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Chapitre XXV
Schah-Houssein

Nous avons dit, en allant à la mosquée de Fathma, un mot d'une fête tatare qui a eu lieu à Derbend, à Bakou, à Schoumaka, à propos de la mort de Houssein, fils d'Ali et de cette même Fathma dont nous avons visité la mosquée. La mort de Houssein ayant eu lieu le 10 octobre, le hasard nous fit assister à cette fête anniversaire.
Je ne promets pas d'être très clair en la racontant ; mon défaut de connaissance de la langue m'a forcé d'interpréter presque constamment une pantomime plus imagée que juste, ou de m'en rapporter à ce que des voisins complaisants et estropiant le français ont bien voulu m'en dire.
Quant à Kalino, grâce à la pauvre éducation que l'on reçoit dans les universités russes, il était encore plus ignorant que moi du drame qui se passait sous ses yeux. Cependant je me hasarderai à une analyse ; si défectueuse qu'elle soit, elle marquera pour mes lecteurs le point où en est l'art dramatique chez les successeurs de Gengis-Khan et de Timour-Lang.
Vous savez ou vous ne savez pas, cher lecteur, – mais je vais procéder comme si vous ne le saviez pas, – que le mahométisme se divise en deux sectes : la secte d'Abou-Bekr et Omer-Sunni, et la secte d'Ali-Chahi.
Les Turcs sont pour la plupart de la première, c'est-à-dire sunnites. Les Persans sont de la seconde c'est-à-dire chahites.
Avouons, en l'honneur des deux peuples, qu'à cause de cette différence de religion, ils se détestent encore aussi cordialement aujourd'hui que se détestaient, au XVIème siècle, les catholiques et les huguenots.
Les chahites se distinguent particulièrement par leur intolérance ; leur haine pour les chrétiens est en général si forte, que pour rien au monde un chahite, dût-il mourir de faim en agissant ainsi, ne s'assoirait à la même table qu'un chrétien ; et ce dernier mourrait littéralement de soif, qu'un chahite, de peur de souiller son verre, ne lui offrirait pas un verre d'eau. Ce sont les véritables vieux croyants demeurés selon le coeur de Mahomet. Les Tatars qui habitent Derbend, Bakou et Schoumaka, appartiennent particulièrement à cette aimable secte, et ce sont eux surtout qui fêtent avec le plus d'ardeur et de zèle cet anniversaire, déplorable pour eux, de la mort du fils de Fathma.
Disons quelques mots de Houssein pour rendre, s'il est possible, notre analyse plus intelligible.
Un cousin germain de Mahomet épousa sa fille Fathma, et se trouva, dès lors, non seulement le cousin germain, mais encore le gendre du Prophète. A la mort de son frère aîné Hassan, arrivée l'an 660 de Jésus-Christ, Houssein fut considéré comme l'imam ou chef légitime de la religion. Il vécut onze ans ainsi en paix à la Mecque, lorsque, après la mort de Moaviah, arrivée en 680 il fut appelé à Kouffa par les habitants de cette ville, qui s'engageaient à le saluer calife ; il se rendit à cette invitation, mais eut l'imprudence de ne se faire accompagner que par une centaine d'hommes. Il en résulta que Yézid, fils de Moaviah, soupçonnant à tort ou à raison que Houssein n'était pas tout à fait étranger à la mort de son père, résolut de venger le sang par le sang. En conséquence, il attaqua Houssein à quelque distance de Bagdad, dans les plaines de Berbelah, à l'endroit qui porte encore aujourd'hui le nom de Mesched-Houssein, ou tombeau de Houssein.
Voilà le fait dépouillé de toute fioriture ; voyons-le maintenant avec tous les ornements dont l'entoure l'imagination tatare.
Quelques jours avant celui où les représentations doivent commencer, – nous disons les représentations, car le spectacle ne se contente pas de durer deux jours, comme Monte-Cristo, ou trois jours comme Wallenstein, il en dure dix ! – quelques jours, disons-nous, avant celui où le spectacle doit commencer, on dresse un théâtre dans la principale rue de la ville. Ce théâtre est élevé de façon que la rue fasse le parterre ; le seuil des maisons, l'orchestre ; fenêtres, les loges ; et les terrasses, les galeries.
Dès le premier soir où la représentation doit avoir lieu, vers neuf heures, les enfants tatars commencent d'allumer de grands feux et dansent à l'entour jusqu'à onze heures, en criant de toutes leurs forces : « Ali ! Ali ! »
Pendant ce temps, on orne les mosquées avec des étendards, et les galeries des mosquées avec des glaces, des tapis, des tissus brodés de soie et d'or, que l'on emprunte à cet effet dans les plus riches maisons de la ville.
Lorsque nous passâmes à Derbend, dans la principale mosquée était exposé un tableau peint sur un tissu d'écorce d'arbre et représentant Roustan, – le fabuleux fondateur de Derbend, celui qui dispute à Alexandre le Grand l'honneur d'avoir bâti ses murailles, – livrant au diable un combat à mort.
Naturellement, Roustan est vêtu en Tatar, ou à peu près : c'est une variante de saint Georges et de saint Michel ; quant au diable, il porte le costume classique, avec des griffes et une queue ; plus, des défenses de sanglier qui nous parurent tout à fait locales. Sur la massue dont le diable est armé, il y avait quatre meules de moulin, et entre ses deux cornes était suspendue une cloche.
Le résultat de la lutte fut que, malgré sa cloche, ses quatre meules et ses défenses de sanglier, Roustan vainquit le diable et le força de bâtir la ville de Derbend, qui, si l'on en croyait cette légende, serait un spécimen de l'architecture de l'enfer.
Vers onze heures du soir, la représentation commence. Le cortège s'ouvre par des enfants portant des chandelles. On choisit, pour jouer Houssein, le plus bel homme que l'on peut trouver ; on l'habille d'un magnifique costume recouvert d'un riche manteau de satin. Il s'avance accompagné de ses deux femmes, de son fils, de ses soeurs, de ses parents et de sa suite. Appelé par la ville de Kouffa, il s'est mis en route ; mais, ayant appris le voisinage des troupes ennemies, il s'arrête au village de Bania-Sal. Le théâtre est censé représenter ce village.
Là, les chefs lui présentent des moutons et lui souhaitent la bienvenue. Cette réception est troublée par l'entrée d'Omer, général d'Yézid. Alors, la bataille commence.
Cette bataille, avec toutes ses différentes chances de victoires et de défaites, dure dix jours. Selon l'histoire, le combat a duré depuis le lever du soleil jusqu'à midi ; mais, comme l'image de la guerre est ce qu'il y a de plus récréatif pour les Tatars, ils éternisent la bataille, dans laquelle chacun donne toutes les preuves d'adresse que contient le répertoire des plus habiles cavaliers. Les spectateurs jouissent, pour ainsi dire, goutte à goutte de cette représentation, qui n'a son dénouement que le dixième jour.
Le dixième jour, les feux sont plus brillants qu'ils n'ont jamais été ; la foule bruit comme une ruche qui essaime. Les toits plats des maisons s'encombrent de spectateurs ; des enfants en guenilles courent par bandes, suivis de Tatars rangés en cercle, chacun tenant son voisin de la main gauche par la ceinture, et le frappant de la droite à grands coups de poing dans la poitrine, tout en chantant des vers arabes que des souffleurs lettrés disposés parmi eux envoient aux acteurs. Pendant cette espèce de sabbat, on apporte de la mosquée le tombeau de Houssein, que l'on a eu la précaution de faire exécuter d'avance ; il est construit sur le modèle même de la mosquée, avec ses deux minarets sur le devant, et il est orné de peintures et de dorures qui montent quelquefois à huit ou neuf mille roubles.
Puis, en même temps, un autre cortège, arrive d'en bas. Celui-là porte le modèle de la mosquée où Mousselim, cousin germain de Houssein, s'est marié avec la fille de ce dernier. Chaque cortège est accompagné d'un cheval richement caparaçonné, mais tout percé de flèches et sanglant. D'un côté et de l'autre, le pauvre animal porte une armure complète : l'une, celle de Hassan, fils de Houssein ; l'autre, celle de Mousselim, son gendre, tués tous deux dans la bataille. Lorsque les deux cortèges se rencontrent, les coups donnés sur la poitrine redoublent et les cris deviennent des hurlements.
Les deux cortèges, au milieu des détonations des armes à feu, s'acheminent, ensemble vers la grande mosquée ; on place dans la cour, devant elle, en face l'un de l'autre, les deux tombeaux. Alors se déroule un tableau sauvage, effrayant, grotesque et terrible à la fois, dont rien ne peut donner une idée. Qu'on se figure des milliers de Tatars avec leurs têtes rasées, hurlant, gesticulant, se frappant à la lueur de feux de naphte dont les reflets rougeâtres se jouent sur les visages réguliers mais sombres de ces Asiatiques, sur ces étoffes aux mille couleurs, sur ces étendards dont les plis flottent au vent, sur ces murailles de la mosquée contre lesquelles s'étagent plusieurs rangées de femmes, les premières accroupies, les autres assises, les dernières debout, avec leurs longues robes qui n'ont d'ouverture qu'aux yeux ; tout cela ressortant contre les mousses et le lierre qui tapissent les murailles, et sur les feuillages sombres des grands platanes qui ombragent les balcons. La galerie qui règne autour de la cour resplendit de glaces et de lustres. Un jet d'eau placé au milieu de la cour est entouré d'une foule multicolore de gens qui, puisant avidement le liquide dans le creux de la main, cherchent à assouvir la soif ardente qui les dévore. Enfin, joignez à tout cela le croissant mélancolique de la lune, ce symbole de l'islamisme, glissant à travers les nuages, à travers la fumée du naphte, et qui semble, plus pâle et plus triste encore que d'habitude, contempler tout étonné ses adorateurs mêlés aux chrétiens.
Tout cela a un aspect bizarre, et qui surprend à la fois par sa nouveauté et son étrangeté.
Si, de cet ensemble, on passe aux détails, voici ce que l'on voit. Ici, un enfant, dont la tête nue ruisselle de sang : son père lui a fait des incisions sur le crâne en signe de pénitence ; à côté de lui est un vieillard septuagénaire, avec sa barbe teinte d'un rouge ardent, gesticulant son kandjar à la main ; de l'autre, un Tatar couvert de poussière et de boue, s'aspergeant coquettement avec de l'eau de rose.
Tout à coup, la représentation, qui, depuis dix jours, est un combat, reprend son cours ; ce combat n'a été qu'un prélude, Houssein prend Allah à témoin de l'honnêteté de ses intentions. Vainement ses femmes et son fils cherchent à modérer son ardeur : il n'écoute rien. Il tire son sabre et se jette sur Omar. En ce moment, Mousselim, gendre de Houssein, tombe mort. Houssein prend le cadavre sur son cheval et l'apporte à ses femmes, lesquelles se mettent à hurler d'une façon d'autant plus formidable, que ces femmes sont des hommes travestis ; au bruit de leurs lamentations, les sanglots éclatent à la fois dans tous les rangs des spectateurs.
Enfin, Houssein, qui a tué de sa main dix-neuf cent cinquante ennemis, succombe à son tour à la fatigue. Il éprouve le besoin de se reposer, et, d'ailleurs, il doit faire boire de l'eau de la fontaine, qui a une puissante vertu curative, à son fils, malade de la poitrine.
Jusque-là, il n'avait été aucunement question des dispositions du jeune Hassan à la phtisie ; mais les auteurs tatars ne sont pas difficiles sur les moyens préparatoires. Houssein prend à son tour Hassan dans ses bras comme il a pris Mousselim, et s'élance au grand galop de son cheval vers la fontaine ; mais, au moment où il va toucher au but, une décharge effroyable de coups de fusil part, et Hassan est frappé à mort dans les bras de son père.
A cette catastrophe inattendue, les cris, les larmes, les sanglots redoublent et ne s'arrêtent un instant que parce qu'un nouveau personnage, complètement inconnu, entre en scène.
C'est un messager venant de Médine et apportant une lettre de la fille de Houssein. Il vient s'enquérir si tout le monde est en bonne santé. Le moment, comme on voit, est assez mal choisi. aussi Houssein ne répond-il qu'en lui montrant le cadavre du malheureux Hassan et celui de l'infortuné Mousselim.
Tout à coup, la foule s'ouvre et fait place à une douzaine de bambins tout barbouillés de noir. Ce sont des djinns qui, révoltés de la férocité des ennemis de Houssein, viennent offrir leurs services au malheureux père. Mais Houssein est trop bon mahométan pour pactiser avec des démons : il répond que, grâce à Mahomet, il a assez de son bon droit et de son sabre. Mais à peine a-t-il achevé cette bravade, qu'un coup de feu le jette à son tour à bas de son cheval.
Si la désolation a été grande à la mort du fils et du gendre, jugez ce qu'elle doit être à celle du père ! D'en haut, d'en bas, de droite, de gauche, du centre, de partout enfin partent des sanglots, des gémissements, des lamentations, et, chose curieuse, ce sont de vraies larmes qui coulent, larmes si émouvantes, qu'une panthère descend des rochers voisins pour pleurer, elle aussi, sur le corps de Houssein.
Elle ne fait que précéder deux anges vêtus de blanc, avec de grandes ailes, et coiffés de papaks, qui descendent par deux échelles pour enlever au ciel l'âme du mort.
Cet enlèvement se fait tandis que de grands éventails en plumes de paon s'agitent dans le fond de la scène. Manifestation céleste qui n'empêche point Omar de s'emparer du riche manteau de satin du mort, et d'emmener prisonnières les femmes de Houssein.
Ainsi finit ce drame étrange, qui, pendant dix jours entiers, occupe la population à un tel point, que toutes les affaires sont abandonnées ; attendu que, comme hommes, femmes, enfants, vieillards passent la nuit entière au spectacle, chacun dort à qui mieux mieux quand vient le matin.
Jusqu'à onze heures ou midi, la ville, pendant ces dix jours, a l'air, chaque matin, du royaume de la Belle au bois dormant.
Il va sans dire que, pendant ces dix jours, force coups de kandjar donnés, force balles oubliées dans les fusils font un cortège de morts à Houssein et à son fils. Mais il est convenu que les victimes de ces accidents sont des martyrs, et sautent d'un seul bond de cette terre peu regrettable dans l'ineffable paradis de Mahomet.
Ainsi soit-il !

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