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Chapitre XII
Tatars et Mongols

Nous nous rappelons avoir commis, dans le chapitre précédent, une grande imprudence.
Nous avons parlé des Tatars et des Mongols, – nous aurions dû dire Mongals, on verra pourquoi tout à l'heure ; – nous avons parlé des Tatars et des Mongols, et, en signalant la différence qu'il y a entre les types des deux races, nous avons dit que peut-être elles venaient d'une même source, mais qu'à coup sûr la race tatare s'était modifiée par son contact avec les races caucasiques, si toutefois les Tatars du Caucase n'étaient pas des Turkomans, et non des Mongols.
Puis, avec une insouciance, nous dirons presque avec un mépris qui sentait son romancier d'une lieue, nous avons laissé la chose à décider aux savants.
Principe général : il ne faut rien laisser à décider aux savants, attendu qu'ils ne décident rien.
Si Oedipe avait laissé l'énigme du sphinx à deviner aux savants de la Béotie, le sphinx dévorerait encore aujourd'hui les voyageurs sur la route d'Aulis à Thèbes ; si Alexandre avait laissé le noeud gordien à dénouer aux sept sages de la Grèce, le noeud gordien lierait encore aujourd'hui le timon au joug du char du roi Gordius, et Alexandre n'eût pas fait la conquête de l'Asie.
Disons donc ce que nous savons sur les Tatars et les Mongols.
Ce sont les Chinois qui, au VIIIe siècle, parlent les premiers des Tatars : comme des enfants qui bégaient encore et qui prononcent mal les noms, ils les appellent des Tatas.
Pour eux, ces Tatas sont une branche de la grande famille mongole.
Meng-Koung... – Vous ne connaissez pas Meng-Koung, n'est-ce pas, cher lecteur ? Soyez tranquille, je ne vous en veux pas pour cela. Je ne le connaîtrais pas plus que vous si je n'avais été forcé de faire connaissance avec lui. – Meng-Koung est, comme Xénophon et comme César, un général historien. Il est mort en 1245, et commandait un corps chinois envoyé au secours des Mongols contre les Kins.
Selon lui, une partie de la horde tatare, autrefois soumise par les Khitans, – peuple qui habitait au nord des provinces chinoises de Tchi-li et de Ching- Ching, provinces fertiles jusqu'au miracle, arrosées qu'elles étaient par le Liaho et ses affluents, – selon lui, une partie de cette horde, disons-nous, quitta la chaîne des montagnes In-Chan, laquelle s'étend de la courbure septentrionale du fleuve Jaune jusqu'aux sources des rivières qui se jettent dans la partie occidentale du golfe de Peking, où elle s'était réfugiée pour rejoindre ses compatriotes, les Tatars blancs, les Tatars sauvages et les Tatars noirs.
Ce n'est pas très clair, n'est-ce pas ? mais à qui la faute ? A Meng-Koung, historien et général chinois.
Voyons Jean Duplan de Carpin, frère mineur de Saint-François et archevêque d'Antivari. Cela tombe bien : il est envoyé dans le Kaptchak, auprès du khan des Tatars, par Innocent IV, pour le prier de cesser les persécutions contre les chrétiens, l'an 1245, c'est-à-dire l'année même ou meurt Meng-Koung.
Voici ce qu'il dit des Mongols, ou plutôt des Mongals :

« Il y a une certaine terre dans cette partie de l'Orient qui est appelée Mongal. Cette terre est habitée par quatre peuples : l'un Yeka-Mongal, ce qui veut dire les grands Mongals ; le deuxième Sou-Mongal, ce qui veut dire les Mongals aquatiques, qui eux-mêmes s'appellent Tatars, du nom d'un fleuve qui traverse leur territoire... »

Vous voyez, le jour commence à se faire.

« Le troisième, continue Jean Duplan, s'appelle Merkit ; le quatrième, Mecrit. Ces peuples, ajoute-t-il encore, présentent un type uniforme et parlent une seule langue, quoiqu'ils soient divisés en différentes provinces et gouvernés par différents princes. »

Maintenant, attendez, Duplan de Carpin arrive dans le Kaptchak, vingt ans après la mort de Gengis-Khan. Il va nous dire ce qu'il sait de ce grand remueur de peuples.

« Sur la terre des grands Mongals, naquit un certain homme que l'on nomma Chingis. Il commença par être un robuste chasseur devant Dieu. Il apprit aux hommes à emporter et à enlever du butin. Il allait sur les autres terres, et tout ce qu'il pouvait prendre, il le prenait, ne rendant jamais ce qu'il avait pris. C'est ainsi qu'il s'attacha les hommes de sa nation, qui le suivaient volontiers à toute mauvaise action. Il commença bientôt à combattre contre les Sou-Mongals, c'est-à-dire contre les Tatars, et, comme plusieurs d'entre eux s'étaient joints à lui, il tua leur chef, et finit par subjuguer et mettre dans la servitude tous les Tatars. Ceux-ci subjugués, il en fit autant des Merkits et des Mecrits. »

Or, voici ce que décida la science moderne.
C'est que les Yeka-Mongals, c'est-à-dire les grands Mongals, – dont elle a fait Mongols, – parmi lesquels était né ce certain Chingis, qui n'est autre chose que Gengis-Khan, étaient des Tatars noirs, et que les Sou-Mongals étaient les Tatars blancs.
Au reste, ce qu'il y a de curieux et hors de doute, c'est que les Yeka- Mongals, en anéantissant les Tatars blancs, commencèrent eux-mêmes à prendre le nom des vaincus et à s'appeler Tatars, – ou plutôt à être appelés Tatars, – quoiqu'ils aient toujours repoussé cette dénomination comme celle d'un peuple vaincu.
Les Tatars sont inconnus aux auteurs arabes du Xème siècle. Mas'Oudi, qui écrivait, en 950, son Histoire générale des royaumes les plus connus dans les trois parties du monde, ne parle ni des Mongols ni des Tatars.
Ebn-Haoukal, son contemporain, auteur d'une géographie intitulée : Kitaab Messaalek, n'en parle pas davantage.
D'Ohsson, dans son Histoire des Mongols, cite un abrégé d'histoire universelle persane où les Tatars sont appelés un peuple célèbre dans tout l'univers.
Qu'avaient maintenant de commun les Tatars et les Mongols ? C'est ce que le même Duplan de Carpin nous dit en une phrase, et de la façon la plus simple du monde, en commençant son Histoire des Mongals par ces mots :

Incipit historia Mongalorum, quos nos Tartaros appellamus.

C'est-à-dire :

« Ici commence l'histoire des Mongals, que nous appelons Tatars. »

Cette phrase prouve qu'au milieu du XIIIème siècle, c'est-à-dire à l'époque où écrivait Jean de Carpin, les Mongols étaient appelés Tatars, soit que Mongols et Tatars n'aient jamais fait qu'une seule nation, ou plutôt, que deux branches d'une seule nation, comme le prétend Duplan de Carpin ; soit que, faisant deux nations différentes, la nation conquérante eût pris le nom de la nation conquise.
Il en résulta une chose, probablement due à l'auteur que nous venons de citer : c'est que le nom de Mongols prévalut en Asie et que le nom de Tatars prévalut en Europe quoique à partir de la défaite des Sou-Mongals ou des Tatars blancs par les Yeka-Mongals les deux peuples n'en eussent plus fait qu'un.
Maintenant, dans sa marche d'Orient en Occident, de Chine en Perse, Gengis-Khan entraîna tout naturellement avec lui les peuples du Turkestan qu'il rencontra sur les bords orientaux de la mer Caspienne. Ces peuples, comme une inondation, allèrent se briser à la base de ce gigantesque rocher que l'on appelle le Caucase, tandis que leur reflux couvrait Astrakan et Kasan d'un côté, Bakou et Linchoran de l'autre, s'écoulant, par deux grands courants, l'un vers la Crimée, l'autre vers l'Arménie.
Naturellement, les Turkomans, venant de moins loin, furent les premiers à s'arrêter.
Mais les peuples envahis ne firent pas, eux, de différence entre les envahisseurs : tout fut pour eux Mongol ou Tatar, et, comme la dénomination de Tatar l'avait, pour l'Europe, emporté sur la dénomination de Mongol, tout fut Tatar.
Ce furent ces Tatars qui fondèrent, entre le Dniester et l'Emba, le royaume de Kaptchak, qui s'appela la Orde d'or, du mot orda, qui veut dire tente, et dont nous avons fait, par corruption, la Horde d'or.
Ce fut ainsi que la langue turque resta prédominante dans tout le Kaptchak, chez les Baskirs et les Tchouvatches, que la langue mongole disparut, et que les descendants des conquérants ne savent plus parler et ne peuvent plus lire la langue de leurs pères.
En 1463, au moment où la Russie, sous le règne d'Ivan III, commença de réagir contre l'invasion tatare, qui pesait sur elle depuis plus de deux siècles, le royaume de Kaptchak, ou la Orde d'or, était divisé en cinq khanats particuliers :
Le khanat des Tatars Nogaïs, établi entre le Don et le Dniester ;
Le khanat d'Astrakan, entre le Volga, le Don et le Caucase ;
Le khanat de Kaptchak, entre l'Oural et le Volga ;
Le khanat de Kasan, entre Soumara et Viatka ;
Enfin, le khanat de Crimée.
Le khanat de Crimée est devenu tributaire des Russes sous Ivan III, en 1474.
Le khanat de Kaptchak fut détruit par le même tzar, en 1481.
Le khanat de Kasan fut conquis par Ivan IV, en 1552.
Le khanat d'Astrakan se soumit au même, en 1554.
Enfin, le khanat des Tatars Nogaïs fut soumis, au XVIIIème siècle, par Catherine II.
Au reste, que ceux de nos lecteurs qui ne seront pas satisfaits des explications que nous donnons ici, consultent :
L'Asia Polyglotta, de Klaproth ;
L'Histoire de la Russie, de Lévêque ;
L'Histoire des Cosaques, de Lesur ;
L'Histoire des Mongols, de d'Ohsson ;
Et, par-dessus tout, comme nous l'avons dit les Steppes, de notre compatriote Hommaire de Hall.
Nous demandons pardon à nos lecteurs de faire ce chapitre si court ; mais, comme il nous paraît peu amusant, nous sommes d'avis que, moins il est long, meilleur il est.
Revenons donc à Tchiriourth, où nous allions entrer quand cette malheureuse idée nous a pris de donner à notre tour notre avis sur les Mongols et les Tatars.

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