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Excursions aux Iles Eoliennes. Lipari

Comme nous l'avait dit le capitaine, nous trouvâmes nos hommes sur le port. A vingt ou trente pas en mer, notre petit speronare se balançait vif, gracieux et fin, au milieu des gros bâtiments, comme un alcyon au milieu d'une troupe de cygnes. La barque nous attendait amarrée au quai : nous y descendîmes ; cinq minutes après nous étions à bord.
Ce fut avec un vif plaisir, je l'avoue, que je me retrouvai au milieu de mes bons et braves matelots sur le parquet si propre et si bien lavé de notre speronare. Je passai ma tête dans la cabine ; nos deux lits étaient à leurs places. Après tant de draps d'une propreté douteuse, c'était quelque chose de délicieux à voir que ces draps éblouissants de blancheur. Peu s'en fallut que je ne me couchasse pour en sentir la fraîche impression.
Tout ceci doit paraître bien étrange au lecteur ; mais tout homme qui aura traversé la Romagne, la Calabre ou la Sicile me comprendra facilement.
A peine fûmes-nous à bord que notre speronare se mit en mouvement, glissant sous l'effort de nos quatre rameurs, et que nous nous éloignâmes du rivage. Alors Palerme commença à s'étendre à nos yeux dans son magnifique développement, d'abord masse un peu confuse, puis s'élargissant, puis s'allongeant, puis s'éparpillant en blanches villas perdues sous les orangers, les chênes verts et les palmiers. Bientôt toute cette splendide vallée, que les anciens appelaient la conque d'or, s'ouvrit depuis Montreale jusqu'à la mer, depuis la montagne Sainte-Rosalie jusqu'au cap ­afarano. Palerme l'Heureuse se faisait coquette pour nous laisser un dernier regret, à nous qu'elle n'avait pu retenir, et qui, selon toute probabilité, la quittions pour ne jamais la revoir.
Au sortir du port, nous trouvâmes un peu de vent, et nous hissâmes notre voile ; mais, vers midi ce vent tomba tout à fait et force fut à nos matelots de reprendre la rame. La journée était magnifique ; le ciel et le flot semblaient d'un même azur ; l'ardeur du soleil était tempérée par une douce brise qui court sans cesse, vivace et rafraîchissante, à la surface de la mer. Nous fîmes étendre un tapis sur le toit de notre cabine pour ne rien perdre de ce poétique horizon ; nous fîmes allumer nos chibouques et nous nous couchâmes.
C'étaient là les douces heures du voyage, celles où nous rêvions sans penser, celles où le souvenir du pays éloigné et des amis absents nous revenait en la mémoire, comme ces nuages à forme humaine qui glissent doucement sur un ciel d'azur, changeant d'aspect, se composant, se décomposant et se recomposant vingt fois en une heure. Les heures glissaient alors sans qu'on sentît ni le toucher ni le bruit de leurs ailes ; puis le soir arrivait nous ne savions comment, allumant une à une ses étoiles dans l'Orient assombri, tandis que l'Occident, éteignant peu à peu le soleil, roulait des flots d'or et passait par toutes les couleurs du prisme, depuis le pourpre ardent jusqu'au vert clair : alors il s'élevait de l'eau comme une harmonieuse vapeur ; les poissons s'élançaient hors de la mer pareils à des éclairs d'argent ; le pilote se levait sans quitter le gouvernail, et l'Ave Maria commençait à l'instant même où s'éteignait le dernier rayon du jour.
Comme presque toujours, le vent se leva avec la lune seulement : à sa chaude moiteur nous reconnûmes le sirocco : le capitaine fut le premier à nous inviter à rentrer dans la cabine et nous suivîmes son avis, à la condition que l'équipage chanterait en choeur sa chanson habituelle.
Rien n'était ravissant comme cet air chanté la nuit et accompagnant de sa mesure la douce ondulation du bâtiment. Je me rappelle que souvent, au milieu de mon sommeil, je l'entendais, et qu'alors, sans m'éveiller tout à fait, sans me rendormir entièrement, je suivais pendant des heures entières sa vague mélodie. Peut-être, si nous l'eussions entendu dans des circonstances différentes et partout ailleurs qu'où nous étions, n'y eussions-nous pas même fait attention. Mais la nuit, mais au milieu de la mer, mais s'élevant de notre petite barque si frêle, au milieu de ces flots si puissants, il s'imprégnait d'un parfum de mélancolie que je n'ai retrouvé que dans quelques mélodies de l'auteur de Norma et des Puritains.
Lorsque nous nous réveillâmes, le vent nous avait poussés au nord, et nous courions des bordées pour doubler Alicudi, que le sirocco et le greco, qui soufflaient ensemble, avaient grand-peine à nous permettre. Pour les mettre d'accord ou leur donner le temps de tomber nous ordonnâmes au capitaine de s'approcher le plus prés possible de l'île, et de mettre en panne. Comme il n'y a à Alicudi ni port, ni rade, ni anse, il n'y avait pas moyen d'aborder avec le speronare, mais seulement avec la petite chaloupe. encore la chose était- elle assez difficile, à cause de la Violence avec laquelle l'eau se brisait sur les rochers, lesquels, au reste, polis et glissants comme une glace, n'offraient aucune sécurité au pied qui se hasardait à sauter dessus.
Nous n'arrivâmes pas moins à aborder avec l'aide de Pietro et de Giovanni : il est vrai que Pietro tomba à la mer ; mais, comme nos hommes n'avaient jamais que le pantalon et la chemise, et qu'ils nageaient comme des poissons, nous avions fini par ne faire même plus attention à ces sortes d'accidents.
Alicudi est l'ancienne Ericodes de Strabon, qui, au reste comme les anciens, ne connaissait que sept îles Eoliennes : Strongyle, Lipara, Vulcania, Didyme, Phoenicodes, Ericodes et Evonimos. Cette dernière, qui était peut- être alors la plus considérable de toutes, a tellement été rongée par le feu intérieur qui la dévorait, que ses cratères affaissés ont ouvert différents passages à la mer, et que ses différentes sommités, qui s'élèvent seules aujourd'hui au-dessus des flots, forment les îles de Panaria, de Basiluzzo, de Lisca-Nera, de Lisca-Bianca et de Datoli. De plus, quelques rochers épars, faisant sans doute partie de la même terre s'élèvent encore noirs et nus à la surface de la mer, sous le nom de Formicali.
Il est difficile de voir quelque chose de plus triste, de plus sombre et de plus désolé que cette malheureuse île, qui forme l'angle occidental de l'archipel Eolien. C'est un coin de la terre oublié lors de la création, et resté tel qu'il était du temps du chaos. Aucun chemin ne conduit à son sommet ou ne longe son rivage ; quelques sinuosités creusées par les eaux de la pluie sont les seuls passages qui s'offrent aux pieds meurtris par les angles des pierres et les aspérités de la lave. Sur toute l'île, pas un arbre, pas un morceau de verdure pour reposer les yeux ; seulement, au fond de quelques gerçures des rochers, dans les interstices des scories, quelques rares tiges de ces bruyères qui font que Strabon l'appelle quelquefois Ericusa. C'est le solitaire et périlleux chemin de Dante, où, parmi les rocs et les débris, le pied ne peut avancer sans le secours de la main.
Et cependant, sur ce coin de lave rougie, vivent dans de misérables cabanes cent cinquante ou deux cents pécheurs, qui ont cherché à utiliser les rares parcelles de terre échappées à la destruction générale. Un de ces malheureux rentrait avec sa barque ; nous lui achetâmes pour 3 carlins 28 sous à peu près tout le poisson qu'il avait pris.
Nous remontâmes sur notre bâtiment, le coeur serré de tant de misères. Vraiment, quand on vit dans un certain monde et d'une certaine façon, il est des existences qui deviennent incompréhensibles. Qui a fixé ces gens sur ce volcan éteint ? Y ont-ils poussé comme les bruyères qui lui ont donné son nom ? Quelle raison empêche qu'ils ne quittent cet effroyable séjour ? Il n'y a pas un coin du monde où ils ne soient mieux que là. Ce rocher brûlé par le feu, cette lave durcie par l'air, ces scories sillonnées par l'eau des tempêtes, est-ce donc une patrie ? Qu'on y naisse, cela est concevable, on naît où l'on peut ; mais qu'ayant la faculté de se mouvoir, le libre arbitre qui fait qu'on peut chercher le mieux, une barque pour vous porter partout ailleurs, et qu'on reste là, c'est ce qui est impossible à comprendre, c'est ce que ces malheureux eux-mêmes, j'en suis sûr, ne sauraient expliquer.
Une partie de la journée nous courûmes des bordées : nous avions toujours le vent contraire : nous passions successivement en revue les Salines, Lipari et Vulcano ; apercevant à chaque passage, entre les Salines et Lipari, Stromboli secouant à l’horizon son panache de flammes. Puis, chaque fois que nous revenions vers Vulcano, tout enveloppée d'une vapeur chaude et humide, nous voyions plus distinctement ses trois cratères inclinés vers l'occident, et dont l'un d'eux a laissé couler une mer de lave, dont la couleur sombre contraste avec la terre rougeâtre et avec les bancs sulfureux qui l'entourent. Ce sont deux îles réunies en une seule par une irruption qui a comblé l'intervalle ; seulement, l'une était connue de toute éternité et c'était Vulcano ; tandis que l'autre ne date que de l'an 550 de Rome. L'irruption qui les joignit eut lieu vers la moitié du seizième siècle ; elle forma deux ports : le port du levant et le port du couchant.
Enfin, après huit heures d'efforts inutiles, nous parvînmes à nous glisser entre Lipari et Vulcano, et une fois abrités par cette dernière île, nous gagnâmes à la rame le port de Lipari, où nous jetâmes l'ancre vers les deux heures.
Lipari, avec son château fort bâti sur un rocher et ses maisons suivant les sinuosités du terrain, présente un aspect des plus pittoresques. Nous eûmes, au reste, tout le temps d'admirer sa situation, attendu les difficultés sans nombre qu'on nous fit pour nous laisser entrer. Les autorités, à qui nous avions eu l'imprudence d'avouer que nous ne venions pas pour le commerce de la pierre ponce, le seul commerce de l'île, et qui ne comprenaient pas qu'on put venir à Lipari pour autre chose, ne voulaient pas, à toute force, nous laisser entrer. Enfin, lorsqu'à travers une grille nous eûmes passé nos passeports que, de peur du choléra, on nous prit des mains avec des pincettes gigantesques, et qu'on se fut bien assuré que nous venions de Palerme, et non point d'Alexandrie ou de Tunis, on nous ouvrit une grille, et l'on consentit à nous laisser passer.
Il y avait loin de cette hospitalité à celle du roi Eole.
On se rappelle que Lipari n'est autre que l'antique Eolie, où vint aborder Ulysse après avoir échappé à Polyphème. Voici ce qu'en dit Homère :

« Nous parvenons heureusement à l'île d'Eolie, île accessible et connue, où règne Eole, l'ami des dieux. Un rempart indestructible d'airain, bordé de roches polies et escarpées, enferme l'île tout entière. Douze enfants du roi font la principale richesse de son palais, six fils et six filles, tous au printemps de l'âge. Eole les unit les uns aux autres, et leurs heures s'écoulent, près d'un père et d'une mère dignes de leur vénération et de leur amour en festins éternels et splendides d'abondance et de variété. »

Ce ne fut pas assez pour Eole de bien recevoir Ulysse, et de le festoyer dignement tout le temps que lui et ses compagnons restèrent à Lipari ; au moment du départ, il lui fit encore cadeau de quatre outres, où étaient enfermés les principaux vents : Eurus, Auster et Aquilon. ­éphyr seul était resté en liberté, et avait reçu de son souverain l'ordre de pousser heureusement le roi fugitif vers Ithaque. Malheureusement, l'équipage du vaisseau que montait Ulysse eut la curiosité de voir ce que renfermaient ces outres si bien enflées, et un beau jour il les ouvrit. Les trois vents, d'autant plus joyeux d'être libres que depuis quelque temps déjà ils étaient enfermés dans leurs outres, s'élancèrent d'un seul coup d'aile dans les cieux, où ils exécutèrent par manière de récréation une telle tempête, que tous les vaisseaux d'Ulysse furent brisés, et qu'il s'échappa seul sur une planche.

Aristote parle aussi de Lipari :

« Dans une des sept îles de l'Eolie, dit-il, on raconte qu'il y a un tombeau dont on rapporte des choses prodigieuses, car on assure qu'on entend sortir de ce tombeau un bruit de tambours et de cymbales, accompagné de cris éclatants. »

Chaque pan fait face à une petite vallée, et est percé à distance égale de trous garnis de tuyaux de terre cuite disposés de façon que le vent qui s'engouffre dans les cavités produit des vibrations pareilles aux frémissements des harpes éoliennes. Cette construction à moitié enfouie se trouve encore à l'endroit où elle a été retrouvée.
A peine fûmes-nous sur le port de Lipari, que nous nous mîmes en quête d'une auberge ; malheureusement c'était chose inconnue dans la capitale d'Eole. Nous cherchâmes d'un bout à l'autre de la ville : pas la moindre petite enseigne, pas le plus petit bouchon.
Nous en étions là, Milord assis sur son derrière, et Jadin et moi nous regardant, fort embarrassés tous deux, lorsque nous vîmes un attroupement assez considérable devant une porte ; nous nous approchâmes, nous fendîmes la foule, et nous vîmes un enfant de six ou huit ans, mort, sur une espèce de grabat. Cependant sa famille ne paraissait pas autrement affectée ; la grand-mère vaquait aux soins du ménage, un autre enfant de cinq ou six ans jouait en se roulant par terre avec deux ou trois petits cochons de lait. La mère seule était assise au pied du lit, et, au lieu de pleurer, elle parlait au cadavre avec une volubilité qui faisait que je n'en entendais point un mot. J'interrogeai un voisin sur le motif de ce discours, et il me répondit que la mère chargeait l'enfant de ses commissions pour le père et le grand-père, qui étaient morts il y avait l'un un an et l’autre trois ; ces commissions étaient assez singulières ; l'enfant était chargé d'apprendre à l'auteur de ses jours que sa mère était sur le point de se remarier, et que la truie avait fait six marcassins beaux comme des anges.
En ce moment deux franciscains entrèrent pour enlever le cadavre. On le mit sur une civière découverte ; la mère et la grand-mère l'embrassèrent une dernière fois ; on tira le jeune frère de ses occupations pour en faire autant, ce qu'il exécuta en pleurnichant, non pas de ce que son frère aîné était mort, mais de ce qu'on le dérangeait de son occupation ; puis on déposa le corps de l'enfant sur une civière, en jetant seulement sur lui un drap déchiré, et on l'emporta.
A peine le cadavre eut-il franchi le seuil de la porte, que la mère et la grand- mère se mirent à refaire le lit, et à effacer la dernière trace de ce qui s'était passé.
Quant à nous, voulant voir s'accomplir entièrement la cérémonie funéraire, nous suivîmes le cadavre.
On le conduisit à l'église des Franciscains, attenante au couvent des bons pères, sans qu'aucun parent le suivît. On lui dit une petite messe, puis on leva une pierre et on le jeta dans une fosse commune, où tous les mois, sur la couche des cadavres, on laisse tomber une couche de chaux.
La cérémonie achevée, nous étions occupés à examiner la petite église, lorsqu'un moine, s'approchant de nous, nous adressa la parole en nous demandant si nous étions Français, Anglais ou Italiens : nous lui répondîmes que nous étions Français, et la conversation s'étant engagée sur ce point, nous ne tardâmes pas à lui exposer l'embarras où nous nous trouvions à l'endroit d'une auberge. Il nous offrit aussitôt l'hospitalité dans son couvent. On devine que nous acceptâmes avec reconnaissance ; le moine avait d'autant plus le droit de nous faire cette offre qu'il était le supérieur de la communauté.
Notre guide nous fit traverser un petit cloître, et nous nous trouvâmes dans le monastère ; de là il nous conduisit à notre appartement : c'étaient deux petites cellules pareilles à celles des autres moines, si ce n'est qu'elles avaient des draps de toile à leur lit, tandis que les moines ne couchent que dans des draps de laine ; les fenêtres de ces deux cellules ouvertes à l'orient, offraient une vue admirable sur les montagnes de la Calabre et sur les côtes de la Sicile, qui, grâce au prolongement du cap Pelore, semblaient se joindre à angle droit au-dessous de Scylla. A vingt-cinq milles à peu près, tout à fait à notre gauche, au delà de Panaria et des Formicali, dont on distinguait tous les détails, s'élevait la cime fumeuse de Stromboli. A nos pieds se déroulait la ville aux toits plats et blanchis à la chaux, ce qui lui donnait un aspect tout à fait oriental.
Un quart d'heure après que nous fûmes entrés dans notre chambre un frère servant vint nous demander si nous souperions avec les pères, ou si nous désirions être servis chez nous : nous répondîmes que si les pères voulaient bien nous accorder l'honneur de leur compagnie, nous en profiterions pour les remercier de leur bonne hospitalité. Le souper était pour sept heures du soir, il en était quatre, nous avions donc tout le temps d'aller nous promener par la ville.
L'île de Lipari, qui donne son nom à tout l'archipel, a six lieues de tour et renferme dix-huit mille habitants : elle est le siège d'un évêché et la résidence d'un gouverneur.
Les événements sont rares, comme on le comprend bien, dans la capitale des îles Eoliennes : aussi raconte-t-on comme une chose arrivée hier le coup de main que tenta sur elle le fameux pirate Hariadan Barberousse : dans une seule descente et d'un seul coup de filet, il enleva toute la population, hommes, femmes et enfants, et emmena tout en esclavage. Charles-Quint, alors roi de Sicile, envoya une colonie d'Espagnols pour la repeupler, adjoignant à cette colonie des ingénieurs pour y bâtir une citadelle et une garnison pour la défendre. Les Lipariotes actuels sont donc les descendants de ces Espagnols ; car, comme on le comprend bien, on ne vit jamais reparaître aucun de ceux que Barberousse avait enlevés.
Notre arrivée avait fait événement : à part les matelots anglais et français qui viennent y charger de la pierre ponce, il est bien rare qu'un étranger débarque à Lipari. Nous étions donc l'objet d'une curiosité générale : hommes, femmes et enfants sortaient sur leurs portes pour nous regarder passer, et ne rentraient que lorsque nous étions loin. Nous traversâmes ainsi la ville.
A l'extrémité de la grande rue et au pied de la montagne de Campo-Bianco, se trouve une petite colline que nous gravîmes afin de jouir du panorama de la ville tout entière. Nous y étions depuis un instant, lorsque nous y fûmes accostés par un homme de trente-cinq à quarante ans qui, depuis quelques minutes, nous suivait avec l'intention évidente de nous parler ; c'était le gouverneur de la ville et de l'archipel. Ce titre pompeux m'effraya d'abord ; je voyageais sous un autre nom que le mien, et j'étais entré dans le royaume de Naples par contrebande. Mais je fus bientôt rassuré aux formes toutes gracieuses de notre interlocuteur ; il venait nous demander des nouvelles du reste du monde, avec lequel il était fort rarement en communication, et nous inviter à dîner pour le lendemain : nous lui apprîmes tout ce que nous savions de plus nouveau sur la Sicile, sur Naples et sur la France, et nous acceptâmes son dîner.
De notre côté, nous lui demandâmes des nouvelles de Lipari. Ce qu'il y connaissait de plus nouveau, c'était son orgue éolien dont parle Aristote, et ses étuves dont parle Diodore de Sicile ; quant aux voyageurs qui avaient visité l'île avant nous, les derniers étaient Spallanzani et Dolomieu. Le brave homme, bien au contraire du roi Eole dont il était le successeur, s'ennuyait à crever ; il passait sa vie sur la terrasse de sa maison, une lunette d'approche à la main ; il nous avait vus arriver et n'avait perdu aucun détail de notre débarquement ; puis aussitôt il s'était mis à notre piste. Un instant il nous avait perdus, grâce à notre entrée dans la maison de l'enfant mort, et à notre pause au couvent des Franciscains ; mais il nous avait rattrapés et nous déclara qu'il ne nous lâchait plus. La bonne fortune étant au moins égale pour nous que pour lui, nous nous mimes à sa disposition, à part notre souper au couvent, pour jusqu'au lendemain cinq heures, à la condition cependant qu'il monterait séance tenante avec nous sur le Campo-Bianco, qu'il nous laisserait une heure pour dîner chez nos Franciscains, et qu'il nous accompagnerait le lendemain dans notre excursion à Vulcano. Ces trois articles, qui formaient la base de notre traité, furent acceptés à l'instant même.
La montagne était derrière nous, nous n'avions donc qu'à nous retourner et à nous mettre à l'oeuvre. elle était toute parsemée d'énormes rochers blanchâtres, qui lui avaient fait donner son nom de Campo-Bianco. Comme je n'étais pas prévenu et que j'avais pris ces rochers au sérieux, je voulus m'appuyer à l'un d'eux pour m'aider dans ma montée ; mais ma surprise fut grande quand, cédant à l'ébranlement que je lui donnai, le rocher, après avoir un instant vacillé sur sa base, se mit à rouler du haut en bas de là montagne, directement sur Jadin qui était resté en arrière. Il n'y avait pas moyen de fuir. Jadin se crut écrasé et, par un mouvement machinal, il étendit la main en avant : j'éprouvai un instant d'horrible angoisse, quand tout à coup, à mon grand étonnement, je vis cette masse énorme s'arrêter devant l'obstacle qui lui était opposé. Alors Jadin prit le rocher dans sa main, le souleva à la hauteur de l'oeil, l'examina avec attention, puis le rejeta par-dessus son épaule.
Le rocher était un bloc de pierre ponce qui ne pesait pas vingt livres ; tous les autres rochers environnants étaient de même matière, et la montagne même sur laquelle nous marchions, avec sa solidité apparente, n'avait pas plus d'opacité réelle : détachée de sa base, le gouverneur nous assura qu'entre nous trois nous pourrions la transporter d'un bout à l'autre de l'île.
Cette explication m'ôta un peu de ma vénération pour les Titans, et je ne les réintégrerai dans mon estime première que lorsque je me serai assuré par moi-même qu'Ossa et Pélion ne sont point des montagnes de pierre ponce.
Arrivés au sommet de Campo-Bianco, nous dominâmes tout l'archipel ; mais autant la vue que nous avions autour de nous était magnifique, autant celle que nous avions au-dessous de nous était sombre et désolée : Lipari n'est qu'un amas de rocs et de scories ; les maisons elles-mêmes, de la distance où nous les voyions, semblaient un amas de pierres mal rangées, et à peine sur la surface de toute l'île distinguait-on deux ou trois morceaux de verdure, qui semblaient, pour me servir de l'expression de Sannazar, des fragments du ciel tombés sur la terre. Je compris alors la tristesse et l'ennui de notre malheureux gouverneur, qui, né à Naples, c'est-à-dire dans la plus belle ville du monde, était forcé, pour quinze cents francs par an, d'habiter cet abominable séjour.
Nous nous étions laissés attarder à regarder ce splendide panorama qui nous entourait et le lugubre spectacle que nous dominions : six heures et demie sonnèrent ; nous n'avions plus qu'une demi-heure devant nous pour ne pas faire attendre nos hôtes : nous descendîmes tout courants, et, après avoir promis au gouverneur d'aller prendre le café chez lui, nous nous acheminâmes vers le couvent. Nous arrivâmes comme la cloche sonnait.
Heureusement, de peur de nous faire quelque mauvaise affaire avec les Lipariotes, nous avions précautionnellement mis Milord en laisse : en entrant dans le réfectoire nous trouvâmes un troupeau de quinze ou vingt chats. Je laisse à juger au lecteur de l'extermination féline qui aurait eu lieu si Milord s'était trouvé libre.
Toute la communauté consistait en une douzaine de moines ; ils étaient assis à une table à trois compartiments, dont deux en retour comme les ailes d'un château : le supérieur, sans aucune distinction apparente, était assis au centre de la table qui faisait face à la porte ; nos deux couverts étaient placés vis-à-vis de lui.
Quoique nous fussions au mardi, la communauté faisait maigre, ne mangeant que des légumes et du poisson ; on nous servit à part un morceau de boeuf bouilli et des espèces de tourterelles rôties dont j'avais vu un certain nombre dans l'île.
Au dessert, et comme les moines, après avoir dit les grâces, se levaient pour se retirer, le supérieur leur fit signe de se rasseoir, et l'on apporta une bouteille de malvoisie de Lipari ; c'était bien le plus admirable vin que j'eusse jamais bu de ma vie ; il se récoltait et se fabriquait au couvent même.
Le souper achevé, nous primes congé du supérieur, en lui demandant jusqu'à quelle heure nous pouvions rentrer : il répondit que le couvent, qui se ferme ordinairement à neuf heures, serait pour nous ouvert toute la nuit.
Nous nous rendîmes chez le gouverneur, il habitait une maison décorée du nom de château et qui, en effet, comparée à toutes les autres, méritait incontestablement ce titre. Il nous attendait avec impatience, et nous présenta à sa femme ; toute sa postérité se composait d'un bambin de cinq ou six ans.
A peine fûmes-nous assis sur une charmante terrasse toute garnie de fleurs et qui dominait la mer, qu'on nous apporta du café et des cigares ; le café était fait à la manière orientale, c'est-à-dire pilé sans être rôti, et bouilli au lieu d'être passé : les tasses elles-mêmes étaient toutes petites et pareilles aux tasses turques ; aussi l'habitude est-elle de les vider cinq ou six fois ce qui est sans inconvénient aucun attendu la légèreté de la liqueur. J'aimais beaucoup cette manière de préparer le café, et je fis fête à celui de notre hôte. Il n'en fut pas ainsi des cigares, qu'à leur tournure et à leur couleur je soupçonnai indigènes ; Jadin, moins difficile que moi, fuma pour nous deux.
C'était, au reste, quelque chose de délicieux que cette mer vaste et tranquille, toute parsemée d'îles, et enfermée dans l'horizon vaporeux que lui faisaient les côtes de Sicile et les montagnes de la Calabre. Grâce à la dégradation du soleil qui s'abaissait derrière le Campo-Bianco, la terre, par un jeu de lumière plein de chaleur et d'harmonie, changea cinq ou six fois de teinte, et finit par s'effacer dans la vapeur ; alors, cette délicieuse brise de la Grèce, qui arrive chaque soir avec l'obscurité, vint nous caresser le visage, et je commençai à trouver notre gouverneur un peu moins malheureux. J'essayai, en conséquence, de le consoler en lui détaillant les unes après les autres toutes les délices de sa résidence. Mais il me répondit en soupirant qu'il y avait quinze ans qu'il en jouissait. Depuis quinze ans, le même soir, à la même heure, il avait le même spectacle, et le même vent lui venait rafraîchir le visage ; ce qui ne laissait pas à la longue d'être quelque peu monotone, si fort amateur que l'on soit de la belle nature. Je ne pus m'empêcher d'avouer qu'il y avait bien quelque justesse au fond de ce raisonnement.
Nous restâmes sur la terrasse jusqu'à dix heures du soir. En rentrant, nous trouvâmes une salle de billard illuminée, et il nous fallut faire notre partie. Après la partie, la maîtresse de la maison nous invita à passer dans la salle à manger, où nous attendait une collation composée de gâteaux et de fruits. Tout cela était présenté avec une grâce si parfaite que nous résolûmes de nous laisser faire jusqu'au bout.
A minuit cependant, le gouverneur, pensant que nous avions besoin de repos, nous laissa libres. Il y avait dix ans qu'il ne s'était couché à pareille heure, et il n'avait jamais, nous assura-t-il, passé une soirée si agréable.
Je renvoyai tous les honneurs du compliment à Jadin, qui, enchanté de trouver une occasion de parler français, avait été flamboyant d'esprit.
Le lendemain, à six heures du matin, le gouverneur ouvrit la porte de ma chambre ; il était désolé : une affaire inattendue le retenait impitoyablement sur le siège de son gouvernement, et il ne pouvait nous accompagner à Vulcano. En échange, il mettait sa barque et ses quatre rameurs à notre disposition. De plus, il nous apportait une lettre pour les fils du général Nunziante, qui exploitent les mines de soufre de Vulcano. L'île tout entière est affermée à leur père.
Nous acceptâmes la barque et la lettre ; nous nous engageâmes à être de retour à quatre heures ; et, après avoir pris une légère collation que le frère cuisinier avait eu le soin de nous tenir prête, nous descendîmes vers le port, accompagnés de notre gouverneur, et entourés, comme, on le comprend bien, du respect et de la vénération de tous les Lipariotes.

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