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Chapitre X
Le secret

Au nombre des trois Kabardiens que nous ramenions avec nous, était non seulement un danseur remarquable, mais encore un musicien distingué.
C'était Ignacief.
Ignacief, gros, court, bâti en Hercule dans sa taille trapue, avec son papak large comme ses épaules et dont les frisons lui descendaient jusqu'au nez, sa barbe rousse, dont les poils lui descendaient jusqu'à la ceinture, était un des types les plus grotesques et, en même temps, les plus terribles que j'aie vus.
Des bras courts et robustes, il jouait du violon, avec cette singularité qu'il tenait le violon de la main droite et l'archet de la main gauche.
Il mettait à appuyer son archet sur les cordes de son violon la même énergie qu'il eût mise à faire grincer une scie sur un morceau de bois de fer.
Notre hôtesse pouvait désormais danser, non seulement avec les jambes, mais encore avec les bras.
Nous avions cru d'abord qu'elle serait un peu effrayée à la vue des trois visages que nous lui ramenions ; mais sans doute qu'elle les connaissait, car elles les accueillit avec un charmant sourire, donna une poignée de main à Bageniok et échangea quelques mots avec Ignacief et Michalouk.
Ignacief tira son violon de dessous sa tcherkesse et commença à le racler. Sans se faire prier autrement, Léila se mit à danser à l'instant même ; Bageniok lui fit vis-à-vis.
J'ai déjà parlé de la tristesse profonde de la danse russe. Elle ressemble à ces danses de funérailles que les Grecs menaient aux tombeaux des morts. Les danses de l'Orient ne sont guère plus gaies, à moins que, comme celles des aimées et des bayadères, elles ne tombent dans les danses expressives.
Et encore sont-elle libertines, cyniques même, mais jamais gaies.
Ce ne sont point des danses, c'est une marche lente en avant et en arrière, où les pieds ne quittent jamais le sol ; où les bras, beaucoup plus occupés que les jambes, font le mouvement d'attirer ou de repousser ; où la mélodie est toujours la même et se prolonge à l'infini, bien sûr qu'est le musicien que danseurs et danseuses peuvent exécuter ces sortes de mouvements toute une nuit sans être le moins du monde fatigués le matin.
Le bal dura jusqu'à minuit, la même danseuse suffisant à Bageniok, à Michalouk et à Kalino, qui, de temps en temps, n'y pouvant tenir, changeait la danse lesghienne ou kabardienne en danse russe.
Quant à Ignacief, qui eût dû être le plus fatigué de tous, attendu que c'était lui qui se donnait le plus de mouvement, il semblait être infatigable.
A minuit, on entendit une certaine rumeur dans la cour, puis dans le corridor. C'étaient les compagnons de nos chasseurs qui les venaient chercher. Ils étaient en costume de campagne, c'est-à-dire qu'au lieu de leurs tcherkesses d'apparat, avec lesquelles ils nous avaient reçus, ils étaient vêtus de tcherkesses en lambeaux. Celles-là, c'était leur costume de guerre, c'étaient celles que les expéditions nocturnes avaient effilées aux ronces et aux épines.
Pas une qui n'eût sa trace de balle ou de poignard, pas une qui n'eût ses taches de sang. Si elles avaient pu parler, elles eussent raconté les luttes mortelles, les combats corps à corps, les cris des blessés, les dernières imprécations des mourants.
Au drapeau, l'histoire belliqueuse du jour ; à elles, les légendes sanglantes de la nuit.
Chaque homme avait sa carabine à deux coups sur l'épaule et son long kandjar à la ceinture. Pas une de ces carabines dont les balles n'eussent donné la mort ; pas un de ces kandjars dont le fil n'eût séparé, non pas une tête, mais dix têtes des épaules.
Pas d'armes intermédiaires.
Les compagnons de Bageniok, de Michalouk et d'Ignacief leur avaient apporté leurs tcherkesses de campagne et leurs carabines.
Quant à leurs kandjars, ils ne les quittent jamais ; quant à leurs cartouchières, elles sont toujours bourrées de poudre et de balles.
Nos deux danseurs et le musicien revêtirent leurs habits de guerre. Pendant ce temps, Moynet, Kalino et moi, nous nous armions de notre côté.
Nous fûmes prêts en même temps qu'eux.
« Païdiome ! » dis-je en russe.
Cela voulait dire : « Partons ! »
Les chasseurs nous regardèrent avec étonnement.
« Expliquez-leur, dis-je à Kalino, que nous partons avec eux et que nous voulons être de l'expédition. »
Kalino leur traduisit mes paroles et le signe affirmatif que Moynet fit de la tête.
Bageniok, qui était le sergent-major et qui avait d'habitude le commandement de l'expédition, devint sérieux.
« Est-ce bien vrai, demanda-t-il à Kalino, ce que disent le général français et son aide de camp ? »
Rien ne leur eût pu ôter de l'idée que j'étais un général français et que Moynet était mon aide de camp.
« C'est parfaitement vrai, répondit Kalino.
- Alors, continua Bageniok, il faut que les deux Français sachent quelles sont nos habitudes. Libre à eux, du reste, de ne pas s'y conformer, puisqu'ils ne sont pas de la compagnie.
- Les habitudes ? demandai-je. Voyons cela.
- Jamais deux chasseurs n'attaquent un Tchetchen : un homme vaut un homme. On se bat donc homme contre homme. Si l'on appelle au secours, alors seulement deux hommes peuvent se mettre contre un ; mais on n'appelle jamais au secours. Si un chasseur est attaqué par deux, trois, quatre montagnards, autant de chasseurs viennent à son secours qu'il y a de montagnards ; pas un de plus, pas un de moins. Si l'on peut tuer de loin, tant mieux ; on a une carabine, c'est pour s'en servir. Maintenant, comment les Français comptent-ils faire ?
Kalino nous transmit la demande.
- Comme vous faites vous-mêmes, pas autrement.
- Vous embusquerez-vous tous les trois ensemble ? où vous placerez-vous comme nous et avec nous ?
- Je désirerais, répondit Kalino, et je crois que c'est le désir de mes compagnons, que chacun de nous pût être près d'un de vous.
- Soit. Je me charge du général ; Ignacief se chargera de l'aide de camp ; vous qui êtes Russe, vous ferez comme vous l'entendrez. »
Kalino voulait absolument être où il y avait le plus de danger. Combattre un Tcherkesse et le tuer – en amateur, – c'était pour lui la croix de Saint Georges, c'est-à-dire la plus belle des croix russes.
Minuit sonna. Nous étions prêts ; on partit.
D'abord, la nuit semblait sombre à ne pas voir à quatre pas devant soi ; mais, au bout de cent pas, nos yeux étaient déjà familiarisés avec l'obscurité. Pas un homme, pas une femme n'était dehors ; des chiens seulement se levaient de temps en temps sur le seuil des portes ou traversaient la rue. Mais, sans doute, leur instinct leur disait qu'ils avaient affaire à des amis : aucun d'eux n'aboya.
Nous sortîmes de la ville, et nous nous trouvâmes sur la rive droite de la rivière Kara-Sou. Arrivés là, le bruit des cailloux qu'elle roulait avec son eau absorba le bruit de nos pas.
Nous voyions devant nous la montagne comme une masse noire.
La nuit était superbe ; le ciel tout brodé de diamants. Jamais le beau vers de Corneille :

          
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,

n'avait eu de plus exacte application.
Nous avions fait un quart de lieue, à peu près, quand Bageniok fit signe de s'arrêter.
Il est impossible d'être obéi avec plus de précision qu'il ne le fut.
Il se coucha, se mit l'oreille contre terre et écouta.
Puis, se relevant :
« Ce sont des Tatars de la plaine, dit-il.
- Comment peut-il savoir cela ? » demandai-je à Kalino, qui me traduisit sa phrase.
Kalino reproduisit mon interrogation.
« Leurs chevaux marchent l'amble » dit Bageniok ; au milieu de leurs rochers, les chevaux des montagnes sont bien forcés de marcher le pas ordinaire.
En effet, cinq ou six minutes après, nous vîmes passer dans l'obscurité une petite troupe de cavaliers composée de sept ou huit personnes.
Elle ne nous vit pas, Bageniok nous ayant recommandé de nous cacher derrière la saillie formée par la rive droite de l'Yarak-Sou.
Je demandai le motif de cet excès de précaution.
Souvent les montagnards ont des espions parmi les gens de la plaine. Un des hommes que nous venions de voir passer pouvait être un espion, se séparer de la petite troupe et donner avis aux Tatars.
Nous attendîmes donc qu'ils fussent tout à fait éloignés pour nous remettre en route.
Au bout d'une demi-heure de marche, nous vîmes un bâtiment qui blanchissait à notre gauche. C'était la forteresse russe de Knezarnaïa, c'est-à dire le point le plus avancé de toute la ligne.
La pente des montagnes vient mourir au pied de ses murailles. Nous entendions sur ces murailles la voix de la sentinelle qui criait : Slouchi écoute !
Nous aussi, nous écoutâmes. Mais cette voix, reproduite par une seconde sentinelle pour se perdre encore, puis par une troisième pour s'éteindre tout à fait, n'eut pas un quatrième écho, et s'évanouit dans l'air comme le cri d'un esprit de la nuit.
Nous continuâmes de marcher dix minutes encore, à peu près. Puis, presque à pied sec, nous passâmes l'Yarak-Sou, et suivîmes, à travers des buissons épineux, la pente de la montagne, jusqu'à une seconde rivière aussi desséchée que la première ; nous la franchîmes sans difficulté et nous nous engageâmes dans une espèce de chemin frayé par les pâtres, lequel nous conduisit, cette fois, près d'une troisième rivière, plus large et évidemment plus profonde que les deux autres. C'était l'Axai, un des affluents du Térek.
L'autre que nous venions de traverser presque à sa source était l'Yaman-Sou.
Avant que je me fusse rendu compte à moi-même de la façon dont nous allions traverser la rivière, Bageniok m'avait fait signe de monter sur ses épaules.
La même invitation était faite à mes deux compagnons par Ignacief et Michalouk.
Nous nous fîmes prier juste ce qu'il fallait pour ne pas être indiscrets, et nous enfourchâmes nos montures.
Les chasseurs avaient de l'eau jusqu'au-dessus du genou.
Ils nous déposèrent sur l'autre rive.
Puis, en silence, Bageniok reprit sa route en descendant le cours de la rivière, cette fois, et en suivant la rive gauche de l'Axaï.
Je ne devinais pas bien le but de la manoeuvre. Mais je me taisais, comprenant la nécessité du silence et me réservant de demander une explication plus tard.
A mesure que nous descendions, l'Axai devenait plus large, et sans doute aussi plus profond.
Un de nos hommes échangea un signe avec Bageniok et s'arrêta.
Cent pas plus loin, un second s'arrêta à son tour.
Cent pas plus loin, un troisième.
Je compris que l'on se plaçait à l'affût.
Pendant tout son cours dans la montagne, la rivière était guéable. Or, en revenant de leurs expéditions nocturnes, les Tchetchens ne s'amusaient pas à la remonter. Ils se jetaient avec leurs chevaux où ils se trouvaient. Voilà pourquoi, de cent pas en cent pas, les chasseurs se plaçaient le long de la rivière.
Tous s'arrêtèrent, les uns après les autres. Bageniok, qui marchait en tête, s'arrêta naturellement le dernier.
Je m'arrêtai avec lui.
Il se coucha à terre et me fit signe d'en faire autant.
Comme il ne parlait pas français, que je ne parlais pas russe, nous ne pouvions nous entendre que par signes.
Je fis comme il faisait, m'abritant, ainsi que lui, sous un buisson.
On entendait, pareils à des lamentations d'enfant, les cris des chacals qui rôdaient dans la montagne.
Ces cris et le bruit de l'eau de l'Axaï étaient les seuls qui troublassent le silence de la nuit. On était trop loin de Kasafiourte pour entendre la vibration de l'horloge, et de Knezarnaïa pour entendre la voix des factionnaires.
Tous les bruits que nous entendions, à ce point de la montagne où nous étions, étaient des bruits ennemis, qu'ils vinssent des hommes ou des animaux.
Je ne sais ce qui se passait dans l'esprit de mes compagnons, mais ce qui me frappait, c'était le peu de temps qu'il faut pour amener dans la vie les plus étranges contrastes.
Il y avait deux heures à peine, nous étions au milieu de la ville, dans une chambre bien chaude, bien éclairée, bien amie. Léila dansait, en coquetant de son mieux avec ses yeux et avec ses bras. Ignacief jouait du violon. Bageniok et Michalouk lui faisaient vis-à-vis. Nous battions des mains et des pieds ; nous n'avions pas une pensée qui ne fût gaie et joyeuse.
Deux heures s'étaient écoulées. Nous étions dans une nuit froide et sombre, au bord d'une rivière inconnue, sur une terre hostile, couchés la carabine à la main, le poignard au côté, non pas, comme cela m'était arrivé vingt fois, à l'affût d'une bête sauvage, mais en embuscade, attendant, pour tuer ou pour être tués, des hommes comme nous, faits à l'image de Dieu comme nous ! et nous nous étions jetés en riant dans cette entreprise : comme si ce n'était rien que de perdre son sang ou de verser celui des autres !
Il est vrai que ces hommes que nous attendions étaient des bandits, des hommes de pillage et de meurtre, laissant derrière eux la désolation et les pleurs. Mais ces hommes étaient nés à quinze cents lieues de nous, avec des moeurs autres que nos moeurs. Ce qu'ils faisaient, leurs pères l'avaient fait avant eux, leurs ancêtres avant leurs pères, leurs aïeux avant leurs ancêtres.
Pouvais-je véritablement demander à Dieu de me prêter son aide si je courais un danger que j'étais venu si inutilement, si imprudemment chercher ?
Ce qu'il y avait d'incontestable, c'est que j'étais sous un buisson au bord de l'Axaï, que j'y attendais les Tchetchens, et qu'en cas d'attaque, ma vie dépendait de la justesse de mon coup d'oeil, ou de la force de mon bras. Deux heures s'écoulèrent ainsi.
Soit que la nuit s'éclaircît, soit que mon oeil s'habituât aux ténèbres à force de sonder l'obscurité, j'en étais arrivé à distinguer parfaitement l'autre côté du fleuve.
Je ne perdais pas de vue la rive opposée, quand il me sembla entendre à ma droite un faible bruit. Je jetai les yeux sur mon compagnon ; soit qu'il n'entendit pas, soit que ce bruit lui parût sans importance, il n'avait pas l'air d'y faire attention.
Le bruit devenait de plus en plus perceptible. Il me semblait entendre le pas de plusieurs personnes.
Je me rapprochai insensiblement de Bageniok, lui mis une main sur le bras et étendis l'autre main du côté où, cette fois, j'entendais bien distinctement le bruit.
« Nitchevo » me dit-il.
Je savais assez de russe pour traduire nitchevo.
« Ce n'est rien, » m'avait répondu Bageniok.
Je n'en restai pas moins l'oeil fixé du côté d'où venait le bruit.
Alors, je vis, à vingt pas de moi, s'avancer un grand cerf, à la magnifique empaumure. Il était suivi de sa biche et de deux faons.
Il s'approcha sans défiance du cours d'eau et se mit à boire.
Ce n'était rien, avait dit Bageniok. En effet, ce n'était pas le gibier que nous attendions.
Je ne pus m'empêcher de le mettre en joue... Oh ! si j'avais pu lâcher le coup, il était bien à moi. Tout à coup, il releva la tête, tendit le cou vers la rive opposée, aspira l'air, jeta une espèce de cri d'alarme et se rejeta dans la montagne.
Je connaissais trop les habitudes des animaux sauvages pour ne pas comprendre que toute cette pantomime de mon cerf indiquait que, de l'autre côté de la rivière, il se passait quelque chose d'insolite.
Je me retournai vers Bageniok.
« Smirno », me dit-il.
Je n'avais pas compris la parole, mais je compris le geste. Il me disait de ne pas bouger, et de m'effacer le plus possible contre terre.
Je lui obéis.
Lui se glissa comme un serpent le long de la rive du fleuve, continuant de le descendre, et, par conséquent, s'éloignant de moi.
Tant que je pus, je le suivis des yeux.
Quand je l'eus perdu de vue, mon regard se porta naturellement, de l'autre côté de l'Axai.
Alors, en même temps qu'il me semblait entendre le galop d'un cheval, je distinguai dans l'obscurité un groupe plus compact que ne l'eût été celui d'un simple cavalier.
Le groupe se rapprochait sans devenir plus explicable.
Ce que je compris, au battement de mon coeur plus encore que par le témoignage de mes yeux, c'est qu'un ennemi était devant nous.
Je regardai du côté d'Ignacief : personne ne bougeait. On eût dit que la rive du fleuve était déserte.
Je regardai du côté de Bageniok : il avait disparu depuis longtemps.
Je reportai ma vue de l'autre côté de la rivière et j'attendis immobile.
Le cavalier était arrivé au bord de l'Axaï. Il se présentait à moi diagonalement et je pouvais voir qu'il traînait une personne à la queue de son cheval.
C'était un prisonnier ou une prisonnière.
Au moment où il poussa son cheval dans l'eau et où celui ou celle qu'il traînait après lui fut obligé de l'y suivre, on entendit un cri lamentable
C'était un cri de femme.
Tout le groupe était déjà dans le fleuve, à deux cents pas au-dessous de moi.
Que faire ?
Comme je m'adressais cette interrogation, la rive du fleuve s'éclaira subitement ; un coup de feu se fit entendre. Le cheval battit l'eau convulsivement de ses pieds, et tout le groupe disparut dans la tempête soulevée au milieu du fleuve.
Un second cri, cri de détresse comme le premier, poussé par la même voix, retentit. Cette fois, je courus du côté où s'accomplissait le drame.
Au milieu de cette espèce de tourbillon qui continuait d'agiter le fleuve, une flamme brilla, un second coup de feu jaillit.
Puis un troisième coup de feu partit du bord, puis j'entendis le bruit de quelqu'un qui s'élançait à l'eau, je vis comme une ombre se dirigeant vers le milieu de la rivière, j'entendis des cris, des imprécations ; puis, tout à coup, bruit et mouvement, tout cessa.
Je regardai autour de moi ; mes compagnons les plus rapprochés m'avaient rejoint et attendaient, immobiles comme moi.
Alors, nous vîmes venir à nous quelque chose d'impossible à reconnaître dans l'obscurité, mais qui, cependant, de seconde en seconde, se dessina plus clairement.
Lorsque le groupe ne fut plus qu'à dix pas de nous, nous distinguâmes et nous comprîmes.
L'agent moteur était Bageniok ; il tenait son kandjar entre ses dents, portait, sur son épaule droite, une femme évanouie, mais qui n'avait pas lâché son enfant, qu'elle tenait entre ses bras ; et, de sa main gauche, par la seule tresse de cheveux qu'elle eût au milieu du crâne, une tête de Tchetchen trempant à moitié dans l'eau.
Il jeta la tête sur la berge, y déposa la femme et l'enfant, et dit en russe, d'une voix où il était impossible de distinguer la moindre émotion :
« Maintenant, mes amis, lequel de vous a une goutte de vodka ? »
Et ne croyez pas que ce fût pour lui qu'il la demandait.
C'était pour la femme et l'enfant.
Deux heures après, nous rentrions à Kasafiourte, ramenant en triomphe l'enfant et la mère, parfaitement revenus à la vie.
Mais j'en suis encore à me demander si l'on a le droit de se mettre à l'affût d'un homme comme on se met à l'affût d'un cerf ou d'un sanglier.

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