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Acte deuxième, septième tableau


Le cabinet du Cardinal.

SCèNE PREMIèRE

UN GREFFIER, LE CARDINAL, derrière une portière.

LE GREFFIER
Monseigneur peut il entendre ?

UNE VOIX, derrière la tapisserie
Oui.

LE GREFFIER
Introduisez le prisonnier.

SCèNE II

Les mêmes, BONACIEUX, entre deux Gardes.

LE GREFFIER
Vos nom, prénoms, âge et domicile ?

BONACIEUX
Jacques Michel Bonacieux, âgé de quarante et un ans, épicier mercier, rue des Fossoyeurs.

LE GREFFIER
Vous savez sans doute pourquoi vous êtes à la Bastille ?

BONACIEUX
Parce qu'on m'y a conduit, monsieur; sans cela, je vous jure que jamais de moi même...

LE GREFFIER
Vous vous méprenez à ma question, ou vous faites semblant de vous y méprendre. Je vous demande si vous êtes disposé à avouer le crime pour lequel vous avez été conduit à la Bastille.

BONACIEUX
Un crime, monsieur ! moi, j'ai commis un crime ?

LE GREFFIER
Vous êtes accusé du plus grave de tous, du crime de haute trahison.

BONACIEUX
De haute trahison ?... Eh ! monsieur, comment voulez vous qu'un pauvre mercier qui déteste les huguenots, qui abhorre les Espagnols, soit accusé de haute trahison ?

LE GREFFIER
Monsieur Bonacieux, vous avez une femme ?

BONACIEUX
Aie!... Oui, monsieur... c'est à dire que j'en avais une.

LE GREFFIER
Comment, vous en aviez une ?... qu'en avez vous fait ? vous ne l'avez plus ?

BONACIEUX
On me l'a enlevée, monsieur.

LE GREFFIER
Et savez vous quel est l'homme qui a commis ce rapt ?

BONACIEUX
Hum ! je soupçonne un seigneur de haute taille, oeil noir, cheveux noirs, cicatrice à la tempe.

LE GREFFIER, se retournant vers la portière.
Ah ! ah ! et son nom ?

BONACIEUX
Oh ! quant à son nom, je l'ignore; mais, si je le rencontre jamais, je vous promets que je le reconnaîtrai, fût il entre mille personnes.

LE GREFFIER
Vous le reconnaîtriez entre mille, dites vous ?

BONACIEUX
Pardon, c'est à dire...

LE GREFFIER
Vous avez répondu que vous le reconnaîtriez; c'est bien.

BONACIEUX
Monsieur, je ne vous ai pas dit que j'étais sûr; je vous ai dit que je croyais.
(Pendant ce temps, un Homme est entré et a parlé à l'oreille du Greffier.)

LE GREFFIER
Ah ! ah !

BONACIEUX
Voyons, qu'y a t il encore ?

LE GREFFIER
Il y a que votre affaire se complique.

BONACIEUX
Mon affaire ?...

LE GREFFIER
Qu'alliez vous faire chez M. d'Artagnan, votre voisin, avec lequel vous avez eu une longue conférence dans la journée ?

BONACIEUX
Ah ! oui, pour cela, c'est vrai... j'ai été chez M. d'Artagnan.

LE GREFFIER
Quel était le but de cette visite ?

BONACIEUX
De le prier de m'aider à retrouver ma femme; je croyais que j'avais le droit de la réclamer; je me trompais, monsieur.

LE GREFFIER
Et qu'a répondu M. d'Artagnan ?

BONACIEUX
M. d'Artagnan m'avait d'abord promis son aide; mais j'ai vu bientôt qu'il me trahissait.

LE GREFFIER
Vous mentez, monsieur ! M. d'Artagnan a fait un pacte avec vous. Il a mis en fuite les hommes de police qui avaient arrêté votre femme, et il l'a soustraite à toutes les recherches.

BONACIEUX
M. d'Artagnan a enlevé ma femme ? que dites vous donc là ?

LE GREFFIER
Heureusement, M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez être confronté avec lui.

BONACIEUX
Ah ! ma foi, je ne demande pas mieux ! je ne serais pas fâché de revoir une figure de connaissance.

LE GREFFIER
Faites entrer M. d'Artagnan.

BONACIEUX
Ah ! enfin !

SCèNE III

Les mêmes, deux Gardes, amenant ATHOS.

LE GREFFIER, à Athos.
Monsieur d'Artagnan, déclarez ce qui s'est passé entre vous et monsieur.

BONACIEUX
Mais ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me montrez là.

LE GREFFIER
Comment, ce n'est pas M. d'Artagnan ?

BONACIEUX
Pas le moins du monde.

LE GREFFIER
Vous oseriez soutenir...?

BONACIEUX
Ah ! ça, par exemple !

LE GREFFIER
Comment s'appelle monsieur, alors, s'il ne s'appelle pas d'Artagnan ?

BONACIEUX
Mais je ne sais pas comment il s'appelle; demandez le à lui même.

LE GREFFIER
Comment vous nommez vous ?

ATHOS
Athos.

LE GREFFIER
Ce n'est pas un nom d'homme ça; c'est un nom de montagne.

ATHOS
C'est mon nom.

LE GREFFIER
Cependant, vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.

ATHOS
Moi ?

LE GREFFIER
Oui, vous.

ATHOS
C'est à dire que c'est à moi qu'on a dit: « Vous êtes M. d'Artagnan ! » j'ai répondu: « Vous croyez ? » Mes gardes se sont écriés qu'ils en étaient sûrs. Je n'ai pas voulu les contrarier; d'ailleurs, je pouvais me tromper, j'étais ivre.

LE GREFFIER
Monsieur, vous insultez à la majesté de la justice.

ATHOS
Aucunement.

LE GREFFIER
Vous êtes M. d'Artagnan.

ATHOS
Vous voyez bien que vous le dites encore.

BONACIEUX
Mais je vous dis, monsieur le commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute à avoir: M. d'Artagnan est mon locataire, il ne me paye pas, et je dois le reconnaître.

LE GREFFIER
Ceci est une raison. (A un Messager qui lui remet une lettre.) Quoi ?

LE MESSAGER
Lisez !

LE GREFFIER, après avoir lu.
Oh ! la malheureuse !

BONACIEUX
Comment ! que dites vous ? de qui parlez vous ? Ce n'est pas de ma femme, j'espère.

LE GREFFIER
Au contraire, c'est d'elle; votre affaire est bonne, allez !

BONACIEUX, exaspéré.
Ah çà ! monsieur, faites moi le plaisir de me dire en quoi mon affaire peut s'empirer de ce que ma femme fait pendant que je suis en prison.

LE GREFFIER
Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrêté entre vous, plan infernal !

BONACIEUX
Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous êtes dans la plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que devait faire ma femme, que je suis entièrement étranger à ce qu'elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie, je la démens, je la maudis.

ATHOS
Ah çà ! si vous n'avez plus besoin de moi, renvoyez moi quelque part; il est fort assommant, votre M. Bonacieux.

LE GREFFIER
Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots.

ATHOS
Cependant, si c'est M. d'Artagnan que vous avez besoin de tenir sous clef, je ne vois pas pourquoi vous m'envoyez en prison.

LE GREFFIER, aux Gardes.
Faites ce que j'ai dit.

SCèNE IV

Les mêmes, LE CARDINAL.

LE CARDINAL, paraissant
Un instant !

TOUS
Monseigneur !

ATHOS, s'inclinant.
Monseigneur...

LE CARDINAL
Vous êtes libre, monsieur Athos. (A Bonacieux.) Vous, restez. (Aux Gardes.) Laissez nous.
(Athos s'incline; tous sortent avec les marques du plus profond respect.)

BONACIEUX
Qu'est ce encore que ce monsieur là ?

SCèNE V

LE CARDINAL, BONACIEUX.

LE CARDINAL
Vous avez conspiré.

BONACIEUX
C'est ce que l'on m'a déjà appris, monseigneur; mais je vous jure que je n'en savais rien.

LE CARDINAL
Vous avez conspiré avec votre femme, avec madame de Chevreuse, avec milord duc de Buckingham.

BONACIEUX
Ah ! en effet, oui, monseigneur, oui, j'ai entendu prononcer ces noms là.

LE CARDINAL
A qui ?

BONACIEUX
A madame Bonacieux.

LE CARDINAL
A quelle occasion ?

BONACIEUX
Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attiré le duc à Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec lui.

LE CARDINAL
Elle disait cela ?

BONACIEUX
Oui, monseigneur; mais, moi, je lui ai dit qu'elle avait tort de tenir de pareils propos, et que Son Eminence était incapable...

LE CARDINAL
Taisez vous ! vous êtes un imbécile.

BONACIEUX
C'est justement ce que m'a répondu ma femme, monseigneur.

LE CARDINAL
Savez vous qui vous avait enlevé votre femme ?

BONACIEUX
Non, monseigneur.

LE CARDINAL
Vous avez des soupçons, cependant ?

BONACIEUX
Oui, monseigneur; mais ces soupçons ont paru contrarier M. le commissaire, et je ne les ai plus.

LE CARDINAL
Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait elle directement chez vous ?

BONACIEUX
Dans les derniers temps, non; elle avait presque toujours affaire à des marchands de toile.

LE CARDINAL
Et où demeuraient ils, ces marchands de toile ?

BONACIEUX
L'un rue de Vaugirard, l'autre rue de la Harpe.

LE CARDINAL
Entriez vous chez eux avec elle ?

BONACIEUX
Jamais, monseigneur: je l'attendais à la porte.

LE CARDINAL
Et quel prétexte vous donnait elle pour entrer seule ?

BONACIEUX
Elle ne m'en donnait pas; elle me disait d'attendre, et j'attendais.

LE CARDINAL
Vous êtes un mari complaisant, mon cher monsieur Bonacieux.

BONACIEUX
Il m'a appelé son cher monsieur, cela va bien.

LE CARDINAL
Reconnaîtriez vous les portes de ces maisons ?

BONACIEUX
Oui.

LE CARDINAL
C'est bien... Quelqu'un ! (Un Officier s'approche.) Allez me chercher Rochefort, et qu'il vienne à l'instant même, s'il est rentré.

L'OFFICIER
Le comte est là, et demande instamment à parler à Votre Eminence.

BONACIEUX, à part, stupéfait.
éminence ! Votre éminence ! Son Eminence !

LE CARDINAL
Qu'il vienne !

BONACIEUX
Oh ! mon Dieu ! vous êtes le cardinal en personne, monseigneur, le grand cardinal... (Il tombe à genoux.) Et moi ! miséricorde !
(Il frappe le parquet de son front)

LE CARDINAL
Venez, Rochefort.

SCèNE VI

Les mêmes, ROCHEFORT.

ROCHEFORT
Monseigneur !

BONACIEUX
C'est lui.

LE CARDINAL
Qui, lui ?

BONACIEUX
Celui qui a enlevé ma femme.

LE CARDINAL, à l'Officier.
Remettez cet homme aux mains des gardes.

BONACIEUX
Non, monseigneur, non... ce n'était pas lui... Je m'étais trompé: monsieur ne lui ressemble pas du tout... monsieur est un honnête homme.

LE CARDINAL
Emmenez cet imbécile !
(On emmène Bonacieux, qui fait des gestes désespérés.)

SCèNE VII

LE CARDINAL, ROCHEFORT.

ROCHEFORT
Ils se sont vus.

LE CARDINAL
La reine et le duc ?

ROCHEFORT
Oui.

LE CARDINAL
Où ?

ROCHEFORT
Au Louvre.

LE CARDINAL
Qui vous l'a dit ?

ROCHEFORT
Madame de Lannoy.

LE CARDINAL
On peut compter sur elle ?

ROCHEFORT
Elle est toute à Votre Eminence.

LE CARDINAL
C'est bien; nous sommes battus... Tâchons de prendre notre revanche.

ROCHE FORT
Je vous y aiderai de toute mon âme, monseigneur.

LE CARDINAL
Comment cela s'est il passé ?

ROCHEFORT
A onze heures, la reine était avec ses femmes; elle est entrée dans son boudoir en disant: « Attendez moi.»

LE CARDINAL
Et c'est dans le boudoir qu'il l'a vue ?

ROCHEFORT
Oui.

LE CARDINAL
Qui l'a introduit ?

BONACIEUX
Madame Bonacieux.

LE CARDINAL
Combien de temps sont ils restés ensemble ?

ROCHEFORT
Une demi heure, à peu près.

LE CARDINAL
Après quoi, la reine est rentrée ?

ROCHEFORT
Pour prendre un coffret de bois de rose, et elle est ressortie aussitôt.

LE CARDINAL
Et, quand elle est rentrée, plus tard, a t elle rapporté le coffret ?

ROCHEFORT
Non.

LE CARDINAL
Madame de Lannoy sait elle ce qu'il y avait dans le coffret ?

ROCHEFORT
Les ferrets de diamants que le roi a donnés à la reine.

LE CARDINAL
Alors elle les aurait remis au duc ?

ROCHEFORT
Elle les lui a remis.

LE CARDINAL
Vous en êtes sûr, Rochefort ?

ROCHEFORT
Parfaitement sûr.

LE CARDINAL
Bien, bien ! tout n'est pas perdu peut être, et peut être même tout est il pour le mieux. Maintenant, savez vous où se tenaient madame de Chevreuse et le duc de Buckingham ?

ROCHEFORT
L'un rue de Vaugirard, l'autre rue de la Harpe.

LE CARDINAL
C'est bien cela.

ROCHEFORT
Votre Eminence veut elle que je les fasse arrêter ?

LE CARDINAL
Oh ! ils sont déjà partis.

ROCHEFORT
N'importe ! on peut s'assurer...

LE CARDINAL
J'y ai envoyé Vitray avec dix hommes; guettez son retour, et tenez moi au courant de ce qu'il aura fait.

ROCHEFORT
Soyez tranquille, monseigneur. (Il sort)

SCèNE VIII

LE CARDINAL, BONACIEUX.

LE CARDINAL
Faites rentrer le prisonnier. (Bonacieux rentre.) Vous m'avez trompé.

BONACIEUX
Moi, monseigneur, tromper Votre Eminence ?

LE CARDINAL
Votre femme, en allant rue de Vaugirard, et rue de la Harpe, n'allait pas chez des marchands de toile !

BONACIEUX
Et où allait elle donc, mon Dieu ?

LE CARDINAL
Elle allait chez la duchesse de Chevreuse, et chez le duc de Buckingham, ces deux mortels ennemis du roi.

BONACIEUX
Oui, oui, c'est cela, Votre éminence a raison; j'ai dit plusieurs fois à ma femme qu'il était étonnant que des marchands de toile demeurassent dans des maisons qui n'avaient pas d'enseigne... et, chaque fois, ma femme s'est mise à rire... Ah ! monseigneur ! ah ! que vous êtes bien le cardinal, le grand cardinal, l'homme de génie que l'Europe admire, et que...
(Il se jette à ses pieds.)

LE CARDINAL, après avoir réfléchi.
Relevez vous, mon ami ! vous êtes un brave homme.
(Il se relève.)

BONACIEUX
Le cardinal m'a touché la main; j'ai touché la main du grand homme... Le grand homme m'a appelé son ami.

LE CARDINAL
Oui, mon ami, et, comme on vous a soupçonné injustement, il vous faut une indemnité. Tenez, prenez ces cent pistoles et pardonnez moi.

BONACIEUX
Que je vous pardonne, monseigneur ?... Mais vous étiez bien libre de me faire arrêter, mais vous étiez bien litre de me faire torturer, mais vous étiez bien libre de me faire pendre... Vous pardonner, monseigneur ? Allons donc, vous n'y pensez pas.

LE CARDINAL
Adieu donc, ou plutôt au revoir, car nous nous reverrons, je l'espère.

BONACIEUX
Oh ! tant que monseigneur voudra.
(Il sort.)

LE CARDINAL
Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir... Voilà désormais un homme qui se fera tuer pour moi... Ah ! c'est vous, Rochefort. Eh bien ?

SCèNE IX

LE CARDINAL, ROCHEFORT.

ROCHEFORT
Eh bien, personne ! ils sont partis !

LE CARDINAL
Oui, l'une est sur la route de Tours, l'autre sur celle de Boulogne; c'est à Londres que nous rejoindrons le duc de Buckingham.

ROCHEFORT
Les ordres de Son Eminence ?

LE CARDINAL
Pas un mot de ce qui s'est passé; que la reine reste dans une sécurité parfaite; qu'elle croie que nous sommes à la recherche d'une conspiration politique.

ROCHEFORT
Est ce tout ?

LE CARDINAL
Vous passerez chez Milady, vous lui donnerez rendez vous pour après demain, onze heures du soir, au cabaret du Colombier rouge, où déjà deux fois nous nous sommes vus; elle m'attendra dans sa chambre habituelle, et elle s'y sera préparée à un voyage... Une chaise l'attendra tout attelée à la porte.

ROCHEFORT
Oui, monseigneur... A propos, et cet homme ?

LE CARDINAL
Quel homme ?

ROCHEFORT
Cet imbécile qu'on appelle Bonacieux, qu'en a donc fait Votre Eminence ? Je l'ai vu sortir radieux et une bourse à la main, comptant de l'or.

LE CARDINAL
J'en ai fait tout ce qu'on pouvait en faire: j'en ai fait un espion de sa femme.

ROCHEFORT
Et si madame de Chevreuse revenait à Paris ?

SCèNE X

Les mêmes, LE ROI.

LE ROI
Comment, si madame de Chevreuse revenait à Paris ? Elle y est donc venue ?

LE CARDINAL
Votre Majesté a entendu ? (A Rochefort.) Laissez nous, mais ne vous éloignez pas.

LE ROI
Oui, monsieur le cardinal, j'ai entendu... Ah ! madame de Chevreuse a quitté Tours malgré mes ordres !

LE CARDINAL
Depuis cinq jours, sire; je suis obligé de l'avouer.

LE ROI
Monsieur le cardinal, voilà des choses que je ne puis souffrir.

LE CARDINAL
Sire, j'ai attaché peu d'importance à ce voyage jusqu'au moment où j'ai appris...

LE ROI
Qu'avez vous appris, monsieur le cardinal ?

LE CARDINAL
Que madame de Chevreuse avait vu la reine.

LE ROI
Elles se sont vues ?

LE CARDINAL
Oui, sire.

LE ROI
Ah ! monsieur le cardinal, il y a complot.

LE CARDINAL
Oui, sire, et je tiendrais même à cette heure tous les fils de ce complot; mais...

LE ROI
Mais quoi ?

LE CARDINAL
Mais, comme il n'y a plus en France de respect pour les lois, comme l'épée tranche toutes les questions, comme le service de Votre Majesté est le prétexte qui couvre toute violence, toute criminelle complicité...

LE ROI
Monsieur le duc, en quoi mon service entrave t il l'exécution des lois ? qu'y a t il ?

LE CARDINAL
Il y a, sire, puisque vous me forcez à le dire, il y a que j'allais faire arrêter sur le fait, en flagrant délit, nanti de toutes les preuves, l'émissaire de madame de Chevreuse et de la reine, quand un mousquetaire, un garde, je ne sais trop, un militaire, enfin, est survenu, et a osé interrompre violemment le cours de la justice en tombant l'épée à la main sur d'honnêtes gens de loi chargés d'examiner impartialement l'affaire pour la mettre sous les yeux de Votre Majesté.

LE ROI
En vérité, ils ont des complices parmi mes serviteurs ?

LE CARDINAL
Sire, du calme !

LE ROI
Je serai calme quand je saurai tout... Ah ! l'on a recours à mes mousquetaires ! ah ! l'on se sert de mes gardes contre moi même, contre mon honneur ! Nous allons voir. (Il se dirige vers l'appartement de la Reine.)

LE CARDINAL
Pardon, mais où va Votre Majesté ?

LE ROI
Où je vais, mordieu ? Chez la reine.

LE CARDINAL
C'est qu'il me reste quelques mots à dire à Votre Majesté.

LE ROI
Dites vite.

LE CARDINAL
En même temps que madame de Chevreuse, le duc était à Paris.

LE ROI
Quel duc ?

LE CARDINAL
Le duc de Buckingham.

LE ROI
Le duc de Buckingham ! et qu'y venait il faire ?

LE CARDINAL
Il y venait, sans doute, pour conspirer avec les Espagnols et les huguenots pour préparer cette expédition formidable de La Rochelle.

LE ROI
Non ! mais pour conspirer contre mon honneur !

LE CARDINAL
Votre Majesté me dit elle cela d'après les rapports de madame de Lannoy ?

LE ROI
Quels rapports ?

LE CARDINAL
Madame de Lannoy aura dit à Votre Majesté que la reine avait veillé fort tard, et, ce matin, beaucoup pleuré tout en écrivant seule chez elle.

LE ROI
Elle a pleuré ?... elle a écrit ?... Mais ces lettres, ces lettres qu'elle a écrites sont déjà envoyées peut être ?

LE CARDINAL
Il n'y a pas d'apparence, sire; madame de Lannoy me l'aurait dit.

LE ROI
Ces lettres, il faut les avoir.

LE CARDINAL
Oh ! sire !

LE ROI
Et quant à cet Anglais, quant à cet infâme duc de Buckingham, pourquoi ne l'avez vous pas fait arrêter ?

LE CARDINAL
Arrêter le duc, arrêter le premier ministre du roi Charles Ier y pensez vous, sire ?

LE ROI
Eh bien, au lieu de l'arrêter, puisqu'il s'y exposait comme un espion... il fallait...

LE CARDINAL
Il fallait ?...

LE ROI
Rien... rien... Mais que fait il ?

LE CARDINAL
Il est reparti, sire; il a quitté Paris cette nuit.

LE ROI
êtes vous bien sûr qu'ils ne se sont pas vus ?

LE CARDINAL
Oh ! je crois la reine trop attachée à Votre Majesté.

LE ROI
En attendant, ils ont correspondu... Elle a écrit, écrit en pleurant... Monsieur le duc, je vous répète qu'il me faut ces lettres ! je les veux !

LE CARDINAL
Une pareille mission, sire, embarrasserait tous les sujets de Votre Majesté; car, si le roi dit: « Je veux!... » la reine peut dire: « Je ne veux pas ! »

LE ROI
Nous allons voir si elle me désobéira, à moi ! (Il sonne. Un Huissier se présente.) Annoncez à la reine que je la prie de passer ici.
(L'Huissier sort.)

LE CARDINAL
Je me retire.

LE ROI
Ne vous éloignez pas... Ah ! M. le chancelier travaille dans mon grand cabinet... envoyez le moi.
(Le Cardinal sort en saluant la Reine.)

SCèNE XI

LE ROI, ANNE D'AUTRICHE.

ANNE, à part.
Le cardinal, mon Dieu ! (Haut.) Votre Majesté m'a fait l'honneur de me demander ?

LE ROI
Oui, madame.

ANNE
J'attends les ordres de Votre Majesté.

LE ROI
Moins de respect, madame, et plus de franchise. Pourquoi madame de Chevreuse est elle à Paris ?

ANNE
Ciel ! madame de Chevreuse !... Je ne sais pas, sire.

LE ROI
Pourquoi, cette nuit, avez vous veillé ?

ANNE, à part.
Je me sens mourir!...

LE ROI
Pourquoi avez vous pleuré ? pourquoi avez vous écrit ?

ANNE
Je vous assure...

LE ROI
Vous avez écrit!... à qui... madame ?

ANNE
Sire...

LE ROI
Cette lettre, vous ne l'avez pas encore envoyée à son adresse; où est elle ? Je la veux !

ANNE
Votre Majesté n'a pas épousé une princesse de mon nom pour en faire une esclave.

LE ROI
Oui, faites la rebelle ! j'aime mieux cela que vos hypocrites respects... Cette lettre !

ANNE
Ce que j'écris... est à moi.

LE ROI
Ce que vous écrivez est à votre roi, à votre maître; voulez-vous me donner cette lettre ?

ANNE
Réfléchissez, sire.

SCèNE XII

Les mêmes, LE CHANCELIER.

LE ROI
Ah ! entrez, monsieur le chancelier... (A la reine.) Madame, vous refusez ?

ANNE
Oui.

LE ROI
Pour la dernière fois, cette lettre !

ANNE
Jamais !

LE ROI
Monsieur le chancelier, vous êtes le premier magistrat de mon royaume, vous connaissez des crimes de trahison et de lèse majesté, vous allez entrer dans l'appartement de madame... de la reine, et faire une exacte perquisition de tous ses papiers, que vous m'apporterez ici !

ANNE
Infamie !

LE ROI
Vos clefs, madame !

ANNE
M. le chancelier commandera, et doña Estefana, ma camériste, donnera les clefs de mes tables et de mes secrétaires.

LE ROI
Allez, monsieur !
(Le Chancelier sort.)

SCèNE XIII

LE ROI, ANNE D'AUTRICHE.

LE ROI
Oh ! vous êtes trop calme, madame, trop superbe; vous savez que le chancelier ne trouvera rien; en effet, ce n'est pas à un tiroir de meuble que l'on confie des lettres du genre de celles que vous avez écrites.

ANNE
Que voulez vous dire, monsieur ?

LE ROI
Quand je punis un traître, ce rebelle qu'on appelait le maréchal d'Ancre, lui mort, on chercha les preuves de ses crimes chez sa femme; elle non plus n'avait rien confié à ses tiroirs, à ses tables... Mais, en la fouillant...

ANNE
La maréchale d'Ancre n'était que la maréchale d'Ancre, une aventurière florentine, voilà tout; mais l'épouse de Votre Majesté s'appelle Anne d'Autriche, elle est fille de roi ! la plus grande princesse du monde.

LE ROI
Et, comme telle, Anne d'Autriche n'en est que plus coupable... On ne ménage rien avec les coupables... (Il fait un pas.) Cette lettre !

ANNE
J'en appellerai à mon frère !

LE ROI
J'ai des années pour lui répondre... Cette lettre !

ANNE
J'en appellerai à l'honneur des gentilshommes français !

LE ROI
Pensez d'abord au mien... Cette lettre, vous dis je ! vous la cachez, vous la gardez là, sur vous ! donnez la moi !

ANNE
Sire !

LE ROI
Donnez la ! ou je la prendrai !

ANNE
Je vous épargnerai cette honte, sire, je m'épargnerai cet affront!... Eh bien, oui, j'ai écrit une lettre.

LE ROI
Ah ! vous avouez...

ANNE
Cette lettre, votre chancelier ne la trouvera pas; je l'ai sur moi, comme vous dites; vous la voulez ?

LE ROI
Je la veux !

ANNE
La voici.
(Elle tombe sur un fauteuil.)

LE ROI, ouvrant la lettre avec précaution.
« Mon frère... » (Parlé.) Elle écrivait au roi d'Espagne (Lisant des yeux.) Des plaintes contre le cardinal, un plan de guerre, une ligue avec l'Espagne et l'Autriche dans le but de renverser mon ministre...

SCèNE XIV

Les mêmes, LE CARDINAL

Le CARDINAL
De la politique, n'est ce pas, sire ?

LE ROI
Oui, duc, rien que de la politique; pas un mot de ce que je croyais, Dieu soit loué!... Tenez.

LE CARDINAL, lisant.
J'en étais bien sûr, je l'avais dit à Sa Majesté.

LE ROI
N'importe ! il y avait complot contre vous, et la reine ne mérite pas moins ma colère...

LE CARDINAL
Oh ! sire ! la reine est mon ennemie, c'est vrai; mais n'est-elle pas une épouse soumise, irréprochable ? Permettez moi d'intercéder pour elle.

ANNE
Que dit il ?

LE ROI
Eh bien, qu'elle revienne à moi la première.

LE CARDINAL
Au contraire, sire, donnez l'exemple; vous avez eu le premier tort, puisque c'est vous qui avez soupçonné la reine, puisque c'est Votre Majesté qui a provoqué un scandale.

LE ROI
Eh bien, que faut il faire ?

LE CARDINAL
Quelque chose qui soit agréable à Sa Majesté la reine, quelque chose qui soit une distraction et une réparation en même temps. Donnez un bal, ou plutôt les échevins de la ville de Paris donnent une fête dans peu de jours, ce leur sera un grand honneur de recevoir Vos Majestés.

LE ROI
Quand cela ?

LE CARDINAL
Dans quatre jours, je crois, sire. Ce sera, dis je, une grande joie pour la ville, et ce sera une occasion pour Sa Majesté la reine de mettre ces beaux ferrets de diamants que le roi lui a donnés.

ANNE, à part.
Oh ! mon Dieu !

LE ROI
Vous avez raison, monsieur le duc, vous avez raison; ainsi, madame, vous acceptez, n'est ce pas ?

LE CARDINAL, bas, au Roi.
Votre Majesté insistera pour que la reine se pare des ferrets.
(Il sort.)

SCèNE XV

LE ROI, ANNE D'AUTRICHE.

LE ROI
Que veut il dire ? Me ménage t il encore une de ces terribles surprises comme il sait les faire ? (A la reine.) Vous ne m'avez pas dit que vous acceptiez, madame; entendez vous ?

ANNE
Oui, sire, j'entends.

LE ROI
Vous paraîtrez à ce bal, qui a lieu dans quatre jours.

ANNE
Oui.

LE ROI
Avec vos ferrets.

ANNE
Oui.

LE ROI
Bien; j'y compte, j'y compte. Adieu, madame ! (Il sort.)

ANNE, à part.
Je suis perdue !

SCèNE XVI

ANNE D'AUTRICHE, MADAME BONACIEUX.

MADAME BONACIEUX
Ne puis je donc rien pour ma reine ?

ANNE
Toi ! toi !

MADAME BONACIEUX
Oh ! je suis à vous corps et âme, et, si loin que je sois de Votre Majesté, je trouverai moyen de la sauver.

ANNE
Moi trahie de tous côtés, moi vendue, moi perdue ?

MADAME BONACIEUX
Ces ferrets, que le roi vous demande...

ANNE
Tu sais ?

MADAME BONACIEUX
J'ai tout entendu... Ces ferrets étaient enfermés dans un coffret de bois de rose ?

ANNE
Oui.

MADAME BONACIEUX
Ce coffret... M. de Buckingham ne l'a t il pas emporté hier ?

ANNE
Silence ! silence !

MADAME BONACIEUX
Il faut le ravoir !

ANNE
Mais comment ?

MADAME BONACIEUX
Il faut envoyer quelqu'un au duc.

ANNE
Qui, mon Dieu, qui ?

MADAME BONACIEUX
Avez vous confiance en moi, madame ? Si vous me faites cet honneur, ma reine... j'ai trouvé le messager !

ANNE
Fais cela ! et tu me sauves la vie, et tu me sauves l'honneur.

MADAME BONACIEUX
Mais le duc ne rendra pas ces ferrets sans un mot de votre main.

ANNE
Un mot de ma main ? S'il est surpris, c'est pour moi le divorce, le couvent, l'exil !

MADAME BONACIEUX
Et pour moi, c'est la mort !

ANNE, court à la table, et elle écrit pendant que madame Bonacieux regarde aux portes.
Tiens !

MADAME BONACIEUX
Bien, madame !

ANNE
Mais ton messager, on l'arrêtera, on l'attaquera... Il n'arrivera jamais à temps.

MADAME BONACIEUX
Celui que j'enverrai, madame, quand on l'arrête, il passe ! quand on l'attaque, il tue ! Oh ! vous verrez!... Adieu, madame, adieu !

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