'a de droits sur vous ?

CHARLOTTE
Personne !...

LE VICOMTE
Votre cœur est libre ?...

CHARLOTTE
Je croyais vous avoir dit que je vous aimais !...

LE VICOMTE
Me le répéteriez vous hardiment, franchement, loyalement ?...

CHARLOTTE
Monsieur le vicomte, je vous aime!...

LE VICOMTE
Charlotte Backson, voulez vous être ma femme ?...

CHARLOTTE
Que dites vous ?...

LE VICOMTE
Une chose bien simple, Charlotte, puisque je vous aime et que vous m'aimez...

CHARLOTTE
Mais votre père ?...

LE VICOMTE
écoutez, Charlotte, voilà où est le sacrifice, et je vous le demanderai avec confiance: un mariage public qui ne serait pas selon ses désirs troublerait les derniers jours le mon père... Vous n'exigerez pas cela de moi, n'est ce pas ?... vous accepterez un mariage secret ?...

CHARLOTTE
Je suis votre servante, monsieur le vicomte.

LE VICOMTE
Le jour où je m'appellerai à mon tour le comte de la Fère, vous serez mon honorée comtesse!... Vous savez que mon père est vieux, malade, souffrant; vous n'aurez pas longtemps à attendre, Charlotte!...

CHARLOTTE
Oh!...

LE VICOMTE
C'est bien... Jusque là, nous serons heureux dans le silence et dans l'obscurité... écoutez : le nouveau pasteur est arrivé au château ce matin; c'est un de mes compagnons d'enfance... Il sait mon amour pour vous; il consent à bénir notre union... Dans une heure, vous vous rendrez à l'église; une chapelle sera éclairée; je vous tendrai la main; vous y appuierez la vôtre; vous me jurerez un amour éternel, et, dans cette modeste église de village, Dieu nous entendra plus favorablement, peut être, qu'il n'entend les serments des rois dans les splendides cathédrales !
(Il lui présente la main.)

CHARLOTTE
Mon seigneur ! mon époux!... (Elle lui donne sa main.)

LE VICOMTE
Voici les présents de votre fiancé, Charlotte: les diamants de ma mère, qui me bénira de vous avoir choisie pure et noble comme elle... Ne me refusez pas, Charlotte ! ... .. Quant à ce saphir, pierre de tristesse ! c'est la bague qu'elle ôta de son doigt en me disant l'éternel adieu...

CHARLOTTE, prenant l'écrin.
Votre femme vous rend grâce, Olivier!...

LE VICOMTE
Dans une heure, je vous attendrai à la chapelle; la cloche vous donnera le signal. Venez y seule; venez y comme vous êtes, sans autre parure que celle que vous portez... Et, au retour, après que j'aurai été saluer mon père, comme c'est mon habitude chaque soir, sur le seuil de cette maison... devenue pour moi le véritable palais... l'amant viendra vous supplier de laisser entrer l'époux... Au revoir, Charlotte!... au revoir !...
(Il lui baise la main et sort.)

SCèNE IV

CHARLOTTE, seule.
Elle s'assoit et ouvre l'écrin.
Comtesse de la Fère ! dans une heure ! (Elle se lève). Est ce possible ! Charlotte ! Charlotte ! dans tes rêves d'ambition les plus ardents, osais tu espérer en arriver là ?... Oh ! je le disais bien tout à l'heure, que cette maison n'était que le vestibule du château... Claudette ! apportez une lampe ! (Claudette exécute l'ordre.) Bien, allez... Oh ! en vérité si je ne voyais ces diamants, si je ne sentais le cercle d'or de ce saphir qui presse mon doigt, je ne croirais pas à ce qui vient de se passer... (Elle essaye le bandeau de diamants.) Oh lumineuses étoiles de la terre, constellations qui brillez au front des reines, astres qui vous levez sur les splendeurs de ce monde, ma main, si longtemps étendue, vous touche donc enfin ! (Un Homme paraît sur la porte.) Qui est là ? et que me veut on ?

SCèNE V

CHARLOTTE. UN INCONNU.

CHARLOTTE
Qui êtes vous monsieur ? que demandez vous ?

L'INCONNU
C'est vous qui êtes mademoiselle Charlotte Backson ?

CHARLOTTE
C'est moi... Après ?

L'INCONNU
Vous êtes seule ?

CHARLOTTE
Vous le voyez.

L'INCONNU
Un homme qui aurait quelque chose d'important à vous dire pourrait causer un quart d'heure avec vous sans craindre d'être dérangé ?

CHARLOTTE
Sans doute.

L'INCONNU, indiquant la porte à gauche du spectateur.
Cette porte fermée au verrou ne donne t elle pas fans la chambre de celui que vous appeliez votre frère ?

CHARLOTTE
Oui, monsieur.

L'INCONNU, passant à la gauche et ouvrant la porte.
Entre, ne crains rien, Georges; je veillerai dehors. (Il sort par le fond.)

SCèNE VI

CHARLOTTE. GEORGES, entrant.

GEORGES, se débarrassant de son manteau et de son chapeau.
Charlotte, mon trésor, mon amour, ma vie !

CHARLOTTE, à part.
Lui ! lui que je croyais ne jamais revoir !

GEORGES
Charlotte, mais c'est moi ! Charlotte, réponds moi; ne me reconnais tu point ?

CHARLOTTE
Vous, ici ?
(Elle s'assied.)

GEORGES, à genoux.
Oui, c'est étrange, n'est ce pas ?... c'est inespéré, inouï ! Oh ! je te retrouve donc plus belle que je ne t'ai quittée !

CHARLOTTE
Comment êtes vous revenu ?

GEORGES, se levant et la ramenant en scène.
Oh ! ne me demande rien... Je ne sais pas... j'ai oublié!... Je te vois, je te parle, je te retrouve après t'avoir perdue pendant six mois... Oh ! ces six mois... ces six mois de tortures, tu me les feras oublier, n'est ce pas ?

CHARLOTTE
Pauvre Georges !

GEORGES
Oh ! ne me plains pas: si tu m'aimes toujours, il n'y a pas d'homme plus heureux que moi en ce monde,

CHARLOTTE
Pauvre Georges !

GEORGES
Que dis tu ?

CHARLOTTE
Je dis que vous ne pouvez demeurer ici, que vous êtes perdu si l'on vous voit...

GEORGES
Oh ! je n'y suis pas pour longtemps, j'accours et je repars.

CHARLOTTE, avec joie.
Vous repartez ?

GEORGES
Oui... écoute et sois heureuse: je suis libre, tu le vois...
J'ai de l'argent... cinq cents pistoles... Nous gagnons la mer, nous nous embarquons; dans cinq semaines, nous pouvons être à Québec... Une fois là, nul ne viendra nous demander compte de notre passé; nous ne dissimulerons plus, nous ne craindrons plus, c'est toute une vie à recommencer... Oh ! la vie de bonheur, de délices, celle là ! Tu es forte, tu es courageuse, nous allons partir. Viens, mon amour ! viens ! viens !

CHARLOTTE
Impossible, Georges.

GEORGES
Comment, impossible ?

CHARLOTTE
Cinq cents pistoles, c'est la misère; Québec, c'est l'exil.

GEORGES
Cinq cents pistoles, c'est plus qu'il ne nous en faut pour fonder une fortune; et, quant à l'exil, l'exil n'existe pas quand on s'aime.

CHARLOTTE
Oui, quand on s'aime.

GEORGES
Mon Dieu ! Charlotte, ne m'aimez vous plus ?... Ces serments que nous échangeâmes...?

CHARLOTTE
Bien des malheurs ont passé sur ces serments, Georges, qui nous ont prouvé que ces serments étaient impies.

GEORGES
Mais, rappelez vous donc, Charlotte, tout nous lie l'un à l'autre: notre amour, nos douleurs,... notre crime.

CHARLOTTE
Georges, vous vous trompez, tout nous sépare, au contraire; nous sommes l'un pour l'autre un remords vivant, nous ne devons plus nous revoir.

GEORGES
Charlotte, au nom de notre amour !

CHARLOTTE, passant près de la table où sont ses diamants; elle s'assied.
Amour insensé de deux enfants isolés... perdus... abandonnés de Dieu et des hommes ! ce serait tenter le ciel que de songer encore à cet amour...

GEORGES
Charlotte ! Charlotte ! (Montrant l'écrin.) Qu'est ce que ces diamants ?

CHARLOTTE
Partez, Georges... Vous êtes libre, je suis heureuse de vous voir libre. N'en demandez pas davantage.

GEORGES
Vous en aimez un autre, Charlotte ?

CHARLOTTE
Dans une demi heure, je me marie.

GEORGES
Alors, ces diamants ?...

CHARLOTTE
C'est le cadeau de mes fiançailles.

GEORGES
Celui que vous allez épouser est donc riche ?

CHARLOTTE
Riche et noble.

GEORGES
Oh ! malheur sur moi ! mais aussi malheur sur lui ! Nomme le moi, Charlotte !

CHARLOTTE, se levant et indiquant de la main le château.
Il s'appelle le comte de la Fère, il habite ce château...
Vous pouvez aller le trouver et tout lui dire; mais vous aurez fait l'action d'un lâche...

GEORGES
Est ce bien Charlotte qui parle ? ce sang froid terrible qui me glace jusqu'au fond du cœur, est ce bien celui de la jeune fille qui a aimé ?...

CHARLOTTE
Non ! c'est celui de la femme qui a souffert.

GEORGES, prenant Charlotte dans ses bras.
Charlotte, veux tu me suivre dans ce coin du monde où j'offre de t'emmener... où je pourrai librement t'appeler ma femme au lieu de mentir comme ici, où je t'appelais ma sœur

CHARLOTTE
Si vous élevez la voix ainsi, on vous entendra, Georges, et ce sera comme si vous m'aviez dénoncée.

GEORGES, lui prenant la main et lui tâtant le cœur.
Oh ! sa main est glacée... son cœur sans battements ! Vous n'êtes pas une femme, Charlotte; vous êtes une statue de marbre... et vous avez raison... c'était une folie à moi d'aimer une statue.

CHARLOTTE
Abrégeons, Georges... A quoi vous décidez vous ?

GEORGES
Oui, l'heure passe, n'est ce pas ?

CHARLOTTE
Pour vous comme pour moi.

GEORGES
Oh pour moi, ma résolution est prise, mon avenir fixé... Ne vous inquiétez pas de moi, Charlotte !... Oh ! cependant (à genoux), mon Dieu, s'il était resté dans votre cœur une étincelle de votre ancien amour, si j'avais pu la ranimer sous mon souffle, nous sommes jeunes, nous pouvions être heureux...

CHARLOTTE
Oui, heureux de votre côté, heureux du mien... pas heureux ensemble.
(La cloche tinte).

GEORGES
Qu'est ce que cela ?

CHARLOTTE
La cloche qui m'appelle; décidez de ma destinée, Georges, je suis entre vos mains.

GEORGES
Allez, Charlotte ! vous êtes libre.

CHARLOTTE
Merci !

GEORGES
A votre retour, vous ne me trouverez plus ici.
(Il va tomber sur une chaise.)

CHARLOTTE
Merci et adieu !
(Elle lui présente la main; il recule.)

GEORGES
Adieu, madame la comtesse.

SCèNE VII

GEORGES, L'INCONNU.

GEORGES
Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

L'INCONNU, entrant par le fond.
Eh bien, frère ?

GEORGES
C'est vrai!... tu me l'avais dit !

L'INCONNU
Et, maintenant, tu vois que cette femme n'a pas d'âme, n'est ce pas ?

GEORGES
Je le vois !

L'INCONNU
Et tu la méprises comme la plus vile des créatures.

GEORGES
Je la méprise !

L'INCONNU
Bien; prends ton manteau; nous avons toute la nuit pour marcher; demain, au point du jour, tu seras hors de toute atteinte.

GEORGES
J'y serai avant demain, frère !

L'INCONNU
Que veux tu dire ?

GEORGES
Je la méprise, mais je l'aime !

L'INCONNU
Georges !

GEORGES
Je la méprise, mais je ne puis vivre sans elle !

L'INCONNU
Mon Dieu !

GEORGES
Je la méprise, mais je mourrai.

L'INCONNU
Mourir ! c'est une idée grave et sérieuse, songes y !

GEORGES
Oh ! depuis que je suis séparé d'elle, j'y songe là bas ! Prisonnier, je me disais; « Si je me sauve, ce sera pour revenir auprès d'elle ! » Libre, grâce à toi, mon frère, je t'ai dit: « La vie ne m'est plus rien sans elle ! » Sur le seuil de sa porte, avant d'entrer chez elle, je t'ai dit: « Si elle ne m'aime plus... je mourrai ! »

L'INCONNU
L'amour d'une femme est chose bien frivole dans la vie d'un homme, Georges !

GEORGES
L'amour d'une femme est chose frivole pour celui qui à côté de cet amour, a bonheur, richesses, avenir... Mais, pour celui qui n'avait que cet amour, l'amour d'une femme est tout ! Frère, tu me connais, je suis las de la vie (il s'assied près de la table), de la vie qui pèse sur moi et sur le autres... Au moment où le jugement qui me condamnait fut prononcé, tu me fis passer dans mon cachot un de ces pistolets Je ne m'en suis pas servi, rends le moi... et, cette fois, je m'en servirai !

L'INCONNU
C'est une résolution arrêtée ?

GEORGES
Immuable !

L'INCONNU, lui donnant un pistolet.
Tiens, frère ! et... embrasse moi !...

GEORGES; les deux frères se jettent dans les bras l'un de l'autre; puis, après quelques sanglots étouffés, Georges s'élance hors de la chambre en criant.
Adieu, frère !... Adieu !...
(Il sort par ta porte à gauche.)

L'INCONNU
C'est bien, et maintenant, Georges, la femme sans cœur mourra comme toi... ou sera flétrie comme toi.
(Il met un fer dans le feu et éteint la lampe; puis il va attendre le long du mur, et, quand Charlotte rentre, il referme la porte.)

SCèNE VIII

CHARLOTTE, L'INCONNU.

CHARLOTTE, rentrant par le fond, regarde autour d'elle.
Il est parti !

L'INCONNU
Oui... Mais je suis resté, moi !

CHARLOTTE
Qui êtes-vous ?

L'INCONNU
Tout à l'heure, vous le saurez.

CHARLOTTE
Oh ! ne m'approchez pas... ou j'appelle!

L'INCONNU
Silence !

CHARLOTTE
Georges ! Georges, à moi !

L'INCONNU
Ah ! vous l'appelez maintenant ?

CHARLOTTE
Où est il allé ?

L'INCONNU
Je vais vous le dire... mais, auparavant, il faut que vous sachiez d'où il vient.

CHARLOTTE
Mon Dieu !

L'INCONNU
Georges était un bon et noble cœur; voué à l'état ecclésiastique, il eût vécu pour son salut et pour celui des autres, si le démon, sous les traits d'une jeune fille, ne fût venu le tenter.

CHARLOTTE
Ah !

L'INCONNU
Une première faute commise, il fallut en subir les conséquences... Leur liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux... La jeune fille obtint de Georges qu'ils quitteraient le pays... Mais, pour quitter le pays, pour fuir, pour gagner une autre partie de la France, où ils pussent vivre tranquilles, il fallait de l'argent, et ni l'un ni l'autre n'en avaient... Le prêtre vola les vases sacrés et les vendit.

CHARLOTTE
Dieu !

L'INCONNU
Avec l'argent, ils s'enfuirent, gagnèrent le Berry, s'ensevelirent dans un village... Mais Dieu offensé veillait, et la justice les atteignit, ou plutôt atteignit le moins coupable des deux ... Georges fut reconnu, arrêté, conduit dans les prisons de Béthune; et, là, comme il prit toute la faute sur lui, comme il ne prononça point le nom de sa complice, il fut condamné... condamné seul... aux galères et à la flétrissure.

CHARLOTTE
Condamné !

L'INCONNU
Il y avait une chose terrible dans tout cela, une chose que vous ignorez, une chose que Georges ne vous a jamais dite: c'est que son frère était bourreau, bourreau de Béthune, c'est à dire de la ville dans laquelle Georges venait d'être condamné... et que, par conséquent, c'était le frère qui devait marquer le frère... Oh ! n'est ce pas, vous ignoriez cette circonstance ?.. Le bourreau fit passer à Georges des pistolets, pour qu'il se brûlât la cervelle; mais le pauvre insensé aima mieux vivre; il espérait... Il vécut donc, fut exposé, flétri et envoyé sur les galères.

CHARLOTTE
Horreur !

L'INCONNU
Dès lors, le frère du pauvre Georges n'eut plus qu'une pensée: celle de rendre la liberté au condamné; mais, une fois libre, au lieu de fuir, il voulut revoir celle qu'il aimait, celle qui l'avait perdu... Il venait lui offrir toute sa vie, comme il lui avait déjà donné tout son honneur... Elle refusa; elle allait se marier.

CHARLOTTE
Eh bien, après ?

L'INCONNU
Insensé, fou, désespéré, Georges prit à la ceinture de son frère un des pistolets qu'il reconnaissait pour les avoir reçus dans sa prison... et s'enfuit; mais le frère resta, lui... Il avait fait un serment.

CHARLOTTE
Lequel ?

L'INCONNU
C'est que le crime aurait son expiation, c'est que le vrai coupable serait puni, c'est que la complice de Georges, la femme sans cœur mourrait comme lui, ou serait flétrie comme lui !

CHARLOTTE
Mais il n'est pas mort ?
(On entend un coup de pistolet.)

L'INCONNU
Avez vous entendu ?
(Il tire un poignard.)

CHARLOTTE, à genoux.
Oh ! grâce ! grâce ! la vie !

L'INCONNU
Tu aimes mieux vivre ? Soit !
(Il prend vivement le fer dans le feu et le lui applique sur l'épaule.)

CHARLOTTE
Ah !

L'INCONNU
Et maintenant, veux tu savoir qui je suis ? Je suis le frère de Georges, le bourreau de Béthune.
(On frappe à la porte; l'inconnu s'élance par la fenêtre.)

CHARLOTTE, le dos appuyé à la muraille.
Ah !

LE VICOMTE, à la porte. Ouvrez ! c'est moi.

CHARLOTTE
Ah !

LE VICOMTE
Ouvrez ! c'est moi ! c'est votre époux !

CHARLOTTE, allant à la porte après avoir jeté sur ses épaules une mante qu'elle avait posée sur une chaise en entrant. Entrez, monsieur le vicomte, votre femme vous attend!

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1998-2010
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