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La maison des fous

A neuf heures du matin, le capitaine Aréna vint nous prévenir que notre bâtiment était prêt et n'attendait plus que nous pour mettre à la voile. Nous quittâmes aussitôt l'hôtel, et nous nous rendîmes sur le port.
La veille, nous avions été visiter la maison des fous : qu'on nous permette de jeter un regard en arrière sur ce magnifique établissement.
La Casa dei Matti jouit non seulement d'une immense réputation en Sicile et en Italie, mais encore par tout le reste de l'Europe. Un seigneur sicilien qui avait visité plusieurs établissements de ce genre, révolte de la façon dont les malheureux malades y étaient traités, résolut de consacrer son palais, sa fortune et sa vie à la guérison des aliénés. Beaucoup de gens prétendirent que le baron Pisani était aussi fou que les autres, mais sa folie à lui était au moins une folie sublime.
Le baron Pisani était riche, il avait une magnifique villa, il était âgé de trente-cinq ans à peine ; il fit le sacrifice de sa jeunesse, de son palais, de sa fortune. Sa vie devint celle d'un garde-malade, son palais fut échangé contre un appartement de quatre ou cinq chambres, et de toute sa fortune il ne se réserva que six mille livres de rente.
Ce fut lui-même qui voulut bien se charger de nous faire les honneurs de son établissement. Il avait choisi pour cette visite le dimanche, qui est un jour de fête pour ses administrés. Nous nous arrêtâmes devant une maison de fort belle apparence, qui n'avait que ceci de particulier, que toutes les fenêtres en étaient grillées, mais encore fallait-il être prévenu pour s'en apercevoir. Ces grillages, travaillés et peints, représentaient, les uns des ceps de vigne chargés de raisins, les autres des convolvuli aux longues feuilles et aux clochettes bleues ; tout cela perdu dans des fleurs et des fruits naturels qu'au toucher seulement on pouvait distinguer des fleurs et des fruits peints.
La porte nous fut ouverte par un concierge en habit ordinaire ; seulement au lieu de l'attirail obligé d'un gardien de fous, armé ordinairement d'un bâton et orné d'un trousseau de clefs, il avait un bouquet au côté et une flûte à la main. En entrant, le baron Pisani lui demanda comment les choses allaient ; il répondit que tout allait bien.
La première personne que nous rencontrâmes dans le corridor fut une espèce de commissionnaire qui portait une charge de bois. En apercevant monsieur Pisani, il vint à lui, et, posant sa charge de bois à terre, il lui prit en souriant sa main, qu'il baisa. Le baron lui demanda pourquoi il n'était pas dans le jardin à s'amuser avec les autres ; mais il lui répondit que, comme l'hiver approchait, il pensait qu'il n'avait pas de temps à perdre pour descendre le bois du grenier à la cave. Le baron l'encouragea dans cette bonne disposition, et le commissionnaire reprit ses fagots et continua sa route.
C'était un des propriétaires les plus riches de Castelveterano, qui, n'ayant jamais su s'occuper, était tombé dans une espèce de spleen qui l'avait conduit tout droit à la folie. On l'avait alors amené au baron Pisani, qui, l'ayant pris à part, lui avait expliqué qu'il avait été changé en nourrice,et que cette substitution ayant été reconnue, il serait désormais obligé de travailler pour vivre. Le fou n'en avait tenu aucun compte et s'était croisé les deux bras, attendant que ses domestiques lui vinssent, comme d'habitude, apporter son dîner. Mais, à l'heure accoutumée, les domestiques n'étant pas venus, la faim avait commencé de se faire sentir ; néanmoins, le Castelvetéranois avait tenu bon et avait passé la nuit à appeler, à crier, à frapper le long des murs et à réclamer son dîner ; tout avait été inutile, les murs avaient fait les sourds, et le prisonnier était resté à jeun.
Le matin, le gardien était entré vers les neuf heures, et le fou lui avait demandé impérieusement son déjeuner. Le gardien lui avait alors tranquillement demandé un ou deux écus pour aller l'acheter en ville ; l'affamé avait fouillé dans ses poches, et n'y ayant rien trouvé, il avait demandé du crédit ; ce à quoi le gardien avait répondu que le crédit était bon pour les grands seigneurs, mais qu'on ne faisait pas crédit à de la canaille comme lui. Alors le pauvre diable avait réfléchi profondément, et avait fini par demander au gardien ce qu'il fallait qu'il fit pour se procurer de l'argent. Le gardien lui dit que s'il voulait l'aider à porter au grenier le bois qui était à la cave, à la douzième brassée il lui donnerait deux grains ; qu'avec ces deux grains il aurait un pain de deux livres, et qu'avec ce pain de deux livres il apaiserait son appétit. Cette condition avait paru fort dure à l'ex-aristocrate ; mais enfin, comme il lui paraissait plus dur encore de ne pas déjeuner après s'être passé de dîner la veille, il avait suivi le gardien, était descendu avec lui à la cave, avait porté douze brassées de bois au grenier, avait reçu ses deux grains, et en avait acheté un pain de deux livres qu'il avait dévoré.
A partir de ce moment, la chose avait été toute seule. Le fou s'était remis à porter son bois pour gagner son dîner. Comme il en avait porté trente-six brassées au lieu de douze, le dîner avait été trois fois meilleur que le déjeuner. Il avait pris goût à cette amélioration, et le lendemain, après avoir passé une nuit parfaitement tranquille, il s'était mis à faire la chose de lui même.
Depuis ce temps, on ne pouvait plus l'arracher à cet exercice qu'il continuait de prendre, comme on l'a vu, même les dimanches et les jours de fête ; seulement, quand tout le bois était monté de la cave au grenier, il le redescendait du grenier à la cave, et vice versa.
Il y avait un an qu'il faisait ce métier, le côté splénétique de sa folie avait complètement disparu ; il était redevenu, sinon gras, du moins fort, car sa santé physique était parfaitement rétablie, grâce au travail assidu qu'il faisait. Dans quelques jours, le baron se proposait d'attaquer la partie morale en lui disant qu'on était à la recherche de papiers qui pourraient bien prouver que l'accusation de substitution dont il était victime était fausse. Mais si bien guéri que son pensionnaire dut jamais être, le baron Pisani nous assura qu'il ne le laisserait sortir que sous la promesse formelle que, quelque part qu'il fût, il monterait tous les jours de la cave au grenier ou descendrait tous les jours du grenier à la cave douze charges de bois, pas une de plus, pas une de moins.
Comme tous les fous étaient dans le jardin, à l'exception de trois ou quatre qu'on n'osait laisser communiquer avec les autres parce qu'ils étaient atteints de folie furieuse, le baron nous conduisit voir d'abord l'établissement avant de nous montrer ceux qui l'habitaient. Chaque malade avait une cellule, enjolivée ou attristée selon son caprice. L'un, qui se prétendait fils du roi de la Chine, avait une quantité d'étendards de soie, chargés de dragons et de serpents de toutes les formes peints dessus, avec toutes sortes d'ornements impériaux en papier doré. Sa folie était douce et gaie, et le baron Pisani espérait le guérir en lui faisant lire un jour sur une gazette que son père venait d'être détrôné, et avait renoncé à la couronne pour lui et sa postérité. L'autre, dont la folie était de se croire mort, avait un lit en forme de bière, dont il ne sortait que drapé en fantôme ; sa chambre était toute tendue de crêpe noir avec des larmes d'argent. Nous demandâmes au baron comment il comptait guérir celui-là. – Rien de plus facile, nous répondit-il ; j'avancerai le jugement dernier de trois ou quatre mille ans. Une nuit je l'éveillerai au son de la trompette, et je ferai entrer un ange qui lui ordonnera de se lever de la part de Dieu.
Celui-là était depuis trois ans dans la maison ; et, comme il allait de mieux en mieux, il n'avait plus que cinq ou six mois à attendre la résurrection éternelle.
En sortant de cette chambre nous entendîmes de véritables rugissements sortir d'une chambre voisine ; le baron nous demanda alors si nous voulions voir de quelle façon il traitait ses fous furieux : nous répondîmes que nous étions à ses ordres, pourvu qu'il nous garantît que nous nous en tirerions avec nos yeux : il se mit à rire, prit une clef des mains du gardien et ouvrit la porte.
Cette porte donnait dans une chambre matelassée de tous côtés, et dans laquelle il n'y avait pas de vitraux, de peur sans doute que celui qui l'habitait ne se blessât en brisant les carreaux. Cette absence de clôture n'était, au reste qu'un très médiocre inconvénient, l'exposition de la chambre étant au midi, et le climat de la Sicile étant constamment tempéré.
Dans un coin de cette chambre il y avait un lit, et sur ce lit un homme vêtu d'une camisole de force qui lui serrait les bras autour du corps et lui fixait les reins à la couchette. Un quart d'heure auparavant il avait eu un accès terrible, et les gardiens avaient été obligés de recourir à cette mesure répressive, fort rare au reste dans cet établissement. Cet homme pouvait avoir de trente à trente-cinq ans, avait dû être extrêmement beau, de cette beauté italienne qui consiste dans des yeux ardents, dans un nez recourbé et dans une barbe et des cheveux noirs, et était bâti comme un Hercule.
Lorsqu'il entendit ouvrir la porte, ses rugissements redoublèrent ; mais à peine en soulevant la tête ses regards eurent-ils rencontré ceux du baron, que ses cris de rage se changèrent en cris de douleur, qui bientôt eux-mêmes dégénérèrent en plaintes. Le baron s'approcha de lui, et lui demanda ce qu'il avait fait pour qu'on l'attachât ainsi. Il répondit qu'on lui avait enlevé Angélique, et qu'alors il avait voulu assommer Médor. Le pauvre diable se figurait qu'il était Roland, et malheureusement, comme son patron, sa folie était une folie furieuse.
Le baron le tranquillisa tout doucement, lui assurant qu'Angélique avait été enlevée malgré elle, mais qu'à la première occasion elle s'échapperait des mains de ses ravisseurs pour venir le rejoindre. Peu à peu cette promesse, renouvelée d'une voix pleine de persuasion, calma l'amant désolé, qui demanda alors au baron de le détacher. Le baron lui fit donner sa parole d'honneur qu'il ne chercherait pas à profiter de sa liberté pour courir après Angélique ; le fou la lui donna de la meilleure foi du monde. Alors le baron délia les boucles qui l'attachaient, et lui enleva la camisole de force, tout en le plaignant sur le malheur qui venait de lui arriver. Cette sympathie à ses malheurs imaginaires eut son effet ; quoique libre, il n'essaya pas même de se lever, mais seulement s'assit sur son lit. Bientôt ses plaintes dégénérèrent en gémissements et ses gémissements en sanglots ; mais, malgré ces sanglots, pas une larme ne sortait de ses yeux. Depuis un an qu'il était dans l'établissement, le baron avait fait tout ce qu'il avait pu pour le faire pleurer, mais il n'avait jamais pu y réussir. Il comptait un jour lui annoncer la mort d'Angélique, et le faire assister à l'enterrement d'un mannequin ; il espérait que cette dernière crise lui briserait le coeur, et qu'il finirait enfin par pleurer. S'il pleurait, monsieur Pisani ne doutait plus de sa guérison.
Dans la chambre en face était un autre fou furieux, que deux gardiens balançaient dans un hamac où il était attaché. A travers les barreaux de sa fenêtre il avait vu ses camarades se promener dans le jardin, et il voulait aller se promener avec eux ; mais comme à sa dernière sortie il avait failli assommer un fou mélancolique, qui ne fait de mal à personne et se promène ordinairement en ramassant les feuilles sèches qu'il trouve dans son chemin et qu'il rapporte précieusement dans sa cellule pour en composer un herbier, on s'était opposé à son désir ; ce qui l'avait mis dans une telle colère qu'on avait été obligé de le lier dans son hamac, ce qui est la seconde mesure de répression ; la première, étant l'emprisonnement ; la troisième, le gilet de force. Au reste, il était frénétique, faisait tout ce qu'il pouvait pour mordre ses gardiens, et poussait des cris de possédé.
- Eh bien ! lui demanda le baron, en entrant, qu'y a-t-il ? Nous sommes donc bien méchant aujourd'hui !
Le fou regarda le baron, et passa de ses hurlements à de petits cris pareils à ceux d'un enfant qui pleure.
- On ne veut pas me laisser aller jouer, dit-il ; on ne veut pas me laisser aller jouer.
- Et pourquoi veux-tu aller jouer ?
- Je m'ennuie ici, je m'ennuie ; et il se remit à vagir comme un poupard.
- Au fait, dit le baron Pisani, tu ne dois pas t'amuser, attaché comme cela : attends, attends. Et il le détacha.
- Ah ! fit le fou en sautant à terre et en étendant ses bras et ses jambes ; ah ! maintenant je veux aller jouer.
- C'est impossible, dit le baron ; parce que la dernière fois qu'on te l'a permis, tu as été méchant.
- Alors, que vais-je donc faire ? demanda le fou.
- Ecoute, reprit le baron, pour te distraire un instant, veux-tu danser la tarentelle ?
- Ah ! oui, la tarentelle, s’écria le fou avec un accent joyeux dans lequel il ne restait pas la moindre trace de sa colère passée ; la tarentelle.
- Allez lui chercher Thérésa et Gatano, dit le baron Pisani en s'adressant à l'un des gardiens ; puis se retournant vers nous : – Thérésa, continua-t-il, est une folle furieuse, et Gatano est un ancien maître de guitare qui est devenu fou. C'est le ménétrier de l'établissement.
Un instant après, nous vîmes arriver Thérésa ; deux hommes la portaient, et elle faisait d'incroyables efforts pour s'échapper de leurs mains. Gatano la suivait gravement avec sa guitare, mais sans que personne eût besoin de l'accompagner, car sa folie était des plus inoffensives. Mais à peine Thérésa eut-elle aperçu le baron, qu'elle courut dans ses bras en l'appelant son père ; puis, l'entraînant dans un coin de la cellule, elle se mit à lui raconter tout bas les tracasseries qu'on lui avait faites depuis le matin.
- C'est bien, mon enfant, c'est bien, dit le baron, j'ai appris tout cela à l'instant même, voilà pourquoi j'ai voulu te récompenser en te donnant un instant d'agrément : veux-tu danser la tarentelle ?
- Ah ! oui, ah ! oui, la tarentelle, s'écria la jeune fille en allant se placer devant son danseur, qui depuis un instant s'était déjà mis en mouvement, et qui pelotait tout seul tandis que Gatano accordait son instrument.
- Allons, Gatano, allons, presto, presto, dit le baron.
- Un instant, Votre Majesté, il faut que l'instrument soit d'accord.
- Il me croit le roi de Naples, reprit le baron ; il eut été trop fier pour entrer au service d'un particulier, mais je l'ai fait premier musicien de ma chapelle, je lui ai donné le titre de chambellan, je l'ai décoré au grand cordon de Saint-Janvier, de sorte qu'il est fort satisfait. Si vous lui parlez, ayez la bonté de l'appeler Excellence.
- Eh bien, mastro, où en sommes-nous ?
- Voilà, Votre Majesté, dit le musicien en commençant l'air de la tarentelle.
J'ai déjà dit l'effet magique de cet air sur les Siciliens, mais jamais je n'avais vu un résultat pareil à celui qu'il opéra sur les deux fous ; leurs figures se déridèrent à l'instant même, ils firent claquer leurs doigts comme des castagnettes, et ils commencèrent une danse dont le baron pressa de plus en plus la mesure ; au bout d'un quart d'heure, ils étaient en sueur tous deux, et n'en continuaient pas moins, suivant la mesure toujours plus précise, avec une justesse étonnante : enfin, l'homme tomba le premier, épuisé de fatigue ; cinq minutes après la femme se coucha à son tour ; on mit l'homme sur son lit et l'on emporta la femme dans sa chambre. Le baron Pisani répondait d'eux pour vingt-quatre heures. Quant au guitariste, on l'envoya dans le jardin faire les délices du reste de la société.
Monsieur le baron Pisani nous fit alors passer dans une grande salle, où, quand par hasard il fait mauvais, les malades se promènent : cette salle était pleine de fleurs, et les murs étaient tout couverts de fresques représentant presque toutes des sujets bouffons. C'est là surtout que le bon docteur, qui connaît à fond le genre de folie de chacun de ses pensionnaires, fait les études les plus curieuses ; il les prend par-dessous le bras, les conduit tantôt devant une fresque, tantôt devant une autre, et les explique à ses malades ou se les fait expliquer par eux : une de ces fresques représente le gentil paladin Astolfe allant chercher dans la lune la fiole qui contient la raison de Roland. Je demandai alors au baron comment il avait osé placer dans une maison de fous un tableau qui fait allusion à la folie.
- Ne dites pas trop de mal de cette fresque, me répondit le baron ; elle en a guéri dix-sept.
Outre les fleurs logées dans les embrasures de ses fenêtres et les fresques peintes sur ses murailles, cette salle contenait un certain nombre de tambours à tapisserie, de métiers du tisserand et de rouets à filer ; chacun de ces instruments portait quelque ouvrage commencé par les fous. Une des premières règles de la maison est le travail ; quiconque ne connaît aucun métier, bêche la terre, tire de l'eau aux pompes ou porte du bois. Les dimanches et les jours de fête, ceux qui veulent se distraire lisent, dansent, jouent à la balle, ou se balancent sur des escarpolettes ; le baron prétendant qu'une occupation quelconque est un des plus puissants remèdes à la folie, et qu'il faut toujours que les fous travaillent ou s'amusent, fatiguent le corps ou occupent l'esprit. L'expérience au reste est pour lui : proportion gardée, il guérit un nombre d'aliénés double de ceux que guérissent les médecins qui appliquent à leurs malades le traitement ordinaire.
De la salle de travail nous passâmes au jardin ; c'est un délicieux parterre, arrosé par des fontaines et abrité par de grands arbres, où tous ces pauvres malheureux se promènent presque toujours isolés les uns des autres, chacun s'abandonnant à son genre de folie, et suivant les allées, les uns bruyants, les autres silencieux. Le caractère principal de la folie est le besoin de la solitude ; presque jamais deux fous ne causent ensemble ; ou s'ils causent ensemble chacun suit son idée et répond à sa pensée, mais jamais à celle de son interlocuteur, quoiqu'il n'en soit pas ainsi avec les étrangers qui viennent les voir, et qu'au premier aspect quelques-uns paraissent pleins de sens et de raison.
Le premier que nous rencontrâmes était un jeune homme de 26 ou 28 ans, nommé Lucca. C'était avant sa folie un des avocats les plus distingués de Catane. Un jour il avait eu au spectacle une discussion avec un Napolitain, qui, au lieu de mettre dans sa poche la carte que Lucca lui avait glissée dans la main, était allé se plaindre à la garde. Or la garde était composée de soldats napolitains qui, ne demandant pas mieux que de chercher noise à un Sicilien, vinrent signifier à Lucca de sortir du parterre. Lucca, qui n'avait en rien troublé la tranquillité publique, les envoya promener ; un Napolitain lui mit la main sur le collet ; un coup de poing bien appliqué l'envoya rouler à dix pas ; mais aussitôt tous tombèrent sur le récalcitrant, qui se débattit quelque temps et finit enfin par recevoir un coup de crosse qui lui fendit le crâne et le renversa évanoui. Alors on l'emporta et on le déposa dans un des cachots de la prison. Lorsque le lendemain le juge vint pour l'interroger, il était fou.
Sa folie était des plus poétiques : tantôt il se croyait Le Tasse, tantôt Shakespeare, tantôt Chateaubriand. Ce jour-là il s'était décidé pour Dante, et suivant une allée, un crayon et du papier à la main, il composait son 33e chant de l'Enfer.
Je m'approchai de lui par derrière, il en était à l'épisode d'Ugolin ; mais sans doute la mémoire lui manquait, car deux ou trois fois il répéta en se frappant le front :

          La bocca sollevo dal fiero pasto ;

mais sans pouvoir aller plus loin. Je pensai que c'était un excellent moyen de me mettre dans ses bonnes grâces que de lui souffler les premiers mots du vers suivant ; et comme il se frappait la tête de nouveau en signe de détresse, j'ajoutai :

          Quel peccator forbendola.

- Ah ! merci, s'écria-t-il, merci ; sans vous je sentais toutes mes idées qui se brouillaient, et je crois que j'allais devenir fou. Quel peccator forbendola. C'est cela, c'est cela, et il continua :

          A'capelli....

jusqu'à la fin du second tercet.
Alors, profitant du point qui suspendait le sens, et permettait au compositeur de respirer :
- Pardon, monsieur, lui dis-je, mais j'apprends que vous êtes le Dante.
- C'est moi-même, me répondit Lucca, que voulez-vous ?
- Faire votre connaissance. J'ai d'abord été à Florence pour avoir cet honneur, mais vous n'y étiez plus.
- Vous ne savez donc pas, répondit Lucca avec cette voix brève qui est un des caractères de la folie, ils m'en ont chassé de Florence ; ils m'ont accusé d'avoir volé l'argent de la république. Dante un voleur ! J'ai pris mon épée, les sept premiers chants de mon poème, et je suis parti.
- J'avais espéré, repris-je, vous joindre entre Feltre et Montefeltro.
- Ah ! oui, dit-il, oui, chez Can Grande della Scala.

          El gran Lombardo,
          Che'n su la Scala porta il santo uccello.

Mais je n'y suis resté qu'un instant ; il me faisait payer trop cher son hospitalité : il me fallait vivre là avec des flatteurs, des bouffons, des courtisans, des poètes ; et quels poètes ! Pourquoi n'êtes-vous pas venu par Ravenne ?
- J'y ai été, mais je n'y ai trouvé que votre tombeau.
- Et encore je n'étais plus dedans. Vous savez comment j'en suis sorti ?
- Non.
- J'ai trouvé un moyen de ressusciter toutes les fois que je suis mort.
- Est-ce un secret ?
- Pas le moins du monde.
- Peste ! mais c'est que je ne serais pas fâché de le connaître.
- Rien de plus facile : au moment de mourir je recommande qu'on creuse ma fosse bien profonde, bien profonde ; vous savez que le centre de la terre est un immense lac ?
- Vraiment ?
- Immense. Or, l'eau ronge toujours, comme vous savez ; l'eau ronge, ronge, ronge, jusqu'à ce qu'elle arrive à moi ; alors elle m'emporte jusqu'à la mer. Arrivé au fond de la mer, je me couche, les deux talons appuyés à deux branches de corail. Le corail pousse ; car, comme vous le savez, le corail est une plante ; il pousse, pousse, pousse, passe dans les veines et fait le sang ; alors il monte toujours, monte, monte, monte, et quand il arrive au coeur je ressuscite.
- Mon cher poète, dit vivement le baron interrompant notre conversation, est-ce que vous ne serez pas assez bon pour jouer une contredanse à ces pauvres gens ?
- Si fait, mon cher baron, reprit Lucca en prenant le violon que lui présentait le baron Pisani, et en le mettant d'accord si fait. Où sont-ils, où sont-ils ? Et il monta sur une chaise, comme ont l'habitude de faire les ménétriers.
- Maestro, dit le baron en appelant Gatano qui accourut avec sa guitare ; mastro, une contredanse.
- Oui, Majesté, répondit Gatano en montant sur une chaise voisine de celle de Lucca, et en lui donnant le la.
Et tous deux se mirent à jouer une contredanse.
Aussitôt de tous les coins du jardin accoururent, dans les costumes les plus étranges, une douzaine de fous, hommes et femmes, parmi lesquels je reconnus au premier coup d'oeil le fils de l'empereur de la Chine et le prétendu mort ; le premier avait sur la tête une magnifique couronne de papier doré ; l'autre était enveloppé d'un grand drap blanc et marchait d'un pas grave et posé, comme il convient à un fantôme : les autres étaient le fou mélancolique qui venait visiblement à regret, et que de temps en temps étaient obligés de pousser deux gardiens ; une femme qui se croyait sainte Thérèse et qui avait des extases, puis enfin une jeune femme de vingt à vingt et un ans, dont on pouvait sous les traits flétris deviner la beauté première : elle aussi venait péniblement, et plutôt traînée que conduite par une femme qui paraissait chargée de sa garde ; enfin elle se mit en place comme les autres, et la contredanse commença.
Contredanse étrange, où chaque acteur semblait obéir mécaniquement à la pression de quelque ressort secret qui le mettait en mouvement, tandis que son esprit suivait la pente où l'entraînait la folie ; quadrille joyeux en apparence, sombre en réalité, où tout était insensé, musique, musiciens et danseurs ; spectacle terrible à regarder, en ce qu'il laissait voir au plus profond de la faiblesse humaine.
Je m'écartai un instant. J'avais peur de devenir fou moi-même.
Le baron vint à moi.
- J'ai interrompu votre conversation avec ce pauvre Lucca me dit-il, car je ne permets pas qu'il se perde dans ses systèmes métaphysiques. Les fous métaphysiciens sont les plus difficiles à guérir, en ce qu'on ne peut pas dire où la raison finit, où la folie commence. Qu'il se croie Dante, Le Tasse, Arioste, Shakespeare ou Chateaubriand, il n'y a pas d'inconvénient à cela. J'ai sauvé presque tous ceux qui n'avaient que ce genre d'aliénation, et je sauverai Lucca, j'en suis certain. Mais ceux que je ne sauverai pas, continua le baron en secouant la tète et en étendant la main vers les danseurs, c'est cette pauvre folle qui se débat pour quitter sa place et retourner à l'écart. Et, tenez, la voilà qui se renverse en arrière, sa crise lui prend : jamais elle ne pourra entendre la musique, jamais elle ne pourra voir danser sans retomber dans sa folie.
- C'est bien, c'est bien, laissez-la tranquille, cria le baron à la femme qui en avait soin, et qui voulait la forcer de rester à la contredanse. Costanza, Costanza, viens, mon enfant, viens. Et il fit quelques pas vers elle, tandis que la jeune fille, profitant de sa liberté, accourait légère comme une gazelle effarouchée, et, tout en regardant derrière elle pour voir si elle n'était pas poursuivie, venait se jeter toute sanglotante dans ses bras.
- Eh bien ! mon enfant, dit le baron, voyons, qu'y a-t-il encore ?
- O mon père, mon père ! ils ne veulent pas ôter leurs masques, ils ne veulent dire leurs noms qu'à lui, ils l'emmènent dans la chambre à côté. Oh ! ne le laissez pas aller avec eux, au nom du ciel ! ils le tueront. Albano, Albano ! ah !... ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c'est fini... il est trop tard ! Et la jeune fille se renversa presque évanouie dans les bras du baron, qui, quelque habitué qu'il fût à ce spectacle, ne put s'empêcher de tirer un mouchoir de sa poche et d'essuyer une larme qui roulait le long de sa joue.
Pendant ce temps-là les autres dansaient toujours sans s'occuper le moins du monde de la douleur de la jeune fille ; et, quoique sa crise eût commencé au milieu de tous, aucun n'avait paru s'en apercevoir, pas même Lucca, qui jouait du violon avec une espèce de frénésie, frappant du pied et criant des figures que personne ne suivait. Je sentis que le vertige me gagnait, c'était une de ces scènes comme en raconte Hoffmann, ou comme on en voit en rêve. Je demandai au baron la permission de lire les règlements de sa maison, dont on m'avait parlé comme d'un modèle de philanthropie ; il tira de sa poche une petite brochure imprimée ; et je me retirai dans un cabinet d'étude que le baron s'était réservé et dont il me fit ouvrir la porte.
Je citerai deux ou trois articles de ce règlement.

Chapitre V.

Art. 45.
« On a déjà aboli dans la maison des fous l'usage cruel et abominable des chaînes et des coups de bâton, qui, au lieu de rendre plus calmes et plus dociles les malheureux aliénés, ne font que redoubler leur fureur et leur inspirer des sentiments de vengeance. Néanmoins, si, malgré la douceur qu'on emploie avec eux, ils s'abandonnaient à la violence on aura recours aux moyens de restriction, en n'oubliant jamais que les fous ne sont point des coupables à punir, mais bien de pauvres malades auxquels il faut porter des secours, et dont la position réclame tous les égards dus au malheur et à la souffrance. »

Art. 46.
« De toutes les méthodes de restriction dont on se sert actuellement dans les hospices et les établissements des aliénés chez les nations les plus civilisées de l'Europe, il n'en sera adopté que trois : l'emprisonnement dans la chambre, la ligature dans un hamac, et la camisole de force, convaincu qu'est le directeur de la maison des fous de Palerme, non seulement de l'inefficacité, mais encore du danger réel des machines de rotation, des bains de surprise, des lits de force, moyens de répression plus cruels encore que l'emploi des chaînes, aboli dans quelques établissements. »

Art. 48.
« Cependant, comme on est quelquefois avec les aliénés contraint d'employer la force, dans les cas extrêmes la force sera employée. Alors la répression se fera, non pas avec bruit et dureté, mais avec fermeté et humanité en même temps, et en faisant comprendre, autant que cela sera possible, aux malades la douleur que leurs gardiens éprouvent d'être contraints de se servir de pareils moyens envers eux. »

Art. 51.
« L'emploi de la camisole de force ne sera jamais ordonné que par le directeur, mais encore toutes les précautions seront prises au moment d'en faire usage, surtout lorsque l'application devra en être faite à une femme, à laquelle le serrement des courroies pourrait faire beaucoup de mal en comprimant les muscles de la poitrine. »

J'achevais la lecture delle Instruzioni c'est le titre de ces règlements lorsque le baron rentra accompagné de Lucca, parfaitement calmé par la musique qu'il venait de faire, et qui, ayant appris mon nom, voulait, en sa qualité de confrère en poésie, me faire ses compliments. Il connaissait de moi Antony et Charles VII, et me pria de lui mettre quelques vers sur son album. Je lui demandai la réciprocité, mais il réclama jusqu'au lendemain matin, voulant me faire ces vers tout exprès. Il était redevenu parfaitement calme, parlait avec douceur et gravité à la fois, et, sauf la conviction qu'il avait gardée d'être Dante, n'avait pour le moment aucune des manières d'un fou.
L'heure était venue de nous retirer ; d'ailleurs, un des spectacles que je supporte le moins longtemps et avec le plus de peine, est celui de la folie. Le baron, qui avait affaire de notre côté, nous offrit de nous reconduire, nous acceptâmes.
En traversant la cour, je revis la jeune fille qui était venue se jeter dans les bras du baron : elle était agenouillée devant le bassin d'une fontaine, et elle s'y regardait comme dans un miroir, s'amusant à tremper dans l'eau les longues boucles de ses cheveux, dont elle appuyait ensuite l'extrémité mouillée sur son front brûlant.
Je demandai au baron quel événement avait produit cette folie sombre et douloureuse, à laquelle lui-même ne voyait aucun espoir de guérison. Le baron me raconta ce qui suit :
- Costanza on se rappelle que c'est le nom que le baron avait donné à la jeune folle était la fille unique du dernier comte de La Bruca ; elle habitait avec lui et sa mère, entre Syracuse et Catane, un de ces vieux châteaux d'architecture sarrasine, comme il en reste encore quelques-uns en Sicile. Mais, quelque isolé que fût le château, la beauté de Costanza ne s'en était pas moins répandue de Messine à Trapani ; et plus d'une fois de jeunes seigneurs siciliens, sous le prétexte que la nuit les avait surpris dans leur voyage, vinrent demander au comte de La Bruca une hospitalité qu'il ne refusait jamais. C'était un moyen de voir Costanza. Ils la voyaient, et presque tous s'en allaient amoureux fous d'elle.
Parmi ces visiteurs intéressés, passa un jour le chevalier Bruni. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, qui avait ses biens à Castro-Giovanni, et qui passait pour un de ces hommes violents et passionnés qui ne reculent devant rien pour satisfaire un désir d'amour, ou pour accomplir un acte de vengeance.
Costanza ne le remarqua pas plus qu'elle ne faisait des autres ; et le chevalier Bruni passa une nuit et un jour au château de la Bruca, sans laisser après son départ le moindre souvenir dans le coeur ni dans l'esprit de la jeune fille.
Il faut tout dire aussi : ce coeur et cet esprit étaient occupés ailleurs. Le comte de Rizzari avait un château situé à quelques milles seulement de celui qu'habitait le comte de La Bruca. Une vieille amitié liait entre eux les deux voisins, et faisait qu'ils étaient presque toujours l'un chez l'autre. Le comte de Rizzari avait deux fils, et le plus jeune de ces deux fils, nommé Albano, aimait Costanza et était aimé d'elle.
Malheureusement, c'est une assez triste position sociale que celle d'un cadet sicilien. A l'aîné est destinée la charge de soutenir l'honneur du nom, et, par conséquent, à l'aîné revient toute la fortune. Cet amour de Costanza et d'Albano, loin de sourire aux deux pères, les effraya donc pour l'avenir. Ils pensèrent que, puisque Costanza aimait le frère cadet elle pourrait aussi bien aimer le frère aîné ; et le pauvre Albano ; sous prétexte d'achever ses études, fut envoyé à Rome.
Albano partit, d'autant plus désespéré que l'intention de son père était visible. On destinait le pauvre garçon à l'état ecclésiastique, et plus il descendait en lui-même, plus il acquérait la conviction qu'il n'avait pas la moindre vocation pour l'Eglise. Il n'en fallut pas moins obéir : en Sicile, pays en retard d'un siècle, la volonté paternelle est encore chose sainte. Les deux jeunes gens se jurèrent en pleurant de n'être jamais que l'un à l'autre ; mais, tout en se faisant cette promesse, tous deux en connaissaient la valeur. Cette promesse ne les rassura donc que médiocrement sur l'avenir.
En effet, à peine Albano fut-il arrivé à Rome et installé dans son collège, que le comte de La Bruca annonça à sa fille qu'il lui fallait renoncer à tout jamais à épouser Albano, destiné par sa famille à embrasser l'état ecclésiastique ; mas qu'en échange, et par manière de compensation, elle pouvait se regarder d'avance comme l'épouse de don Ramiro, son frère aîné.
Don Ramiro était un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, brave, élégant, adroit à tous les exercices du corps, et à qui eût rendu justice toute femme dont le coeur n'eût point été prévenu en faveur d'un autre. Mais l'amour est aussi aveugle dans son antipathie que dans sa sympathie. Costanza, à toutes ces brillantes qualités, préférait la timide mélancolie d'Albano ; et, au lieu de remercier son père du choix qu'il s'était donné la peine de faire pour elle, elle pleura si fort et si longtemps, que, par manière de transaction, il fut convenu qu'elle épouserait don Ramiro, mais aussi l'on arrêta que ce mariage ne se ferait que dans un an.
Quelque temps après cette décision prise, le chevalier Bruni fit la demande de la main de Costanza dans les formes les plus directes et les plus positives ; mais le comte de La Bruca lui répondit qu'il était à son grand regret obligé de refuser l'honneur de son alliance, attendu que sa fille était promise au fils aîné du comte Rizzari, et que l'on attendait seulement, pour que ce mariage s'accomplît, que Costanza eût atteint l'âge de dix-huit ans.
Le chevalier Bruni se retira sans mot dire. Quelques personnes, qui connaissaient son caractère vindicatif et sombre, conseillèrent au comte de La Bruca de se défier de lui. Mais six mois s'écoulèrent sans qu'on en entendît parler. Au bout de ce temps, on apprit qu'il paraissait non seulement tout consolé du refus qu'il avait essuyé, mais encore qu'il vivait presque publiquement avec une ancienne maîtresse de don Ramiro, que celui-ci avait cessé de voir du moment ou son mariage avec Costanza avait été décidé.
Cinq autres mois s'écoulèrent. Le terme demandé par Costanza elle-même approchait ; on s'occupa des apprêts du mariage, et don Ramiro partit pour aller acheter à Palerme les cadeaux de noces qu'il comptait offrir à sa fiancée.
Trois jours après, on apprit qu'entre Mineo et Aulone don Ramiro avait été attaqué par une bande de voleurs. Accompagné de deux domestiques dévoués, et plein de courage lui-même, don Ramiro avait voulu se défendre ; mais après avoir tué deux bandits, une balle qu'il avait reçue au milieu du front l'avait étendu raide mort. Un de ses domestiques avait été blessé : le second, plus heureux, était parvenu à se dérober aux balles et à la poursuite des brigands, et c'était lui-même qui apportait cette nouvelle.
Les deux comtes montèrent eux-mêmes à cheval avec tous leurs campieri, et le lendemain à midi ils étaient à Mineo.
Ce fut dans ce village que, près du cadavre de son maître mort, ils trouvèrent le fidèle domestique blessé. Des muletiers qui passaient par hasard sur la route une heure après le combat, les y avait ramenés tous deux.
Le comte Rizzari, à qui un seul espoir restait, celui de la vengeance, prit aussitôt près du blessé toutes les informations qui le pouvaient guider dans la poursuite des meurtriers ; malheureusement, ces informations étaient bien vagues. Les voleurs étaient au nombre de sept, et, contre l'habitude des bandits siciliens, portaient, pour plus grande sécurité sans doute, un masque sur leur visage. Parmi les sept bandits, il y en avait un si petit et si mince que le blessé pensait que celui-là était une femme. Quand le jeune comte eut été tué, l'un des bandits s'approcha du cadavre, le regarda attentivement, puis, faisant signe au plus petit et au plus mince de ses camarades de venir le joindre : – Est-ce bien lui ? demanda-t-il.
– Oui, répondit laconiquement celui auquel était adressée cette question. Puis tous deux se retirèrent à l'écart, causèrent un instant à voix basse, et sautant sur des chevaux qui les attendaient tout sellés et tout bridés dans l'angle d'une roche, ils disparurent, laissant aux autres bandits le soin de visiter les poches et le portemanteau du jeune comte ; ce dont ils s'acquittèrent religieusement.
Quant au blessé, il avait fait le mort ; et comme en sa qualité de domestique, on le supposait naturellement moins chargé d'argent que son maître, les bandits l'avaient visité à peine, satisfaits sans doute de ce qu'ils avaient trouvé sur le comte ; puis, après cette courte visite, qui lui avait cependant coûté sa bourse et sa montre, ils étaient partis, emportant dans la montagne les cadavres de leurs deux camarades tués.
Il n'y avait pas moyen de poursuivre les meurtriers ; les deux comtes confièrent donc ce soin à la police de Syracuse et de Catane ; il en résulta que les meurtriers restèrent inconnus et demeurèrent impunis : quant à don Ramiro, son cadavre fut ramené à Catane, où il reçut une sépulture digne de lui dans les caveaux de ses ancêtres.
Cet événement, si terrible qu'il fût pour les deux familles, avait cependant, comme toutes les choses du monde, son bon et son mauvais côté : grâce à la mort de don Ramiro, Albano devenait l'aîné de la famille ; il ne pouvait donc plus être question pour lui d'embrasser l'état ecclésiastique ; c'était à lui maintenant à soutenir le nom et à perpétuer la race des Rizzari.
Il fut donc rappelé à Catane.
Nous ne scruterons pas le coeur des deux jeunes gens ; le coeur le plus pur a son petit coin gangrené par lequel il tient aux misères humaines, et ce fut dans ce petit coin que Costanza et Albano sentirent en se revoyant remuer et revivre l'espoir d'être un jour l'un à l'autre.
En effet, rien ne s'opposait plus à leur union, aussi cette idée vint-elle aux pères comme elle était venue aux enfants : on fixa seulement les noces à la fin du grand deuil, c'est-à-dire à une année.
Vers ce même temps, le chevalier Bruni ayant appris que Costanza était, par la mort de don Ramiro, redevenue libre, renouvela sa demande ; malheureusement comme la première fois il arrivait trop tard, d'autres arrangements étaient pris, à la grande satisfaction des deux amants, et le comte de La Bruca répondit au chevalier Bruni que le fils cadet du comte Rizzari étant devenu son fils aîné, il lui succédait, non seulement dans son titre et dans sa fortune mais encore dans l'union projetée depuis longtemps entre les deux maisons.
Comme la première fois, le chevalier Bruni se retira sans dire une seule parole ; si bien que ceux qui connaissaient son caractère ne pouvaient rien comprendre à cette modération.
Les jours et les mois s'écoulèrent bien différents pour les deux jeunes gens des jours et des mois de l'année précédente : le terme fixé pour l'expiration du deuil était le 12 septembre : le 15 les jeunes gens devaient être unis.
Ce jour bienheureux, que dans leur impatience ils ne croyaient jamais atteindre, arriva enfin.
La cérémonie eut lieu au château de La Bruca. Toute la noblesse des environs était conviée à la fête ; à onze heures du matin les jeunes gens furent unis à la chapelle. Costanza et Albano n'eussent point échangé leur sort contre l'empire du monde.
Après la messe, chacun se dispersa dans les vastes jardins du château jusqu'à ce que la cloche sonnât l'heure du dîner. Le repas fut homérique : quatre vingts personnes étaient réunies à la même table.
Les portes de la salle à manger donnaient d'un côté sur le jardin splendidement illuminé, de l'autre dans un vaste salon où tout était préparé pour le bal ; de l'autre côté du salon était la chambre nuptiale que devaient occuper les jeunes époux.
Le bal commença avec cette frénésie toute particulière aux Siciliens ; chez eux tous les sentiments sont portés à l'excès : ce qui chez les autres peuples n'est qu'un plaisir est chez eux une passion ; les deux nouveaux époux donnaient l'exemple, et chacun paraissait heureux de leur bonheur.
A minuit deux masques entrèrent vêtus de costumes de paysans siciliens, et portant entre leurs bras un mannequin vêtu d'une longue robe noire et ayant la forme d'un homme. Ce mannequin était masqué comme eux et portait sur la poitrine le mot tristizia brodé en argent ; dans ce doux patois sicilien, qui renchérit encore en velouté sur la langue italienne, ce mot veut dire tristesse.
Les deux masques entrèrent gravement, déposèrent le mannequin sur une ottomane, et se mirent à faire autour de lui des lamentations comme on a l'habitude d'en faire près des morts qu'on va ensevelir. Dès lors l'intention était frappante : après une année de douleur s'ouvrait pour les deux familles un avenir de joie, et les masques faisaient allusion à cette douleur passée et à cet avenir en portant la tristesse en terre. Quoique peut-être on eût pu choisir quelque allégorie de meilleur goût que celle-là, les nouveaux venus n'en furent pas moins gracieusement accueillis par le maître de la maison ; et toutes danses cessant à l'instant même, on se réunit autour d'eux pour ne rien perdre au spectacle à la fois funèbre et comique dont ils étaient si inopinément venus réjouir la société.
Alors les masques, se voyant l'objet de l'attention générale, commencèrent une pantomime expressive, mêlée à la fois de plaintes et de danses. De temps en temps ils interrompaient leurs pas pour s'approcher du mannequin de la Tristesse et pour essayer de le réveiller en le secouant ; mais voyant que rien ne pouvait le tirer de sa léthargie, ils reprenaient leur danse, qui de moment en moment prenait un caractère plus sombre et plus funèbre. C'étaient des figures inconnues, des cadences lentes, des tournoiements prolongés, le tout exécuté sur un chant triste et monotone qui commença à faire passer dans le coeur des assistants une terreur secrète qui finit par se répandre dans toute la salle et devenir générale.
Dans un moment de silence, où le chant venait de cesser et où les assistants écoutaient encore, une corde de la harpe se brisa avec ce frémissement sec et clair qui va au coeur. La jeune mariée poussa un faible cri. On sait que cet accident est généralement regardé comme un présage de mort.
Alors d'une voix presque générale, on cria aux deux danseurs d'ôter leurs masques.
Mais l'un des deux, levant le doigt comme pour imposer silence répondit en son nom et en celui de son compagnon qu'ils ne voulaient se faire connaître qu'au jeune comte Albano. Sa demande était juste, car c'est une habitude en Sicile, lorsqu'on arrive masqué dans quelque bal ou dans quelque soirée, de ne se démasquer que pour le maître de la maison. Le jeune comte ouvrit donc la porte de la chambre voisine, pour faire comprendre aux masques que si l'on exigeait qu'ils lui livrassent leur secret, ce secret du moins serait connu de lui seul. Les deux danseurs prirent aussitôt leur mannequin, entrèrent en dansant dans la chambre ; le comte Albano les y suivit, et la porte se referma derrière eux.
En ce moment et comme si la présence seule des étrangers avait empêché la fête de continuer, l'orchestre donna le signal de la contredanse : les quadrilles se reformèrent, et le bal recommença.
Cependant près de vingt minutes se passèrent sans qu'on vît reparaître ni les masques ni le comte. La contredanse finit au milieu d'un malaise général, et comme si chacun eût senti qu'un malheur inconnu planait au-dessus de la fête. Enfin, comme la mariée inquiète allait prier son père d'entrer dans la chambre, la porte se rouvrit et les deux masques reparurent.
Ils avaient changé de costume et avaient passé un habit noir à l'espagnole ; sous ce vêtement plus dégagé que l'autre, on put remarquer, à la finesse de la taille de l'un d'eux, que ce devait être une femme. Ils avaient un crêpe au bras, un crêpe à la toque, et portaient leur mannequin comme lorsqu'ils étaient entrés ; seulement le drap rouge qui l'enveloppait montait plus haut et descendait plus bas que lors de leur première apparition.
Comme la première fois, ils posèrent leur mannequin sur une ottomane et se mirent à recommencer leurs danses symboliques, seulement ces danses avaient un caractère plus funèbre encore qu'auparavant. Les deux danseurs s'agenouillaient, poussant de tristes lamentations, levant les bras au ciel, et exprimant par toutes les attitudes possibles la douleur qu'ils avaient commencé par parodier. Bientôt cette pantomime si singulièrement prolongée commença de préoccuper les assistants, et surtout la mariée, qui, inquiète de ne pas voir revenir son mari, se glissa dans la chambre voisine où elle croyait le retrouver ; mais à peine y était-elle entrée que l'on entendit un cri, et qu'elle reparut sur le seuil, pâle tremblante, et appelant Albano. Le comte de La Bruca accourut aussitôt vers elle pour lui demander la cause de sa terreur ; mais, incapable de répondre à cette question, elle chancela, prononça quelques paroles inarticulées, montra la chambre et s'évanouit.
Cet accident attira l'attention de toute l'assemblée sur la jeune femme : chacun se pressa autour d'elle, les uns par curiosité, les autres par intérêt. Enfin elle reprit ses sens, et, regardant autour d'elle, elle appela avec un cri de terreur profonde Albano, que personne n'avait revu.
Alors seulement on songea aux masques, et l'on se retourna du côté où on les avait laissés pour leur demander ce qu'ils avaient fait du jeune comte ; mais les deux masques, profitant de la confusion générale, avaient disparu.
Le mannequin seul était resté sur l'ottomane, raide, immobile et recouvert de son linceul de pourpre.
Alors on s'approcha de lui, on souleva un pan du linceul, et l'on sentit une main d'homme, mais froide et crispée ; en une seconde on déroula le drap qui l'enveloppait, et l'on vit que c'était un cadavre. On arracha le masque, et l'on reconnut le jeune comte Albano.
Il avait été étranglé dans la chambre voisine, si inopinément et si rapidement sans doute qu'on n'avait pas entendu un seul cri ; seulement les assassins, avec un sang-froid qui faisait honneur à leur impassibilité, avaient déposé une couronne de cyprès sur le lit nuptial.
C'était cette couronne, plus encore que l'absence de son fiancé, qui avait si fort épouvanté Costanza.
Tout ce qu'il y avait d'hommes dans la salle, parents, amis, domestiques, se précipita à la Poursuite des assassins ; mais toutes les recherches furent inutiles ; le château de La Bruca était isolé, situé au pied des montagnes, et il n'avait pas fallu plus de deux minutes aux deux terribles masques pour gagner ces montagnes et s'y cacher à tous les yeux.
Costanza, à la vue du cadavre de son bien-aimé Albano, tomba dans d'affreuses convulsions qui durèrent toute la nuit. Le lendemain elle était folle.
Cette folie, d'abord ardente, avait pris peu à peu un caractère de mélancolie profonde ; mais, comme je l'ai dit, le baron Pisani n'espérait pas que la guérison pût aller plus loin.
En 1840 je revis Lucca à Paris, il était parfaitement guéri, et avait conservé un souvenir très présent et très distinct de la visite que je lui avais faite. Ma première question fut pour sa compagne, la pauvre Costanza ; mais il secoua tristement la tête. La double prédiction du baron s'était vérifiée pour elle et pour lui. Lucca avait recouvré sa raison, mais Costanza était toujours folle.

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