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Scylla

Aussitôt cette histoire terminée, écrite sur mon album et revêtue du seing authentique du digne fonctionnaire qui me l'avait racontée, et que la force de son esprit mettait, comme on le voit, au-dessus des traditions superstitieuses auxquelles croyaient si aveuglément les gens de notre équipage, nous nous levâmes et nous acheminâmes vers les lieux où s'était passée une partie des événements qui viennent de se développer sous les yeux de nos lecteurs.
Le premier point de notre investigation était la maison paternelle de Pascal : cette maison, dont la porte fermée par lui n'a jamais été rouverte par personne, est empreinte d'un cachet de désolation qui va bien aux souvenirs qu'elle rappelle ; les murs se lézardent, le toit s'affaisse, le volet du premier, décroché, pend à un de ses gonds. Je demandai une échelle pour regarder dans l'intérieur de la chambre par un des carreaux brisés ; mais don César me prévint que ma curiosité pourrait être mal interprétée par les habitants du village et m'attirer quelque mauvaise affaire. Comme cette susceptibilité des Bausiens tenait au fond à un sentiment de piété, je ne voulus le heurter en rien ; et après avoir, tant bien que mal, et pour mes souvenirs particuliers, jeté sur mon album un petit croquis de cette maison, dont les murs avaient enfermé tant de malheurs différents et tant de passions diverses, je repris mon chemin vers le château baronial.
Il est situé à l'extrémité droite de la rue, si l'on peut appeler rue une suite de jardins, ou plutôt de champs et de maisons que rien ne rattache ensemble, et qui montent sur une petite pente. Cependant, il faut le dire, les touffes énormes de figuiers et de grenadiers semés tout le long du chemin, et du milieu desquelles s'élance le jet flexible de l'aloès, donnent à tout ce paysage un caractère particulier qui n'est pas sans charmes : à mesure que l'on monte, on voit, au-dessus des toits d'une rue transversale, apparaître d'abord le sommet fumant de Stromboli, puis les îles moins élevées que lui, puis enfin la mer, vaste nappe d'azur qui se confond avec l'azur du ciel.
Le château baronial, en face duquel s'élève une de ces belles croix de pierres du seizième siècle pleine de caractère, dans sa fruste nudité est une petite bâtisse à qui ses créneaux donnent un air de crânerie qui fait plaisir à voir. Sur la face qui regarde la croix sont deux cages, ou plutôt, et pour donner une idée plus exacte de la chose, deux lanternes sans verres. L'une de ces deux cages est vide ; c'est celle où était la tête du père de Pascal Bruno, et que son fils, dans un moment d'étrange piété, enleva avec la balle de sa carabine : l'autre contient un crâne blanchi par trente-cinq ans de soleil et de pluie ; ce crâne est celui de Pascal Bruno.
Une fenêtre voisine de la cage a été murée pour que le crâne ne fût point enlevé ; mais Pascal était le seul de sa famille, et aucune tentative ne fut faite pour soustraire ce dernier débris à son dernier châtiment.
Du reste, le souvenir du bandit était aussi vivant dans le village que s'il était mort de la veille. Une douzaine de paysans, ayant appris la cause de notre voyage à Bauso, nous accompagnaient dans notre exploration, et, paraissant tout fiers que la réputation de leur compatriote eût traversé la mer, ajoutaient, chacun selon ses souvenirs personnels ou les traditions orales, quelques traits caractéristiques de cette vie aventureuse et excentrique, et qui venaient se joindre comme une broderie fantasque et bariolée à la sévère esquisse historique tracée sur mon album par le notaire de Calvaruso. Parmi cette suite que nous traînions après nous, était un vieillard de soixante- quatorze ans : c'était le même à qui Pascal Bruno avait fait rendre les 25 onces ; aussi parlait-il du bandit avec enthousiasme, et nous assura-t-il que, depuis l'époque de sa mort, il faisait dire tous les ans une messe pour lui. Non pas, ajouta-t-il, qu'il en ait besoin ; car, à son avis, si celui-là n'était pas en paradis, personne n'avait le droit d'y être.
Du château baronial nous nous enfonçâmes à gauche et à travers terres, en suivant un sentier tracé au milieu d'une plantation d'oliviers ; au bout d'un quart d'heure de marche à peu près, nous nous trouvâmes dans une petite plaine circulaire dont la forteresse de Castel-Novo formait le centre. C'était le palais de Pascal Bruno.
La forteresse est dans un état de délabrement qui correspond à peu près à celui où se trouve la maison de Pascal Bruno. Abandonnée par l'intendant du comte, elle ne fut jamais depuis la mort du bandit, occupée par aucun membre ni aucun serviteur de cette noble famille. Aujourd'hui, une pauvre femme en haillons et quelques enfants à moitié nus y ont trouvé un asile et en habitent un coin ; vivant là, comme des animaux sauvages dans leur tanière, de racines, de fruits et de coquillages ; quant à un loyer quelconque, il est bien entendu qu'il n'en est pas question.
La vieille femme nous fit voir l'appartement qu'habitait Pascal et la chambre dans laquelle lui et ses quatre compagnons avaient soutenu un siège de près de trente-six heures : les murs extérieurs étaient criblés de balles : les contrevents de chaque fenêtre, les parois de la chambre étaient mutilés. Je comptai celles qui avaient frappé dans un seul contrevent, il y en avait dix sept.
En descendant, on me montra la niche où étaient enfermés les quatre fameux chiens corses qui ont laissé dans le village un souvenir presque aussi terrible que celui de leur maître.
Nous retournâmes à l'hôtel : il était trois heures de l'après-midi, je n'avais donc pas de temps à perdre pour revenir à Messine.
A huit heures du soir j'étais à Messine : c'était une demi-heure trop tard pour sortir du port et m'en aller coucher à San-Giovanni ; d'ailleurs mes rameurs n'étaient pas prévenus, et chacun d'eux sans doute avait déjà pris pour sa soirée des arrangements que ma nouvelle résolution aurait fort contrariés ; je remis donc mon départ au lendemain matin.
A six heures du matin Pietro était à ma porte avec Philippe, le reste de l'équipage attendait dans la barque. Le maître de l'hôtel me remit mon passeport visé à neuf, précaution qu'il ne faut jamais négliger quand on passe de Sicile en Calabre ou de Calabre en Sicile, et nous prîmes congé, probablement pour toujours, de Messine la Noble ; nous étions restés un peu plus de deux mois en Sicile.
Notre retour à San-Giovanni fut moins rapide que ne l'avait été notre départ pour La Pace : la traversée était la même, mais elle se faisait d'un coeur bien différent ; j'avais prévenu mes hommes que je les emmenais encore pour un mois à peu près, et à part Pietro, que sa joyeuse humeur ne quittait jamais, tout l'équipage était assez triste.
En arrivant, je trouvai une lettre de Jadin, laquelle lettre me prévenait, qu'ayant commencé la veille un dessin de Scylla, il était parti au point du jour avec Milord et le mousse, afin d'achever, s'il était possible dans la journée, le susdit dessin. Je prévins le capitaine que je désirais partir le lendemain au point du jour ; il me demanda alors mon passeport pour y faire apposer un nouveau visa, et me promit d'être prêt, lui et tout son monde, pour le moment que je désirais. Quant à moi, n'ayant rien de mieux à faire, je pris la route de Scylla pour me mettre en quête de Jadin.
La distance de San-Giovanni à Scylla est de cinq milles à peu près, mais cette distance est fort raccourcie par le pittoresque du chemin, qui côtoie presque toujours la mer et se déploie entre des haies de cactus, de grenadiers et d'aloès ; que domine de temps en temps quelque noyer ou quelque châtaignier à l'épais feuillage, sous l'ombre duquel étaient presque toujours assis un petit berger et son chien, tandis que les trois ou quatre chèvres dont il avait la garde grimpaient capricieusement à quelque rocher voisin, ou s'élevaient sur leurs pattes de derrière pour atteindre les premières branches d'un arbousier ou d'un chêne vert. De temps en temps aussi je rencontrais sur la route, et par groupes de deux ou trois, des jeunes filles de Scylla, à la taille élevée, au visage grave, aux cheveux ornés de bandelettes rouges et blanches, comme celles que l'on retrouve sur les portraits des anciennes Romaines ; qui allaient à San-Giovanni, portant des paniers de fruits ou des cruches de lait de chèvre sur leur tête ; qui s'arrêtaient pour me regarder passer, comme elles auraient fait d'un animal quelconque qui leur eût été inconnu, et qui, pour la plupart du temps, se mettaient à rire tout haut, et sans gêne aucune, de mon costume, qui, entièrement sacrifié à ma plus grande commodité, leur paraissait sans doute fort hétéroclite en comparaison du costume élégant que porte le paysan calabrais.
A trois ou quatre cents pas en avant de Scylla, je trouvai Jadin établi sous son parasol, ayant Milord à ses pieds, et son mousse à côté de lui ; ils formaient le centre d'un groupe de paysans et de paysannes calabrais, qu'on avait toutes les peines du monde à tenir ouvert du côté de la ville, et qui, se rapprochant toujours par curiosité, finissait de dix minutes en dix minutes par former un rideau venant entre le peintre et le paysage. Alors Jadin faisait ce que fait le berger : il envoyait Milord dans la direction où il désirait que la solution de continuité s'établit, et les paysans, qui avaient une terreur profonde de Milord, s'écartaient aussitôt, pour se reformer, il est vrai, dix minutes après. Cependant, comme tout cela s'opérait de la façon la plus bienveillante du monde, il n'y avait rien à dire.
La route m'avait aiguisé l'appétit, aussi offris-je à Jadin d'interrompre sa besogne pour venir déjeuner avec moi à la ville ; mais Jadin, qui voulait terminer son croquis dans la journée, avait pris ses précautions pour ne point bouger de la place où il était établi : le mousse avait été lui chercher du pain, du jambon et du vin, et il venait d'achever sa collazione au moment où j'arrivais. Je me décidai donc à déjeuner seul, et je m'acheminai vers la ville, moins prudent qu'Enée, mais croyant sur la foi de l'antiquité que Scylla n'était à craindre que lorsqu'on s'en approchait par mer. On va voir que je me trompais grossièrement, et que, quoique donnés il y a trois mille ans, et à un autre qu'à moi, j'aurais bien fait de suivre les conseils d'Anchise.
J'arrivai à la ville tout en admirant son étrange situation. Bâtie sur une cime, elle descend comme un long ruban sur le versant occidental de la montagne, puis en tournant comme un S elle vient s'étendre le long de la mer, qui trouve dans le cintre que forme sa partie inférieure une petite rade où ne peuvent guère, à ce qu'il m'a paru, aborder que les bateaux pêcheurs et des bâtiments légers du genre des speronare. Cette rade est protégée par un haut promontoire de rochers, au haut duquel, et dominant la mer, est une forteresse bâtie par Murat. Au pied du rocher, et à une centaine de pas autour de lui, une foule d'écueils aux formes bizarres, et dont quelques-uns ont la forme de chiens dressés sur leurs pattes de derrière, sortent capricieusement de l'eau : de là sans doute la fable qui a donné à l'amante du dieu Glaucus sa terrible célébrité.
J'avais avisé de loin, grâce à la position ascendante de la rue, une maison entre les fenêtres de laquelle pendait une enseigne représentant un pélican rouge : l'emblème de cet oiseau, qui se déchire le sein pour nourrir ses enfants, me sembla une allusion trop directe à l'engagement que prenait le maître de l'auberge vis-à-vis des voyageurs, pour que j'hésitasse un instant à me laisser prendre à cet appât. J'aurais dû cependant songer qu'il y a pélican et pélican, comme il y a fagot et fagot, et qu'un pélican rouge n'est pas un pélican blanc ; mais la prudence du serpent, qu'on m'avait tant recommandée à l'égard des Calabrais, m'abandonna pour cette fois, et j'entrai dans la souricière.
J'y fus merveilleusement reçu par l'hôte, qui, après m'avoir demandé des ordres pour le déjeuner et m'avoir répondu par l'éternel subito italien, me fit monter dans une chambre où l'on s'empressa effectivement de mettre mon couvert. Une demi-heure après, l'hôte entra lui-même, un plat de côtelettes à la main, et lorsqu'il m'eut vu attablé et piquant en affamé sur la préface de la collation, il me demanda, toujours du même ton mielleux, si je n'avais pas un passeport. Ne comprenant pas l'importance de la question, je lui répondis négligemment que non, que je ne voyageais pas pour le moment, mais me promenais purement et simplement ; qu'en conséquence, j'avais laissé mon passeport à San-Giovanni, où j'avais momentanément élu mon domicile. Mon hôte me répondit par un benone des plus tranquillisants, et je continuai d'expédier mon déjeuner, qu'il continua, de son côté, de me servir avec une politesse croissante.
Au dessert, il sortit pour m'aller chercher lui-même, me dit-il, les plus beaux fruits de son jardin. Je fis signe de la tête que je l'attendais avec la patience d'un homme qui a convenablement mangé, et, allumant ma cigarette, je me lançai, tout en suivant de l'oeil les capricieuses décompositions de la fumée, dans ces rêves sereins et fantasques qui accompagnent d'ordinaire les digestions faciles.
J'étais au beau milieu de mon Eldorado, lorsque j'entendis trois ou quatre sabres qui retentissaient sur les marches de l'escalier. Je n'y fis point d'abord attention, mais, comme ces sabres s'approchaient de plus en plus de ma chambre, je finis cependant par me retourner. Au moment où je me retournais, ma porte s'ouvrit, et quatre gendarmes entrèrent : c'était le dessert que mon hôte m'avait promis.
Je dois rendre justice aux milices urbaines de S.M. le roi Ferdinand, ce fut en portant la main à leur chapeau à trois cornes et en m'appelant excellence, qu'elles me demandèrent le passeport qu'elles savaient bien que je n'avais pas. Je leur fis alors la même réponse que j'avais faite à mon hôte, et, comme si elles ne s'y attendaient pas, les susdites milices se regardèrent d'un air qui voulait dire : Diable ! diable ! voilà une méchante affaire qui se prépare. Puis, ces signes échangés, le brigadier se retourna de mon côté, et, toujours la main au chapeau, signifia à Mon Excellence qu'il était obligé de la conduire chez le juge.
Comme je me doutais bien que ses politesses aboutiraient à cette sotte proposition, et que je ne me souciais pas de traverser toute la ville entre quatre gendarmes, je fis signe au brigadier que j'avais une confidence à lui faire tout bas ; il s'approcha de moi, et sans me lever de ma chaise :
- Faites sortir vos soldats, lui dis-je.
Le brigadier regarda autour de lui, s'assura qu'il n'y avait aucune arme à ma portée, et, se retournant vers ses acolytes, il leur fit signe de nous laisser seuls. Les trois gendarmes obéirent aussitôt, et je me trouvai en tête à tête avec mon homme.
- Asseyez-vous là, dis-je au brigadier en lui montrant une chaise en face de moi. Il s'assit.
- Maintenant, lui dis-je en posant mes deux coudes sur la table et ma tête sur mes deux mains ; maintenant que nous ne sommes que nous deux, écoutez, lui dis-je.
- J'écoute, me répondit mon Calabrais.
- Ecoutez, mon cher maréchal des logis, car vous êtes maréchal des logis, n'est-ce pas ?
- Je devrais l'être, Excellence, mais les injustices...
- Vous le serez ; laissez-moi donc vous donner un titre qui ne peut vous manquer d'un jour à l'autre et que vous méritez si bien sous tous les rapports. Maintenant, lui dis-je, mon cher maréchal des logis, vous n'êtes pas ennemi, lorsque la chose ne peut en rien vous compromettre, n'est-ce pas, d'un cigare de la Havane, d'une bouteille de Muscato-Calabrese, et d'une petite somme de deux piastres ?
A ces mots, je tirai deux écus de mon gousset, et je les fis briller aux yeux de mon interlocuteur, qui, par une mouvement instinctif, avança la main.
Ce mouvement me fit plaisir : cependant je ne parus pas le remarquer, et, renfonçant les deux piastres dans ma poche, je continuai.
- Eh bien, mon cher maréchal, tout cela est à votre service, si vous voulez seulement me permettre, avant de me conduire chez le juge, d'envoyer chercher mon passeport à San-Giovanni ; pendant ce temps vous me tiendrez une agréable compagnie, nous fumerons, nous boirons, nous jouerons même aux cartes si vous aimez le piquet ou la bataille ; vos hommes, pour plus grande sûreté, resteront à la porte, et, pour qu'ils ne s'ennuient pas trop de leur côté, je leur enverrai trois bouteilles de vin ; ah ! voilà une proposition, j'espère : vous va-t-elle ?
- D'autant mieux, me répondit le brigadier, qu'elle s'accorde parfaitement avec mon devoir.
- Comment donc ! est-ce que vous croyez que je me serais permis une proposition inconvenante ? Peste ! je n'aurais eu garde, je connais trop bien la rigidité des troupes de S.M. Ferdinand. A la santé de S.M. Ferdinand, maréchal ; ah ! vous ne pouvez pas refuser, ou je dirai que vous êtes un sujet rebelle.
- Aussi je ne refuse pas, dit le brigadier.
Et il tendit son verre.
- Maintenant, me dit-il après avoir fait honneur au toast royal proposé par moi, maintenant, Excellence, si on ne vous apportait pas de passeport ?
- Oh ! alors, lui dis-je, vous auriez les deux piastres tout de même, et la preuve c'est que les voilà d'avance, tant j'ai confiance en vous, et vous serez parfaitement libre de me faire reconduire de brigade en brigade jusqu'à Naples.
Et je lui donnai les deux piastres, qu'il mit dans sa poche avec un laisser aller qui prouvait l'habitude qu'il avait de ces sortes de négociations.
- Votre Excellence a-t-elle une préférence quelconque pour le messager qui doit aller chercher son passeport ? me demanda alors le brigadier.
- Oui, maréchal ; avec votre permission, je désirerais qu'un de vos hommes... Venez ici. Je le conduisis à la fenêtre et lui montrai de loin, sur la grande route, Jadin qui sans se douter le moins du monde de l'embarras où je me trouvais, continuait à lever son croquis à l'ombre de son parasol.
- Je désirerais, continuai-je, qu'un de vos hommes allât me chercher ce mousse que vous apercevez là-bas, près de ce gentilhomme qui peint. Le voyez-vous, là-bas, là-bas, tenez ?
- Parfaitement.
- Il a de bonnes jambes, et, s'il y a trois ou quatre carlins à gagner, j'aime mieux qu'il les gagne qu'un autre.
- Je vais l'envoyer chercher.
- A merveille, maréchal ; dites en même temps qu'on nous monte une bouteille du meilleur muscat, qu'on donne trois bouteilles de syracuse sec à vos hommes, et apportez-moi une plume, de l'encre et du papier.
- A l'instant, Excellence.
Cinq minutes après j'étais servi ; j'écrivis au capitaine :

« Cher capitaine, je suis, faute de passeport, prisonnier dans l'auberge du Pélican-Rouge à Scylla ; ayez la bonté de m'apporter vous-même le papier qui me manque, afin de pouvoir donner aux autorités calabraises tous les renseignements, moraux et politiques, qu'elles peuvent désirer sur votre serviteur. »
          « Guichard. »

Au bout de dix minutes, le mousse était introduit près de moi. Je lui donnai ma lettre, accompagnée de quatre carlins, et recommandai d'aller toujours courant jusqu'à San-Giovanni, et surtout de ne pas revenir sans le capitaine.
Le bonhomme, qui n'avait jamais eu une pareille somme à sa disposition, partit comme le vent. Un instant après je le vis de la fenêtre qui gagnait consciencieusement ses quatre carlins ; il passa près de Jadin au pas gymnastique ; Jadin voulut l'arrêter, mais il lui montra la lettre et continua son chemin.
Et Jadin, qui tenait à finir son croquis, se remit à la besogne avec sa tranquillité ordinaire.
Quant à moi, j'entamai avec mon brigadier une conversation morale, scientifique et littéraire, dont il parut on ne peut plus charmé. Cette conversation durait depuis une heure et demie à peu près, ce qui faisait que, si intéressante qu'elle fût, elle commençait à tirer un peu en longueur, lorsque j'aperçus sur la route, non pas le capitaine seul, mais tout l'équipage, qui arrivait au pas de course ; à tout hasard, chacun s'était muni d'une arme quelconque, afin de me délivrer par force si besoin était. Nunzio seul était resté pour garder le bâtiment.
Le groupe fit une halte d'un instant près de Jadin ; mais comme il était infiniment moins instruit de mon aventure que le capitaine qui avait reçu ma lettre, ce fut lui qui se fit interrogateur. Le capitaine alors, pour ne pas perdre de temps, lui remit mon billet et continua sa route ; Jadin le lut, fit un mouvement de tête qui voulait dire : Bon, bon, ce n'est que cela ? mit soigneusement le billet dans une des nombreuses poches de sa veste, afin d'en augmenter sa collection d'autographes, et se remit à piocher.
Cinq minutes après, l'auberge du Pélican-Rouge était prise d'assaut par mon équipage, et le capitaine se précipitait dans ma chambre mon passeport à la main.
Nous étions devenus si bons compagnons, mon brigadier et moi, qu'en vérité je n'en avais presque plus besoin.
Je n'en fus pas moins enchanté de ne pas avoir à mettre mon amitié naissante à une trop rude épreuve ; je lui tendis donc fièrement mon passeport. Il jeta négligemment les yeux dessus, puis, ouvrant lui-même la porte :
- Son Excellence le comte Guichard est en règle, dit-il, qu'on le laisse passer.
Toutes les portes s'ouvrirent. Moyennant mes deux piastres j'étais devenu comte.
- Dites donc, mon cher maréchal, lui demandai-je, si par hasard je rencontre sur mon chemin le maître de l'hôtel, est-ce que cela vous contrarierait que je l'assommasse ?
- Moi, Excellence ? dit mon brave brigadier, pas le moins du monde, seulement, prenez garde au couteau.
- Cela me regarde, maréchal.
Et je descendis dans la douce espérance de régler mon double compte avec l'aubergiste du Pélican-Rouge ; malheureusement, comme il se doutait sans doute de la chose, ce fut son premier garçon qui me présenta la carte ; quant à lui, il était devenu parfaitement invisible.
Nous reprîmes Jadin en passant, et je rentrai triomphalement à San Giovanni à la tête de mon équipage.

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