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Le Pizzo

Il y a certaines villes inconnues où il arrive parfois de ces catastrophes si inattendues, si retentissantes et si terribles, que leur nom devient tout à coup un nom européen, et qu'elles s'élèvent au milieu du siècle comme un de ces jalons historiques plantés par la main de Dieu pour l'éternité : tel est le sort du Pizzo. Sans annales dans le passé et probablement sans histoire dans l'avenir, il vit de son illustration d'un jour, et est devenu une des stations homériques de l'Iliade napoléonienne.
On n'ignore pas, en effet, que c'est dans la ville du Pizzo que Murat vint se faire fusiller, là que cet autre Ajax trouva une mort obscure et sanglante, après avoir cru un instant que, lui aussi, il échapperait malgré les dieux.
Un mot sur cette fortune si extraordinaire que, malgré le souvenir des fautes qui s'attachent au nom de Murat, ce nom est devenu en France le plus populaire après celui de Napoléon.
Ce fut un sort étrange que celui-là : né dans une auberge, élevé dans un pauvre village, Murat parvient, grâce à la protection d'une famille noble, à obtenir une bourse au collège de Cahors, qu'il quitte bientôt pour aller terminer ses études au séminaire de Toulouse. Il doit être prêtre, il est déjà sous-diacre, on l'appelle l'abbé Murat, lorsque, pour une faute légère dont il ne veut pas demander pardon, on le renvoie à la Bastide. Là il retrouve l'auberge paternelle, dont il devient un instant le premier domestique. Bientôt cette existence le lasse. Le 12ème régiment de chasseurs passe devant sa porte, il va trouver le colonel et s'engage. Six mois après il est maréchal des logis ; mais une faute contre la discipline le fait chasser du régiment comme il a été chassé du séminaire. Une seconde fois son père le voit revenir, et ne le reçoit qu'à la condition qu'il reprendra son rang parmi ses serviteurs. En ce moment la garde constitutionnelle de Louis XVI est décrétée, Murat est désigné pour en faire partie ; il part avec un de ses camarades, et arrive avec lui à Paris. Le camarade se nomme Bessières : ce sera le duc d'Istrie.
Bientôt Murat quitte la garde constitutionnelle, comme il a quitté le séminaire, comme il a quitté son premier régiment. Il entre dans les chasseurs avec le grade de sous-lieutenant. Un an après il est lieutenant- colonel. C'est alors un révolutionnaire enragé ; il écrit au club des Jacobins pour changer son nom de Murat en celui de Marat. Sur ces entrefaites, le 9 thermidor arrive, et, comme le club des Jacobins n'a pas eu le temps de faire droit à sa demande, Murat garde son nom.
Le 13 vendémiaire arrive, Murat se trouve sous les ordres de Bonaparte. Le jeune général flaire l'homme de guerre. Il a le commandement de l'armée d'Italie, Murat sera son aide de camp.
Alors Murat grandit avec l'homme à la fortune duquel il s'est attaché. Il est vrai que Murat est de toutes les victoires ; il charge le premier à la tête de son régiment ; il monte le premier à l'assaut ; il entre premier dans les villes. Aussi est-il fait successivement, et en moins de six ans, général de division, général en chef, maréchal de l'empire, prince, grand-amiral, grand-aigle de la Légion d'honneur, grand-duc de Berg, roi de Naples. Celui qui voulait s'appeler Marat va s'appeler Joachim Napoléon.
Mais le roi des Deux-Siciles est toujours le soldat de Rivoli et le général d'Aboukir. Il a fait de son sabre un sceptre, et de son casque une couronne ; voilà tout. Ostrowno, Smolensk et la Moscowa le retrouvent tel que l'avaient connu la Corona et le Tagliamento ; et le 16 septembre 1812 il entre le premier à Moscou, comme le 13 novembre 1805 il est entré le premier à Vienne.
Ici s'arrête la vie glorieuse et triomphante. Moscou est l'apogée de la grandeur de Murat et de Napoléon. Mais l'un est un héros, l'autre n'est qu'un homme. Napoléon va tomber, Murat va descendre.
Le 5 décembre 1812, Napoléon remet le commandement de l'armée à Murat. Napoléon a fait Murat ce qu'il est ; Murat lui doit tout, grades, position, fortune : il lui a donné sa soeur et un trône. A qui se fiera Napoléon, s'il ne se fie point à Murat, ce garçon d'auberge qu'il a fait roi ?
L'heure des trahisons va venir ; Murat la devance. Murat quitte l'armée, Murat tourne le dos à l'ennemi, Murat l'invincible est vaincu par la peur de perdre son trône. Il arrive à Naples pour marchander sa couronne aux ennemis de la France ; des négociations se nouent avec l'Autriche et la Russie. Que le vainqueur d'Austerlitz et de Marengo tombe maintenant, qu'importe ! Le fuyard de Wilna restera debout.
Mais Napoléon a frappé du pied le sol, et 300 000 soldats en sont sortis. Le géant terrassé a touché sa mère, et comme Antée il est debout pour une nouvelle lutte. Murat écoute avec inquiétude ce canon septentrional qui retentit encore au fond de la Saxe quand il croit l'étranger au coeur de la France. Deux noms de victoire arrivent jusqu'à lui et le font tressaillir : Lutzen, Bautzen. A ce bruit, Joachim redevient Murat ; il redemande son sabre d'honneur et son cheval de bataille. De la même course dont il avait fui, le voilà qui accourt. Il était, disait-on, dans son palais de Caserte ou de Chiaramonte ; non pas, il coupe les routes de Freyberg et de Pyrna ; non pas, il est à Dresde, où il écrase toute une aile de l'armée ennemie. Pourquoi Murat ne fut-il pas tué à Bautzen comme Duroc, ou ne se noya-t-il pas à Leipsick comme Poniatowski ?...
Il n'eût pas signé le 11 janvier 1814, avec la cour de Vienne, le traité par lequel il s'engageait à fournir aux alliés 50 000 hommes et à marcher à leur tête contre la France.
Moyennant quoi il resta roi de Naples, tandis que Napoléon devenait souverain de l'île d'Elbe.
Mais un jour Joachim s'aperçoit qu'à son tour son nouveau trône s'ébranle et vacille au milieu des vieux trônes. L'antique famille des rois rougit du parvenu que Napoléon l'a forcée de traiter en frère. Les Bourbons de France ont demandé, à Vienne, la déchéance de Joachim.
En même temps, un bruit étrange se répand. Napoléon a quitté l'île d'Elbe et marche sur Paris. L'Europe le regarde passer.
Murat croit que le moment est venu de faire contrepoids à cet événement qui fait pencher le monde. Il a rassemblé sourdement 70 000 hommes, il se rue avec eux sur l'Autriche ; mais ces 70 000 hommes ne sont plus des Français. Au premier obstacle auquel il se heurte, il se brise. Son armée disparaît comme une fumée. Il revient seul à Naples, se jette dans une barque, gagne Toulon, et vient demander l'hospitalité de l'exil à celui qu'il a trahi.
Napoléon se contente de lui répondre :
- Vous m'avez perdu deux fois ; la première, en vous déclarant contre moi ; la seconde, en vous déclarant pour moi. Il n'y a plus rien de commun entre le roi de Naples et l'empereur des Français. Je vaincrai sans vous, ou je tomberai sans vous.
A partir de ce moment, Joachim cessa d'exister pour Napoléon. Une seule fois, lorsque le vainqueur de Ligny poussait ses cuirassiers sur le plateau de mont Saint-Jean, et qu'il les voyait successivement s'anéantir sur les carrés anglais, il murmura :
- Ah ! Si Murat était ici !...
Murat avait disparu. Nul ne savait ce que Murat était devenu ; il ne devait reparaître que pour mourir.
Entrons au Pizzo.
Comme on le comprend bien, le Pizzo, ainsi qu'Avignon, était pour moi presqu'un pèlerinage de famille. Si le maréchal Brune était mon parrain, le roi de Naples était l'ami de mon père.Enfant, j'ai tiré les favoris de l'un et les moustaches de l'autre, et plus d'une fois j'ai caracolé sur le sabre du vainqueur de Fribourg, coiffé du bonnet aux plumes éclatantes du héros d'Aboukir.
Je venais donc recueillir une à une, si je puis le dire, les dernières heures d'une des plus cruelles agonies dont les fastes de l'histoire aient conservé le souvenir.
J'avais pris toutes mes précautions d'avance. A Vulcano, on se le rappelle, les fils du général Nunziante m'avaient donné une lettre de recommandation pour le chevalier Alcala. Le chevalier Alcala, général du prince de l'Infantado, se trouvait en 1815 au Pizzo qu'il habite encore, et il avait rendu à Murat prisonnier tous les services qu'il avait pu lui rendre. Pendant tous les jours de sa captivité il lui avait fait visite, et enfin il avait pris congé de lui dans un dernier adieu, quelques instants avant sa mort.
J'eus à peine remis à monsieur le chevalier Alcala la lettre de recommandation dont j'étais porteur, qu'il comprit l'intérêt que je devais prendre aux moindres détails de la catastrophe dont je voulais me faire l'historien, et qu'il mit tous ses souvenirs à ma disposition.
D'abord nous commençâmes par visiter le Pizzo.
Le Pizzo est une petite ville de 1 500 ou 1 800 âmes, bâtie sur le prolongement d'un des contreforts de la grande chaîne de montagnes qui part des Apennins, un peu au-dessus de Potenza, et s'étend jusqu'à Reggio en divisant toute la Calabre. Comme à Scylla, ce contrefort étend jusqu'à la mer une longue arête de rochers, sur le dernier desquels est bâtie la citadelle.
Des deux côtés, le Pizzo domine donc la plage de la hauteur d'une centaine de pieds. A sa droite est le golfe de Sainte-Euphémie, à sa gauche est la côte qui s'étend jusqu'au cap Lambroni.
Au milieu du Pizzo est une grande place de forme à peu près carrée, mal bâtie, et à laquelle aboutissent trois ou quatre rues tortueuses. A son extrémité méridionale, cette rue est ornée de la statue du roi Ferdinand, père de la reine Amélie et grand-père du roi de Naples actuel.
Des deux côtés de cette place il faut descendre pour arriver à la mer ; à droite, on descend par une pente douce et sablonneuse ; à gauche, par un escalier cyclopéen, formé, comme celui de Captée, de larges dalles de granit.
Cet escalier descendu, on se trouve sur une plage parsemée de petites maisons ombragées de quelques oliviers ; mais, à soixante pas du rivage, toute verdure manque, et l'on ne trouve plus qu'une nappe de sable, sur laquelle on enfonce jusqu'aux genoux.
Ce fut de cette petite plage que, le 8 octobre 1815, trois ou quatre pêcheurs, qui venaient de tendre leurs filets, qu'ils ne comptaient pas utiliser de la journée, attendu que ce 8 octobre était un dimanche, aperçurent une petite flottille composée de trois bâtiments, qui après avoir paru hésiter un instant sur la route qu'ils devaient suivre, se dirigèrent tout à coup vers le Pizzo. A cinquante pas du rivage à peu près, les trois bâtiments mirent en panne ; une chaloupe fut mise à la mer ; trente et une personnes y descendirent, et la chaloupe s'avança aussitôt vers la côte. Trois hommes se tenaient debout à la proue : le premier de ces trois hommes était Murat ; le second, le général Franceschetti, et le troisième l'aide de camp Campana. Les autres individus qui chargeaient la chaloupe étaient vingt-cinq soldats et trois domestiques.
Quant à la flottille, dans laquelle était le reste des troupes et le trésor de Murat, elle était restée sous le commandement d'un nommé Barbara, Maltais de naissance, que Murat avait comblé de bontés, et qu'il avait nommé son amiral.
En arrivant près du rivage, le général Franceschetti voulut sauter à terre ; mais Murat l'arrêta en lui posant la main sur la tête et en lui disant :
- Pardon, général, mais c'est à moi de descendre le premier.
A ces mots il s'élança et se trouva sur la plage. Le général Franceschetti sauta après Murat, et Campana après Franceschetti ; les soldats débarquèrent ensuite, puis les valets.
Murat était vêtu d'un habit bleu, brodé d'or au collet, sur la poitrine et aux poches ; il avait un pantalon de casimir blanc, des bottes à l'écuyère, une ceinture à laquelle était passée une paire de pistolets, un chapeau brodé comme l'habit, garni de plumes, et dont la ganse était formée de quatorze diamants qui pouvaient valoir chacun mille écus à peu près ; enfin, sous son bras gauche il portait roulée son ancienne bannière royale, autour de laquelle il comptait rallier ses nouveaux partisans.
A la vue de cette petite troupe les pêcheurs s'étaient retirés. Murat trouva donc la plage déserte. Mais il n'y avait pas à se tromper ; de l'endroit où il était débarqué il voyait parfaitement l'escalier gigantesque qui conduit à la place : il donna l'exemple à sa petite troupe en se mettant à sa tête et en marchant droit à la ville.
Au milieu de l'escalier à peu près, il se retourna pour jeter un coup d'oeil sur la flottille ; il vit la chaloupe qui rejoignait le bâtiment ; il crut qu'elle retournait faire un nouveau chargement de soldats, et continua de monter.
Comme il arrivait sur la place dix heures sonnaient. La place était encombrée de peuple : c'était l'heure où l'on allait commencer la messe.
L'étonnement fut grand lorsque l'on vit déboucher la petite troupe conduite par un homme si richement vêtu, par un général et par un aide de camp. Murat pénétra jusqu'au milieu de la place sans que personne le reconnût, tant on était loin de s'attendre à le revoir jamais. Murat cependant était venu au Fizzo cinq ans auparavant, et à l'époque où il était roi.
Mais si personne ne le reconnut, il reconnut, lui, parmi les paysans, un ancien sergent qui avait servi dans sa garde à Naples. Murat, comme la plupart des souverains, avait la mémoire des noms. Il marcha droit à l'ex sergent, lui mit la main sur l'épaule, et lui dit :
- Tu t'appelles Tavella ?
- Oui, dit celui-ci ; que me voulez-vous ?
- Tavella, ne me reconnais-tu pas ? continua Murat.
Tavella regarda Murat, mais ne répondit point.
- Tavella, je suis Joachim Murat, dit le roi. A toi l'honneur de crier le premier Vive Joachim !
La petite troupe de Murat cria à l'instant Vive Joachim ! mais le Calabrais resta immobile et silencieux, et pas un des assistants ne répondit par un seul cri aux acclamations dont leur ancien roi avait donné lui-même le signal ; bien au contraire, une rumeur sourde commençait à courir dans la foule. Murat comprit ce frémissement d'orage, et s'adressant de nouveau au sergent :
- Tavella, lui dit-il, va me chercher un cheval, et, de sergent que tu étais, je te fais capitaine.
Mais Tavella s'éloigna sans répondre, s'enfonça dans une des rues tortueuses qui aboutissent à la place, rentra chez lui et s'y renferma.
Pendant ce temps, Murat était demeuré sur la place, où la foule devenait de plus en plus épaisse. Alors le général Franceschetti, voyant qu'aucun signe amical n'accueillait le roi, et que tout au contraire les figures sévères des assistants s'assombrissaient de minute en minute, s'approcha du roi :
- Sire, lui dit-il, que faut-il faire ?
- Crois-tu que cet homme m'amènera un cheval ?
- Je ne le crois point, dit Franceschetti.
- Alors, allons à pied à Monteleone.
- Sire, il serait plus prudent peut-être de retourner à bord.
- Il est trop tard, dit Murat ; les dés sont jetés, que ma destinée s'accomplisse à Monteleone. A Monteleone !
- A Monteleone ! Répéta toute la troupe ; et elle suivit le roi qui, lui montrant le chemin, marchait à sa tête.
Le roi prit, pour aller à Monteleone, la route que nous venions de suivre nous-mêmes pour venir de cette ville au Pizzo ; mais déjà, et dans cette circonstance suprême, il y avait trop de temps perdu. En même temps que Tavella, trois ou quatre hommes s'étaient esquivés, non pas pour s'enfermer chez eux comme l'ex-sergent de la garde napolitaine, mais pour prendre leurs fusils et leurs gibernes, ces éternels compagnons du Calabrais. L'un de ces hommes, nommé Georges Pellegrino, à peine armé, avait couru chez un capitaine de gendarmerie nommé Trenta Capelli, dont les soldats étaient à Cosenza, mais qui se trouvait, lui, momentanément dans sa famille au Pizzo, et lui avait raconté ce qui venait d'arriver, en lui proposant de se mettre à la tête de la population et d'arrêter Murat. Trenta Capelli avait aussitôt compris quels avantages résulteraient immanquablement pour lui d'un pareil service rendu au gouvernement. Il était en uniforme, tout prêt d'assister à la messe ; il s'élança de chez lui, suivi de Pellegrino, courut sur la place, proposa à toute la population, déjà en rumeur, de se mettre à la poursuite de Murat. Le cri : Aux armes ! retentit aussitôt ; chacun se précipita dans la première maison venue, en sortit avec un fusil, et, guidée par Trenta Capelli et Georges Pellegrino, toute cette foule s'élança sur la route de Monteleone, coupant la retraite à Murat et à sa petite troupe.
Murat avait atteint le pont qui se trouve à trois cents pas à peu près en avant du Pizzo, lorsqu'il entendit derrière lui les cris de toute cette meute qui aboyait sur sa voie ; il se retourna, et, comme il ne savait pas fuir, il attendit.
Trenta Capelli marchait en tête. Lorsqu'il vit Murat s'arrêter, il ne voulut pas perdre l'occasion de le faire prisonnier de sa main ; il fit donc signe à la population de se tenir où elle était, et s'avançant seul contre Murat, qui de son côté s'avançait seul vers lui :
- Vous voyez que la retraite vous est coupée, lui dit-il ; vous voyez que nous sommes trente contre un, et que par conséquent il n'y a pas moyen pour vous de résister ; rendez-vous donc, et vous épargnerez l'effusion du sang.
- J'ai quelque chose de mieux que cela à vous offrir, dit à son tour Murat ; suivez-moi, réunissez-vous à moi avec cette troupe, et il y a les épaulettes de général pour vous, et pour chacun de ces hommes cinquante louis.
- Ce que vous me proposez est impossible, dit Trenta Capelli, nous sommes tous dévoués au roi Ferdinand à la vie et à la mort ; vous ne pouvez en douter, pas un d'eux n'a répondu à votre cri de Vive Joachim ! n'est-ce pas ? Ecoutez.
Et Trenta Capelli, levant son épée en l'air, cria :
- Vive Ferdinand !
- Vive Ferdinand ! répéta d'une seule voix toute la population, à laquelle commençaient à se mêler les femmes et les enfants, qui accouraient et s'amassaient à l'arrière-garde.
- Il en sera donc ce que Dieu voudra, dit Joachim, mais je ne me rendrai pas.
- Alors, dit Trenta Capelli, que le sang retombe sur ceux qui le feront couler.
- Dérangez-vous, capitaine, dit Murat, vous empêchez cet homme de m'ajuster.
Et il lui montra du doigt Georges Pellegrino qui le mettait en joue.
Trenta Capelli se jeta de côté, le coup partit, mais Murat n'en fut point atteint.
Alors Murat comprit que si un seul coup de fusil était tiré de son côté, une boucherie allait commencer, dans laquelle lui et ses hommes seraient mis en morceaux : il voyait qu'il s'était trompé sur l'esprit des Calabrais ; il n'avait plus qu'une ressource, celle de regagner sa flottille. Il fit un signe à Franceschetti et à Campana, et s'élançant du haut du pont sur la plage, c'est- à-dire d'une hauteur de trente à trente-cinq pieds à peu près, il tomba dans le sable sans se faire aucun mal : Campana et Franceschetti sautèrent après lui et eurent le même bonheur que lui. Tous trois alors se mirent à courir vers le rivage, au milieu des vociférations de toute la populace qui, n'osant les suivre par le même chemin, redescendit en hurlant vers le Pizzo pour regagner le large escalier dont nous avons parlé et qui conduit à la plage.
Murat se croyait sauvé, car il comptait retrouver la chaloupe sur le rivage et la flottille à la place où il l'avait laissée ; mais en levant les yeux vers la mer, il vit la flottille qui l'abandonnait et gagnait le large, emmenant la chaloupe amarrée à la proue du navire amiral que montait Barbara. Ce misérable livrait son maître pour s'emparer de trois millions qu'il savait être dans la chambre du roi.
Murat ne put croire à tant de trahison ; il mit son drapeau au bout de son épée et fit des signaux, mais les signaux restèrent sans réponse. Pendant ce temps, les balles de ceux qui étaient restés sur le pont pleuvaient autour de lui, tandis qu'on commençait à voir déboucher par la place la tête de la colonne qui s'était mise à la poursuite des fugitifs. Il n'y avait pas de temps à perdre, une seule chance de salut restait, c'était de pousser à la mer une barque qui s'en trouvait à vingt pas, et de faire force de rames vers la flottille, qui, alors, reviendrait sans doute au secours du roi. Murat et ses compagnons se mirent donc à pousser la barque avec l'énergie du désespoir. La barque glissa sur le sable et atteignit l'eau : en ce moment, une décharge partit, et Campana tomba mort. Trenta Capelli, Pellegrino et toute leur suite n'étaient plus qu'à cinquante pas de la barque, Franceschetti sauta dedans, et de l'impulsion qu'il lui donna l'éloigna de deux ou trois pas du rivage. Murat voulut sauter à son tour, mais, par une de ces petites fatalités qui brisent les hautes fortunes, les éperons de ses bottes à l'écuyère restèrent accrochés dans un filet qui était étendu sur la plage. Arrêté dans son élan, Murat ne put atteindre la barque, et tomba le visage dans l'eau. Au même instant, et avant qu'il eût pu se relever, toute la population était sur lui : en une seconde ses épaulettes furent arrachées, son habit en lambeaux et sa figure en sang. La curée royale se fût faite à l'instant même, et chacun en eût emporté son morceau à belles dents, si Trenta Capelli et Georges Pellegrino ne fussent parvenus à le couvrir de leurs corps. On remonta en tumulte l'escalier qui conduisait à la ville. En passant au pied de la statue de Ferdinand, les vociférations redoublèrent. Trenta Capelli et Pellegrino virent que Murat serait massacré s'ils ne le tiraient pas au plus vite des mains de cette populace ; ils l'entraînèrent vers le château, y entrèrent avec lui, se firent ouvrir la porte de la première prison venue, le poussèrent dedans, et la refermèrent sur lui. Murat alla rouler tout étourdi sur le parquet, se releva, regarda autour de lui ; il était au milieu d'une vingtaine d'hommes prisonniers comme lui, mais prisonniers pour vols et pour assassinats. L'ex- grand-duc de Berg, l'ex-roi de Naples, le beau-frère de Napoléon, était dans le cachot des condamnés correctionnels.
Un instant après, le gouverneur du château entra ; il se nommait Mattei, et comme il était en uniforme Murat le reconnut pour ce qu'il était.
- Commandant, s'écria alors Murat en se levant du banc où il était assis et en marchant droit au gouverneur, dites, dites, est-ce que c'est là une prison à mettre un roi ?
A ces mots, et tandis que le gouverneur balbutiait quelques excuses, ce furent les condamnés qui se levèrent à leur tour, stupéfaits d'étonnement ; ils avaient pris Murat pour un compagnon de vol et de brigandage, et voilà qu'ils le reconnaissaient maintenant pour leur ancien roi.
- Sire, dit Mattei, donnant dans son embarras au prisonnier le titre qu'il était défendu de lui donner, sire, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire dans une chambre particulière.
- Il re Joachimo ! il re Joachimo, murmurèrent les condamnés.
- Oui, leur dit Murat en se levant de toute la hauteur de sa grande taille ; oui, le roi Joachim, et qui, tout prisonnier et sans couronne qu'il est, ne sortira pas d'ici, cependant, sans laisser à ses compagnons de captivité, quels qu'ils soient, une trace de son passage.
A ces mots, il plongea la main dans la poche de son gousset, et en tira une poignée d'or qu'il laissa tomber sur le parquet ; puis, sans attendre les remerciements des misérables dont il avait été un instant le compagnon, il fit signe au commandant Mattei qu'il était prêt à le suivre.
Le commandant marcha le premier, lui fit traverser une petite cour, et le conduisit dans une chambre dont les deux fenêtres donnaient, l'une sur la pleine mer, l'autre sur la plage où il avait été arrêté. Arrivé là, il lui demanda s'il désirait quelque chose.
- Je voudrais un bain parfumé, et des tailleurs pour me refaire des habits.
- L'un et l'autre seront assez difficiles à vous procurer, général, reprit Mattei lui rendant cette fois le titre officiel qu'on était convenu de lui donner.
- Eh ! pourquoi cela ? demanda Murat.
- Parce que je ne sais où l'on trouvera ici des essences, et que parmi les tailleurs du Pizzo, il n'y en a pas un capable de faire à Votre Excellence autre chose qu'un costume du pays.
- Achetez toute l'eau de Cologne que l'on trouvera, et faites venir des tailleurs de Monteleone : je veux un bain parfumé, je le paierai cinquante ducats ; qu'on trouve moyen de me le faire, voilà tout. Quant aux habits, faites venir les tailleurs, et je leur expliquerai ce que je désire.
Le commandant sortit en indiquant qu'il allait essayer d'accomplir les ordres qu'il venait de recevoir.
Un instant après, des domestiques en livrée entrèrent : ils apportaient des rideaux de damas pour mettre aux fenêtres, des chaises et des fauteuils pareils, et enfin des matelas, des draps et des couvertures pour le lit. La chambre dans laquelle se trouvait Murat étant celle du concierge, tous ces objets manquaient, ou étaient en si mauvais état que des gens de la plus basse condition pouvaient seuls s'en servir. Murat demanda de quelle part lui venait cette attention, et on lui répondit que c'était de la part du chevalier Alcala.
Bientôt on apporta à Murat le bain qu'il avait demandé. Il était encore dans la baignoire lorsqu'on lui annonça le général Nunziante : c'était une ancienne connaissance du prisonnier, qui le reçut en ami ; mais la position du général Nunziante était fausse, et Murat s'aperçut bientôt de son embarras. Le général, prévenu à Tropea de ce qui venait de se passer au Pizzo, venait pour remplir son devoir en interrogeant le prisonnier ; et, tout en demandant à son roi pardon des rigueurs que lui imposait sa position, il commença un interrogatoire. Alors Murat se contenta de répondre :
- Vous voulez savoir d'où je viens et où je vais, n'est-ce pas, général ? eh bien ! je viens de Corse, je vais à Trieste, l'orage m'a poussé sur les côtes de Calabre, le défaut de vivres m'a forcé de relâcher au Pizzo ; voilà tout. Maintenant voulez-vous me rendre un service ? envoyez-moi des habits pour sortir du bain.
Le général comprit qu'il ne pouvait rester plus longtemps sans faire céder tout à fait les convenances à un devoir un peu rigoureux peut-être ; il se retira donc pour attendre des ordres de Naples, et envoya à Murat ce qu'il demandait.
C'était un uniforme complet d'officier napolitain. Murat s'en revêtit en souriant malgré lui de se voir habillé aux couleurs du roi Ferdinand ; puis il demanda plume, encre et papier, et écrivit à l'ambassadeur d'Angleterre, au commandant des troupes autrichiennes, et à la reine sa femme. Comme il achevait ces dépêches, deux tailleurs qu'on avait fait venir de Monteleone arrivèrent.
Aussitôt Murat, avec cette frivolité d'esprit qui le caractérisait, passa des affaires de vie et de mort qu'il venait de traiter, à la commande, non pas de deux uniformes, mais de deux costumes complets : il expliqua dans les moindres détails quelle coupe il désirait pour l'habit, quelle couleur pour les pantalons, quelles broderies pour le tout ; puis, certain qu'ils avaient parfaitement compris ses instructions, il leur donna quelques louis d'arrhes, et les congédia en leur faisant promettre que ses vêtements seraient prêts pour le dimanche suivant.
Les tailleurs sortis, Murat s'approcha d'une de ses fenêtres : c'était celle qui donnait sur la plage où il avait été arrêté. Une grande foule de monde était réunie au pied d'un petit fortin qu'on y peut voir encore aujourd'hui à fleur de terre. Murat chercha vainement à deviner ce que faisait là cet amas de curieux. En ce moment le concierge entra pour demander au prisonnier s'il ne voulait point souper. Murat l'interrogea sur la cause de ce rassemblement.
- Oh ! ce n'est rien, répondit le concierge.
- Mais enfin que font là tous ces gens ? demanda Murat en insistant.
- Bah ! répondit le concierge, ils regardent creuser une fosse.
Murat se rappela qu'au milieu du trouble amené par sa catastrophe il avait effectivement vu tomber près de lui un de ses deux compagnons, et que celui qui était tombé était Campana : cependant tout s'était passé d'une façon si rapide et si imprévue qu'à peine s'il avait eu le temps de remarquer les circonstances les plus importantes qui avaient immédiatement précédé et suivi son arrestation. Il espérait donc encore qu'il s'était trompé, lorsqu'il vit deux hommes fendre le groupe, entrer dans le petit fortin, et en sortir cinq minutes après portant le cadavre ensanglanté d'un jeune homme entièrement dépouillé de ses vêtements : c'était celui de Campana.
Murat tomba sur une chaise, et laissa aller sa tête dans ses deux mains : cet homme de bronze, qui avait toujours, exempt de blessures quoique toujours au feu, caracolé au milieu de tant de champs de bataille sans faiblir un seul instant, se sentit brisé à la vue inopinée de ce beau jeune homme, que sa famille lui avait confié, qui venait de tomber pour lui dans une échauffourée sans gloire, et que des indifférents enterraient comme un chien sans même demander son nom.
Au bout d'un quart d'heure Murat se releva et se rapprocha de nouveau de la fenêtre. Cette fois la plage, à part quelques curieux attardés, était à peu près déserte ; seulement, à l'endroit que couvrait dix minutes auparavant le rassemblement qui avait attiré l'attention du prisonnier, une légère élévation, remarquable par la couleur différente que conservait la terre nouvellement retournée, indiquait l'endroit où Campana venait d'être enterré.
Deux grosses larmes silencieuses coulaient des yeux de Murat, et il était si profondément préoccupé qu'il ne voyait pas le concierge qui, entré depuis plusieurs minutes, n'osait point lui adresser la parole. Enfin, à un mouvement que le bonhomme fit pour attirer son attention, Murat se retourna.
- Excellence, dit-il, c'est le souper qui est prêt.
- Bien, dit Murat en secouant la tête comme pour faire tomber la dernière larme qui tremblait à sa paupière ; bien, je te suis.
- Son Excellence le général Nunziante demande s'il lui serait permis de dîner avec Votre Excellence.
- Parfaitement, dit Murat. Préviens-le, et reviens dans cinq minutes.
Murat employa ces cinq minutes à effacer de son visage toute trace d'émotion, de sorte que, lorsque le général Nunziante entra lui-même à la place du concierge, le prisonnier le reçut d'un visage si souriant, qu'on eût dit que rien d'extraordinaire ne s'était passé.
Le dîner était préparé dans la chambre voisine ; mais la tranquillité de Murat était toute superficielle ; son coeur était brisé, et vainement essaya-t-il de prendre quelque chose. Le général Nunziante mangea seul ; et, supposant que le prisonnier pouvait avoir besoin de quelque chose pendant la nuit, il fit porter un poulet froid, du pain et du vin dans sa chambre. Après être resté un quart d'heure à peu près à table, Murat, ne pouvant plus supporter la contrainte qu'il éprouvait, manifesta le désir de se retirer dans sa chambre, et d'y rester seul et tranquille jusqu'au lendemain. Le général Nunziante s'inclina en signe d'adhésion, et reconduisit le prisonnier jusqu'à sa chambre. Sur le seuil, Murat se retourna et lui présenta la main ; puis il rentra, et la porte se referma sur lui.
Le lendemain, à neuf heures du matin, une dépêche télégraphique arriva en réponse à celle qui avait annoncé la tentative de débarquement et l'arrestation de Murat. Cette dépêche ordonnait la convocation immédiate d'un conseil de guerre. Murat devait être jugé militairement, et avec toute la rigueur de la loi qu'il avait rendue lui-même en 1810 contre tout bandit qui serait pris dans ses Etats les armes à la main.
Cependant cette mesure paraissait si rigoureuse au général Nunziante, qu'il déclara que, comme il pouvait y avoir erreur dans l'interprétation des signes télégraphiques, il attendrait une dépêche écrite. De cette façon, le prisonnier eut un sursis de trois jours, ce qui lui donna une nouvelle confiance dans la façon dont il allait être traité. Mais enfin, le 12 au matin, la dépêche écrite arriva. Elle était brève et précise ; il n'y avait pas moyen de l'éluder. La voici :

« Naples, 9 octobre 1815.

Ferdinand, par la grâce de Dieu, etc.
Avons décrété et décrétons ce qui suit :

Art. 1er. Le général Murat sera jugé par une commission militaire dont les membres seront nommés par notre ministre de la guerre.

Art. 2. Il ne sera accordé au condamné qu'une demi-heure pour recevoir les secours de la religion. »

Comme on le voit, on doutait si peu de la condamnation, qu'on avait déjà réglé le temps qui devait s'écouler entre la condamnation et la mort.
Un second arrêté était joint à celui-ci. Ce second arrêté, qui découlait du premier, contenait les noms des membres choisis pour composer le conseil de guerre.
Toute la journée s'écoula sans que le général Nunziante eût le courage d'avertir Murat des nouvelles qu'il avait reçues. Dans la nuit du 12 au 13, la commission s'assembla ; enfin, comme il fallait que le 13 au matin Murat parût devant ses juges, il n'y eut pas moyen de lui cacher plus longtemps temps la situation où il se trouvait ; et le 13, à six heures du matin, l'ordonnance de mise en jugement lui fut signifiée, et la liste de ses juges lui fut communiquée.
Ce fut le capitaine Strati qui lui fit cette double signification, que Murat, si imprévue qu'elle fût pour lui, reçut cependant comme s'il y eût été préparé, et le sourire du mépris sur les lèvres ; mais, cette lecture achevée, Murat déclara qu'il ne reconnaissait pas un tribunal composé de simples officiers ; que si on le traitait en roi, il fallait, pour le juger, un tribunal de rois ; que si on le traitait en maréchal de France, son jugement ne pouvait être prononcé que par une commission de maréchaux ; qu'enfin, si on le traitait en général, ce qui était le moins qu'on pût faire pour lui, il fallait rassembler un jury de généraux.
Le capitaine Strati n'avait pas mission de répondre aux interpellations du prisonnier : aussi se contenta-t-il de répondre que son devoir était de faire ce qu'il venait de faire, et que, le prisonnier connaissant mieux que personne les rigoureuses prescriptions de la discipline, il le priait de lui pardonner.
- C'est bien, dit Murat ; d'ailleurs ce n'est pas sur vous autres que l'odieux de la chose retombera, c'est sur Ferdinand, qui aura traité un de ses frères en royauté comme il aurait traité un brigand. Allez, et dites à la commission qu'elle peut procéder sans moi. Je ne me rendrai pas au tribunal ; et si l'on m'y porte de force, aucune puissance humaine n'aura le pouvoir de me faire rompre le silence.
Strati s'inclina et sortit. Murat, qui était encore au lit, se leva et s'habilla promptement : il ne s'abusait pas sur sa situation, il savait qu'il était condamné d'avance, et il avait vu qu'entre sa condamnation et son supplice une demi-heure seulement lui était accordée. Il se promenait à grands pas dans sa chambre, quand le lieutenant Francesco Froya, rapporteur de la commission, entra ; il venait prier Murat, au nom de ses collègues, de comparaître au tribunal, ne fût-ce qu'un instant ; mais Murat renouvela son refus. Alors Francesco Froyo lui demanda quels étaient son nom, son âge et le lieu de sa naissance.
A cette question, Murat se retourna, et avec une expression de hauteur impossible à décrire :
- Je suis, dit-il, Joachim-Napoléon, roi des Deux-Siciles, né à la Bastide- Fortunière, et l'histoire ajoutera : assassiné au Pizzo. Maintenant que vous savez ce que vous voulez savoir, je vous ordonne de sortir.
Le rapporteur obéit.
Cinq minutes après, le général Nunziante entra ; il venait à son tour supplier Murat de paraître devant la commission, mais il fut inébranlable.
Cinq heures s'écoulèrent pendant lesquelles Murat resta enfermé seul et sans que personne fût introduit près de lui ; puis sa porte se rouvrit, et le procureur royal La Camera entra dans sa chambre, tenant d'une main le jugement de la commission, et de l'autre la loi que Murat avait rendue lui- même contre les bandits, et en vertu de laquelle il avait été jugé. Murat était assis ; il devina que c'était sa condamnation qu'on lui apportait : il se leva, et, s'adressant d'une voix ferme au procureur royal : lisez, monsieur, lui dit il, je vous écoute.
Le procureur royal lut alors le jugement : Murat était condamné à l'unanimité moins une voix.
Cette lecture terminée :
- Général, lui dit le procureur royal, j'espère que vous mourrez sans aucun sentiment de haine contre nous, et que vous ne vous en prendrez qu'à vous même de la loi que vous avez faite.
- Monsieur, répondit Murat, j'avais fait cette loi pour des brigands et non pour des têtes couronnées.
- La loi est égale pour tous, monsieur, répondit le procureur royal.
- Cela peut être, dit Murat, lorsque cela est utile à certaines gens ; mais quiconque a été roi porte avec lui un caractère sacré qui mériterait qu'on y regardât à deux fois avant de le traiter comme le commun des hommes. Je faisais cet honneur au roi Ferdinand de croire qu'il ne me ferait pas fusiller comme un criminel ; je me trompais : tant pis pour lui, n'en parlons plus. J'ai été à trente batailles, j'ai vu cent fois la mort en face. Nous sommes donc de trop vieilles connaissances pour ne pas être familiarisés l'un avec l'autre. C'est vous dire, messieurs, que quand vous serez prêts je le serai, et que je ne vous ferai point attendre. Quant à vous en vouloir, je ne vous en veux pas plus qu'au soldat qui, dans la mêlée, ayant reçu de son chef l'ordre de tirer sur moi, m'aurait envoyé sa balle au travers du corps. Allez, messieurs, vous comprenez que, l'arrêté du roi ne me donnant qu'une demi-heure, je n'ai pas de temps à perdre pour dire adieu à ma femme et à mes enfants. Allez, messieurs ; et il ajouta en souriant, comme au temps où il était roi : Et que Dieu vous ait dans sa sainte et digne garde.
Resté seul, Murat s'assit en face de la fenêtre qui regarde la mer, et écrivit à sa femme la lettre suivante, dont nous pouvons garantir l'authenticité, puisque nous l'avons transcrite sur la copie même de l'original qu'avait conservé le chevalier Alcala.

« Chère Caroline de mon coeur,
L'heure fatale est arrivée, je vais mourir du dernier des supplices : dans une heure tu n'auras plus d'époux, et nos enfants n'auront plus de père ; souvenez-vous de moi et n'oubliez jamais ma mémoire.
Je meurs innocent, et la vie m'est enlevée par un jugement injuste.
Adieu mon Achille, adieu ma Laetitia, adieu mon Lucien, adieu ma Louise.
Montrez-vous dignes de moi ; je vous laisse sur une terre et dans un royaume plein de mes ennemis ; montrez-vous supérieurs à l'adversité, et souvenez-vous de ne pas vous croire plus que vous n'êtes, en songeant à ce que vous avez été.
Adieu, je vous bénis, ne maudissez jamais ma mémoire ; rappelez-vous que la plus grande douleur que j'éprouve dans mon supplice est celle de mourir loin de mes enfants, loin de ma femme, et de n'avoir aucun ami pour me fermer les yeux.
Adieu, ma Caroline, adieu mes enfants ; recevez ma bénédiction paternelle, mes tendres larmes et mes derniers baisers.
Adieu, adieu, n'oubliez point votre malheureux père !
Pizzo, ce 13 octobre 1815.

                    Joachim Murat. »

Comme il achevait cette lettre, la porte s'ouvrit : Murat se retourna et reconnut le général Nunziante.
- Général, lui dit Murat, seriez-vous assez bon pour me procurer une paire de ciseaux ? Si je la demandais moi-même, peut-être me la refuserait-on.
Le général sortit, et rentra quelques secondes après avec l'instrument demandé. Murat le remercia d'un signe de tête, lui prit les ciseaux des mains, coupa une boucle de ses cheveux, puis la mettant dans la lettre et présentant cette lettre au général :
- Général, lui dit-il, me donnez-vous votre parole que cette lettre sera remise à ma Caroline ?
- Sur mes épaulettes, je vous le jure ! répondit le général.
Et il se détourna pour cacher son émotion.
- Eh bien ! eh bien ! général, dit Murat en lui frappant sur l'épaule, qu'est- ce donc que cela ? que diable ! nous sommes soldats tous les deux ; nous avons vu la mort en face. Eh bien ! je vais la revoir, voilà tout, et cette fois elle viendra à mon commandement, ce qu'elle ne fait pas toujours, car j'espère qu'on me laissera commander le feu, n'est-ce pas ?
Le général fit signe de la tête que oui.
- Maintenant, général, continua Murat, quelle est l'heure fixée pour mon exécution ?
- Désignez-la vous-même, répondit le général.
- C'est vouloir que je ne vous fasse pas attendre.
- J'espère que vous ne croyez pas que c'est ce motif.
- Allons donc, général, je plaisante, voilà tout.
Murat tira sa montre de son gousset : c'était une montre enrichie de diamants, sur laquelle était le portrait de la reine ; le hasard fit qu'elle se présenta du côté de l'émail.
Murat regarda un instant le portrait avec une expression de douleur indéfinissable, puis avec un soupir :
- Voyez donc, général, dit-il, comme la reine est ressemblante. Puis il allait remettre la montre dans sa poche, lorsque, se rappelant tout à coup pour quelle cause il l'avait tirée :
- Oh ! pardon, général, dit-il, j'oubliais le principal ; voyons, il est trois heures passées ; ce sera pour quatre heures, si vous voulez bien ; cinquante cinq minutes, est-ce trop !
- C'est bien, général, dit Nunziante. Et il fit un mouvement pour sortir en sentant qu'il étouffait.
- Est-ce que je ne vous reverrai pas ? dit Murat en l'arrêtant.
- Mes instructions portent que j'assisterai à votre exécution, mais vous m'en dispenserez, n'est-ce pas, général ? Je n'en aurais pas la force...
- C'est bien ! c'est bien ! enfant que vous êtes, dit Murat ; vous me donnerez la main en passant, et ce sera tout.
Le général Nunziante se précipita vers la porte ; il sentait lui-même qu'il allait éclater en sanglots. De l'autre côté du seuil, il y avait deux prêtres.
- Que veulent ces hommes ? demanda Murat, croient-ils que j'ai besoin de leurs exhortations, et que je ne saurai pas mourir ?
- Ils demandent à entrer, sire, dit le général, donnant pour la première fois dans son trouble, au prisonnier, le titre réservé à la royauté.
- Qu'ils entrent, qu'ils entrent, dit Murat.
Les deux prêtres entrèrent : l'un d'eux se nommait Francesco Pellegrino, et était l'oncle de ce même Georges Pellegrino qui était cause de la mort de Murat ; l'autre s'appelait don Antonio Masdea.
- Maintenant, messieurs, leur dit Murat en faisant un pas vers eux, que voulez-vous ? dites vite ; on me fusille dans trois quarts d'heure, et je n'ai pas de temps à perdre.
- Général, dit Pellegrino, nous venons vous demander si vous voulez mourir en chrétien ?
- Je mourrai en soldat, dit Murat. Allez.
Pellegrino se retira à cette première rebuffade ; mais don Antonio Masdea resta. C'était un beau vieillard à la figure respectable, à la démarche grave, aux manières simples. Murat eut d'abord un moment d'impatience en voyant qu'il ne suivait pas son compagnon ; mais, en remarquant l'air de profonde douleur empreinte dans toute sa physionomie, il se contint.
- Eh bien ! mon père, lui dit-il, ne m'avez-vous point entendu ?
- Vous ne m'avez pas reçu ainsi la première fois que je vous vis, sire ; il est vrai qu'à cette époque vous étiez roi, et que je venais vous demander une grâce.
- Au fait, dit Murat, votre figure ne m'est pas inconnue : où vous ai-je donc vu ? Aidez ma mémoire.
- Ici même, sire. Lorsque vous passâtes au Pizzo en 1810, j'allai vous demander un secours pour achever notre église : je sollicitais 25 000 francs, vous m'en envoyâtes 40 000.
- C'est que je prévoyais que j'y serais enterré, répondit en souriant Murat.
- Eh bien ! sire, refuserez-vous à un vieillard la dernière grâce qu'il vous demande ?
- Laquelle ?
- Celle de mourir en chrétien.
- Vous voulez que je me confesse ? eh bien ! écoutez : étant enfant, j'ai désobéi à mes parents qui ne voulaient pas que je me fisse soldat. Voilà la seule chose dont j'aie à me repentir.
- Mais, sire, voulez-vous me donner une attestation que vous mourez dans la foi catholique ?
- Oh ! pour cela, sans difficulté, dit Murat ; et allant s'asseoir à la table où il avait déjà écrit, il traça le billet suivant :

« Moi, Joachim Murat, je meurs en chrétien, croyant à la sainte Eglise catholique, apostolique et romaine.
                    Joachim Murat. »

Et il remit le billet au prêtre.
Le prêtre s'éloigna.
- Mon père, dit Murat, votre bénédiction.
- Je n'osais pas vous l'offrir de vive voix, mais je vous la donnais de coeur, répondit le prêtre.
Et il imposa les deux mains sur cette tête qui avait porté le diadème.
Murat s'inclina et dit à voix basse quelques paroles qui ressemblaient à une prière ; puis il fit signe à don Masdea de le laisser seul. Cette fois le prêtre obéit.
Le temps fixé entre le départ du prêtre et l'heure de l'exécution s'écoula sans qu'on pût dire ce que fit Murat pendant cette demi-heure. Sans doute il repassa toute sa vie, à partir du village obscur, et qui, après avoir brillé, météore royal, revenait s'éteindre dans un village inconnu. Tout ce que l'on peut dire c'est qu'une partie de ce temps avait été employée à sa toilette, car lorsque le général Nunziante rentra il trouva Murat prêt comme pour une parade ; ses cheveux noirs étaient régulièrement séparés sur son front, et encadraient sa figure mâle et tranquille ; il appuyait la main sur le dossier d'une chaise, et dans l'attitude de l'attente.
- Vous êtes de cinq minutes en retard, dit-il ; tout est-il prêt ?
Le général Nunziante ne put lui répondre tant il était ému, mais Murat vit bien qu'il était attendu dans la cour ; d'ailleurs, en ce moment, le bruit de crosses de plusieurs fusils retentit sur les dalles.
- Adieu, général, adieu, dit Murat ; je vous recommande ma lettre à ma chère Caroline.
Puis, voyant que le général cachait sa tête entre ses deux mains, il sortit de la chambre et entra dans la cour.
- Mes amis, dit-il aux soldats qui l'attendaient, vous savez que c'est moi qui vais commander le feu ; la cour est assez étroite pour que vous tiriez juste : visez à la poitrine, sauvez le visage.
Et il alla se placer à six pas des soldats, presque adossé à un mur, et exhaussé sur une marche.
Il y eut un instant de tumulte au moment où il allait commencer de commander le feu : c'étaient les prisonniers correctionnels qui, n'ayant qu'une fenêtre grillée qui donnait sur la cour, se débattaient pour être à cette fenêtre.
L'officier qui commandait le piquet leur imposa silence, et ils se turent.
Alors Murat commanda la charge, froidement, tranquillement, sans hâte ni retard, comme il eût fait à un simple exercice. Au mot Feu, trois coups seulement partirent, Murat resta debout. Parmi les soldats intimidés, six n'avaient pas tiré, trois avaient tiré au-dessus de la tête.
C'est alors que ce coeur de lion, qui faisait de Murat un demi-dieu dans la bataille, se montra dans toute sa terrible énergie. Pas un muscle de son visage ne bougea. Pas un mouvement n'indiqua la crainte. Tout homme peut avoir du courage pour mourir une fois : Murat en avait pour mourir deux fois, lui !
- Merci, mes amis, dit-il, merci du sentiment qui vous a fait m'épargner. Mais, comme il faudra toujours en finir par où vous auriez dû commencer, recommençons, et cette fois pas de grâce, je vous prie.
Et il recommença d'ordonner la charge avec cette même voix calme et sonore, regardant entre chaque commandement le portrait de la reine ; enfin, le mot Feu se fit entendre, suivi d'une détonation, et Murat tomba percé de trois balles.
Il était tué raide : une des balles avait traversé le coeur.
On le releva, et en le relevant on trouva dans sa main la montre qu'il n'avait point lâchée, et sur laquelle était le portrait. J'ai vu cette montre à Florence entre les mains de madame Murat, qui l'avait rachetée 2 400 fr.
On porta le corps sur le lit, et, le procès-verbal de l'exécution rédigé, on referma la porte sur lui.
Pendant la nuit, le cadavre fut porté dans l'église par quatre soldats. On le jeta dans la fosse commune, puis, sur lui, plusieurs sacs de chaux ; puis on referma la fosse, et l'on scella la pierre qui depuis ce temps ne fut pas rouverte.
Un bruit étrange courut. On assura que les soldats n'avaient porté à l'église qu'un cadavre décapité ; s'il faut en croire certaines traditions verbales, la tête fut portée à Naples et remise à Ferdinand, puis conservée dans un bocal rempli d'esprit-de-vin, afin que si quelque aventurier profitait jamais de cette fin isolée et obscure pour essayer de prendre le nom de Joachim, on pût lui répondre en lui montrant la tête de Murat.
Cette tête était conservée dans une armoire placée à la tête du lit de Ferdinand, et dont Ferdinand seul avait la clef, si bien que ce ne fut qu'après la mort du vieux roi que, poussé par la curiosité, son fils François ouvrit cette armoire, et découvrit le secret paternel.
Ainsi mourut Murat, à l'âge de quarante-sept ans, perdu par l'exemple que lui avait donné, six mois auparavant, Napoléon revenant de l'île d'Elbe.
Quant à Barbara, qui avait trahi son roi, qui s'était payé lui-même de sa trahison en emportant les trois millions déposés sur son navire, il demande à cette heure l'aumône dans les cafés de Malte.
Après avoir recueilli de la bouche même des témoins oculaires toutes les notes relatives à ce triste sujet, nous commençâmes la visite des localités qui y sont signalées. D'abord, notre première visite fut pour la plage où eut lieu le débarquement. On nous montra au bord de la mer, où on la conserve comme un objet de curiosité, la vieille chaloupe que Murat poussait à la mer quand il fut pris, et dont la carcasse est encore trouée de deux balles.
En avant du petit fortin, nous nous fîmes montrer la place où est enterré Campana ; rien ne la désigne à la curiosité des voyageurs : elle est recouverte de sable comme le reste de la plage.
De la tombe de Campana, nous allâmes mesurer le rocher du sommet duquel le roi et ses deux compagnons avaient sauté. Il a un peu plus de trente-cinq pieds de hauteur.
De là nous revînmes au château ; c'est une petite forteresse sans grande importance militaire, à laquelle ou monte par un escalier pris entre deux murs ; deux portes se ferment pendant la montée. Arrivé à sa dernière marche, on a à sa droite la prison des condamnés correctionnels, à sa gauche l'entrée de la chambre qu'occupa Murat, et derrière soi, dans un rentrant de l'escalier, la place où il fut fusillé. Le mur qui s'élève derrière la marche sur laquelle Murat était monté porte encore la trace de six balles. Trois de ces six balles ont traversé le corps du condamné.
Nous entrâmes dans la chambre. Comme toutes les chambres des pauvres gens en Italie, elle se compose de quatre murailles nues, blanchies à la chaux et recouvertes d'une multitude d'images de madones et de saints ; en face de la porte était le lit où le roi sua son agonie de soldat. Nous vîmes deux ou trois enfants couchés pêle-mêle sur ce lit. Une vieille femme accroupie, et qui avait peur du choléra, disait son rosaire dans un coin ; dans la chambre voisine, où s'était tenue la commission militaire, des soldats chantaient à tue-tête.
L'homme qui nous faisait les honneurs de cette triste habitation était le fils de l'ancien concierge ; c'était un homme de trente-cinq ou trente-six ans. Il avait vu Murat pendant les cinq jours de sa détention, et se le rappelait à merveille, puisqu'il pouvait avoir à cette époque quinze ou seize ans.
Au reste, aucun souvenir matériel n'était resté de cette grande catastrophe, à l'exception des balles qui trouent le mur.
Je pris à la chambre claire un dessin très exact de cette cour. Il est difficile de voir quelque chose de plus triste d'aspect que ces murailles blanches, qui se détachent en contours arrêtés sur un ciel d'un bleu d'indigo.
Du château nous nous rendîmes à l'église. La pierre scellée sur le cadavre de Murat n'a jamais été rouverte. A la voûte pend comme un trophée de victoire la bannière qu'il apportait avec lui, et qui a été prise sur lui.
A mon retour à Florence, vers le mois de décembre de la même année, madame Murat, qui habitait cette ville sous le nom de comtesse de Lipona, sachant que j'arrivais du Pizzo, me fit prier de passer chez elle. Je m'empressai de me rendre à son invitation ; elle n'avait jamais eu de détails bien précis sur la mort de son mari, et elle me pria de ne lui rien cacher. Je lui racontai tout ce que j'avais appris au Pizzo.
Ce fut alors qu'elle me fit voir la montre qu'elle avait rachetée, et que Murat tenait dans sa main lorsqu'il tomba... Quant à la lettre qu'il lui avait écrite peu d'instants avant sa mort, elle ne l'avait jamais reçue, et ce fut moi qui lui en donnai la première copie.
J'oubliais de dire qu'en souvenir et en récompense du service rendu au gouvernement napolitain, la ville du Pizzo est exemptée pour toujours de droits et d'impôts.

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1998-2010
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