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Chapitre XXVI
Adieux à la mer Caspienne

Il nous restait deux choses à voir, l'une à Bakou, l'autre aux environs de Bakou ; le palais des khans, à Bakou, palais bâti par Schah-Abbas II, roi de Perse ; aux environs de Bakou, la porte aux Loups.
Le palais des khans est d'architecture arabe d'une assez belle époque, ayant été bâti vers 1650 par ce même Abbas II, qui mourut à trente-six ans, après avoir conquis le Kandahar et avoir fait les honneurs de son royaume à Chardin et à Tavernier, sans lesquels il serait complètement inconnu chez nous. Le palais est abandonné ; il reste un porche d'une très belle coupe et d'une magnifique ornementation, et une salle curieuse par un détail. On l'appelle la salle du Jugement. Une oubliette est creusée au centre même de cette salle. Autrefois, dit-on, ce trou, d'un diamètre de dix-huit pouces, était recouvert d'une colonne. Lorsqu'un homme était condamné à mort et que son exécution devait être secrète, on le conduisait dans la salle du Jugement, on déplaçait la colonne, on faisait mettre le condamné à genoux, et, d'un coup de cimeterre, on lui abattait la tête, qui, lorsqu'elle était habilement coupée, tombait dans l'oubliette sans toucher les bords. On emportait le corps, on replaçait la colonne sur le trou, et tout était dit. Cette oubliette était un souterrain qui, à ce que l'on assure, correspondait avec la mosquée de Fathma.
Quant à la porte aux Loups, c'est autre chose : c'est une ouverture étrange, percée à cinq verstes de Bakou, à travers un rocher, et donnant sur une vallée qui ressemble fort à un de ces coins de la Sicile dévastés par l'Etna. Seul, l'Etna, avec ses laves qui se répandent à tort et à travers, peut donner une idée de la tristesse de ce paysage ; des terrains nus, des flaques d'eau stagnante, une vallée, précipice creusé entre deux hautes montagnes, sans trace de végétation ; tel est, non pas la porte aux Loups, mais le paysage que l'on voit de la porte aux Loups. On avait amené trois chevaux pour faire cette course : un cheval blanc et deux alezans. La couleur du premier m'avait séduit. J'avais commencé par le monter ; mais à peine fus-je sur son dos, que je le sentis faillir sous mon poids. J'en descendis, je le donnai à l'essaoul de M. Pigoulevsky, et montai le sien.
Bien m'en prit ! en descendant de la porte aux Loups, le cheval blanc trébucha et envoya son cavalier à dix pas devant lui. Heureusement, les Tatars sont si bons cavaliers, qu'ils ne se font pas de mal, même en tombant.
Nos voitures nous attendaient, tout attelées et toutes chargées, à la porte de M. Pigoulevsky ; un déjeuner était tout servi dans la salle à manger. Nous déjeunâmes, nous fîmes nos adieux à toutes nos connaissances de trois jours, qui s'étaient rassemblées pour la séparation, et nous partîmes.
Du moment que nous quittions Bakou, nous tournions le dos à cette mer Caspienne, que je n'aurais jamais cru voir quand j'en lisais la description dans Hérodote, – le plus exact de tous les auteurs anciens qui en ont parlé, – dans Strabon, dans Ptolémée, dans Marco Polo, dans Jenkinson, dans Chardin et dans Struis ; à cette mer Caspienne, que je n'aurais, dans tous les cas, jamais cru regretter et que je regrettais cependant ; car la mer a pour moi un attrait irrésistible : elle m'attire par le sourire de ses vagues, par la limpidité de ses eaux bleues ; elle s'est souvent fâchée contre moi, et je l'ai vue dans ses colères, mais c'est peut-être alors que je la trouve plus belle que jamais et que je lui souris, comme on sourit, même dans ses fureurs, à la femme que l'on aime.
Mais je ne l'ai jamais maudite ; et, eussé-je été le roi des rois, eût-elle détruit ma flotte, je n'eusse pas eu le courage de la faire battre de verges.
C'est qu'aussi je me suis fié à elle si complètement parfois que c'eût été de la trahison de me tromper. Toutes les Dalilas ne coupent pas les cheveux de l'amant qui s'endort la tête sur leurs genoux. Quand les autres, avant de s'aventurer sur sa surface capricieuse, prenaient la précaution d'appeler Léviathan à leur aide, moi, je me jetais à travers ses vagues comme Arion sur le dos du premier dauphin venu. Combien de fois n'ai-je eu, entre elle et moi, que la planche où s'appuyaient mes pieds ! et il est bien rare qu'en me penchant par-dessus le bord du bateau qui m'emportait dans ses horizons illimités et mouvants, je n'aie pas pu caresser de la main la tête de ses flots, dont l'écume était la chevelure. La Sicile, la Calabre, l'Afrique, l'île d'Elbe, la Pianosa, Monte-Cristo, la Corse, l'archipel Toscan, tout l'archipel Lipariote m'ont vu aborder sur leurs rivages avec des canots que l'on prenait pour les nacelles de mon bâtiment, et, quand ceux qui m'accueillaient, après avoir interrogé du regard l'horizon vide, étonnés, me disaient : « Sur quel navire êtes-vous donc venu ? » et que je leur montrais ma barque, frêle oiseau de mer, se balançant sur les flots, pas un qui ne m'ait dit : « Vous êtes plus qu'imprudent, vous êtes fou ! »
C'est qu'ils ne savaient point qu'il n'existe pas d'insensibilité complète dans la nature. Les Grecs, ces poètes de toutes les sensualités, l'avaient bien compris quand ils faisaient enlever Hylas par les nymphes des fontaines, et descendre chaque soir Phébus dans le palais nacré d'Amphitrite.
Eh bien, la Caspienne était une nouvelle amie que je m'étais faite. Nous venions de passer près d'un mois ensemble ; on ne m'avait parlé que de ses tempêtes, et elle ne m'avait montré que ses sourires. Une fois seulement, à Derbend, comme une coquette qui fronce le sourcil, elle avait soulevé les ondulations de son vaste sein et frangé son visage d'écume ; mais, dès le lendemain, elle n'en était que plus belle, plus douce, plus calme, plus limpide et plus pure. Peu de poètes t'ont vue, ô mer d'Hyrcanie ! Orphée s'est arrêté en Colchide ; Homère n'est pas venu jusqu'à toi ; Apollonius de Rhodes n'a jamais dépassé Lesbos ; Eschyle enchaîne son Prométhée sur le Caucase ; Virgile reste à l'entrée des Dardanelles ; Horace jette son bouclier pour fuir, mais c'est par le chemin le plus court qu'il revient à Rome chanter Auguste et Mécène ; à peine si dans son exil Ovide entrevoit le Pont-Euxin ; Dante, Aristote, le Tasse, Ronsard, Corneille t'ont ignorée ; Racine élève l'autel de son Iphigénie en Aulide, et Guimond de la Touche le temple de la sienne en Tauride ; Byron jette l'ancre à Constantinople ; Chateaubriand puise au Jourdain l'eau qui lavera le front du dernier héritier de saint Louis ; c'est sur les côtes d'Asie que Lamartine borne son pèlerinage, au pied d'une croix qui n'est pas celle du Christ ; Hugo, immobile comme le roc dont il a la solidité, roule à la mer dans une tempête, mais s'arrête à la première île qu'il rencontre sur son chemin ! Marlinsky, le premier, cet autre exilé, te voit et t'aime ; tu étais de flamme pour lui qui venait des glaces du lac Baïkal ; aussi, lui, comme moi, au moment de te quitter, te regrette et te pleure ; ta rive lui avait été hospitalière, il avait aimé et souffert sur tes bords, il t'avait regardée du pied du tombeau d'Oline Nesterzof avec des yeux trempés de larmes ; comme moi, lorsqu'il te quittait, c'était un éternel adieu qu'il t'envoyait ; il s'en allait mourir, qui sait ! peut-être expier, dans les bois d'Adler, où l'on ne retrouva pas même son cadavre. As-tu gardé un souvenir de ses adieux, mer d'Attila, de Gengis-Khan, de Timour-Lang, de Pierre le Grand et de Nadir-Schah ? Je vais te les redire dans une langue que tu as rarement entendue. Je vais les redire, parce que ce sont ceux d'un poète, que ce poète est inconnu chez nous, et que c'est à moi, son frère, de dire : « Salut au spectre ! Il est de cette grande génération russe qui tenait à la fois la plume et l'épée, et qui risquait sa vie dans les conspirations et dans les batailles. Elle a voulu ce qui est aujourd'hui ; seulement, elle est venue trente ans trop tôt. »

« Je courais le long du rivage, rapide comme le vent, m'abandonnant aux caprices de mon fougueux coursier.
« Place ! place ! les étincelles volent, la poussière tourbillonne, les alentours disparaissent.
« Comme il est doux d'avoir les ailes de l'oiseau, de voler aussi vite que la pensée ! Comme le coeur se sent léger en franchissant l'espace et en devançant le temps ! Quel enivrement dans la vitesse ! quelle poésie dans cette course où la création disparaît ! quelle volupté, quand le souffle nous manque comme dans une extase d'amour !
« La vitesse, c'est la force ; la force mécanique de tous les siècles, la force morale du nôtre.
« En avant donc, en avant, mon bon coursier du Karaback !... Ah ! tu veux te débarrasser de moi ! ah ! tu m'emportes ! Prends le mors aux dents, cabre- toi, bondis ; si sauvage que tu sois, je trouverai un animal plus sauvage que toi encore et qui te domptera aisément.
« Et, le vent au visage, l'oeil ardent, les lèvres serrées, je dirigeai mon cheval du côté de la mer.
« Avez-vous vu quelquefois le tonnerre tomber dans les flots ? Pareil à lui, mon cheval s'arrêta, je devrais dire s'éteignit au milieu des vagues, effrayé de leurs mugissements ; comme un troupeau de chevaux sauvages, les flots s'élançaient sur lui, abandonnant leur crinière d'écume au vent, et puis ils s'éloignaient comme effarouchés, et lui les regardait s'approcher et fuir avec son grand oeil noir, étincelant, étonné, intimidé et défiant ; il ouvrait ses narines fumantes, il aspirait l'odeur de ces cavales inconnues, et, chaque fois qu'une vague se brisait sur ma poitrine, il secouait la tête pour se débarrasser des gouttes d'écume qui ruisselaient sur ses oreilles et sur sa crinière, frappait le sable de son sabot ferré, et montrait les dents, prêt à mordre ses insaisissables agresseurs ; et, moi, je caressais son cou arqué, et peu à peu il se tranquillisait, frémissant toujours cependant à chaque choc de l'humide ennemi.
« Un puissant souffle du nord poussait les flots vers la rive, comme ferait un aigle d'une volée de cygnes ; le ciel était couvert ; les rayons du soleil passaient obliquement à travers les nuages chassés par le vent, et de temps en temps illuminaient l'humide poussière qui s'envolait de leurs crêtes ; j'inclinais ma tête au-devant de cette pluie, et j'aspirais à pleins poumons ce vent qui venait de ma patrie. Il me semblait entendre, dans ses sifflements harmonieux, la voix de ces êtres bien-aimés, de cette famille de mon coeur que je n'avais pas vue depuis si longtemps : tout y était, et les plaintes des cloches, et les voix des rossignols des bords du Volhof ; il me semblait qu'il m'apportait le parfum de l'haleine de celle que j'aimais, la fraîcheur de la neige polaire, et jusqu'à l'indécise senteur des fleurs de ma brumeuse Russie. Il m'entourait des souvenirs de ma jeunesse, et mon coeur évoquait toutes ses illusions mortes, tous ses rêves évanouis, ombres dont les plus tristes avaient le sourire sur les lèvres, fantômes dont les plus gais avaient des larmes dans les yeux ; tous ces souvenirs arrivent comme des hirondelles, brillaient comme des étoiles, s'épanouissaient comme des fleurs. Etait-ce vraiment vous, sentiments fougueux, songes brillants, parcelles étincelantes de mon être, divins éclairs d'un passé dont j'ai joui quelques instants et que j'ai perdu pour toujours ? Etait-ce vraiment vous ? Je vous ai souhaités avec ardeur et attendus longtemps. Vous voilà donc enfin ! arrêtez-vous un instant près de moi, autour de moi ; esprits qui sortez de la nuit, ne vous hâtez pas d'y rentrer. Voyez, je vous ouvre les bras, insaisissables visions ! oh ! ne me fuyez pas encore ! oh ! ne passez pas si vite, et laissez-moi le temps de vous dire adieu !
« Tout a disparu ; la tempête souffle, les vagues mugissent.
« Mais aussi, qu'est-ce donc que les souvenirs, sinon le vent poussant les flots de notre imagination ? Heureux celui qui saisit au vol une parcelle de ses souvenirs, et qui arrache une plume à l'oiseau doré de ses premiers jours !
« Cet oubli du présent était une fête pour mon coeur. C'était un doux sentiment se mêlant à d'amères pensées comme pousse une pervenche ou une violette entre les rochers.
« Quittons la mer Caspienne, je l'admirais pour la dernière fois, demain, je lui dirai mon dernier adieu.
« Mer inhospitalière, déserte et triste, je te quitte pourtant à regret. Tu étais la fidèle compagne de mes pensées, l'intime confidente de mes sentiments. Tes ondes amères recevaient mes larmes, et quand j'étais las des hommes, et de moi surtout, je venais vers toi ; le bruit des tempêtes pouvait seul assourdir l'orage de mon coeur. La voix de l'homme se taisait devant le majestueux langage de la nature, qui, toujours le même, est cependant toujours différent, et dont le son, bien connu, est cependant resté toujours incompréhensible.
« Mais non, je dis là un blasphème ; pis que cela, une banalité. Quelquefois je comprenais la mer, mon âme plongeait dans une espèce de sommeil magnétique : tu me murmurais, ô mer ! tes antiques traditions ; mon regard allait chercher au fond de tes eaux tes plus mystérieux secrets. Je devinais les merveilles de tes abîmes ; je lisais couramment les hiéroglyphes que tes vagues traçaient sur le sable de ton rivage ou gravaient sur le flanc de tes rochers.
« Flatteuse, mais vaine pensée, fille de mon orgueil ! Non, je quitterai tes bords sans avoir plus que les autres résolu ton énigme, redoutable Caspienne. Ton sein, à celui qui l'ouvre, ne sert pas de livre, mais de tombe. Ainsi que le ciel, tu restes fermée à la science ; ainsi que lui, tu n'es accessible qu'à la pensée, qui nous trahit parfois, qui nous trompe presque toujours. Et encore l'homme a-t-il pu percer l'atmosphère terrestre, et, à travers elle, l'oeil armé du télescope, explorer la voie lactée, et monter jusque dans l'anneau étincelant de l'énorme Saturne. Mais quel oeil, ô mer ! a pu plonger dans tes abîmes ? Qui a pu soulever ton voile humide ? Pauvre homme, misérable et infirme créature, tu es condamné à ramasser des coquilles aux bords de ses flots, et à te dessécher l'esprit pour deviner où se cachent les atomes de l'ambre et le germe des perles ! Sphinx éternel et sans limite, ô mer ! tu l'engloutis aussitôt qu'il se risque sur ton dos, et Dieu seul sait si, même en passant le seuil de l'éternité, il reçoit de la mort le mot de ton énigme.
« Mais qu'importe ! partout et toujours j'ai aimé la mer ; j'aime son immobilité, quand sa surface, unie comme un miroir, reste silencieuse et tranquille, et que les cieux étoilés se reflètent dans ses ondes ; j'aime le mouvement de sa respiration, la lutte de la vie dans son sein bleuâtre, qui ravive et épure tout ; j'aime les brouillards qu'elle envoie à la terre altérée avec l'aide des cieux, où ils perdent leur amertume ; mais encore plus passionnément j'aime ses agitations et ses orages ; je les aime quand le soleil perce ses nuages noirs, et couvre d'une cascade de feu les vagues qui courent sur le steppe humide, tandis que d'autres, comme fatiguées du combat, se rassemblent, s'enflamment, rugissent de colère ou d'épouvante, et plongent dans tes profondeurs pour y éteindre leur chevelure enflammée. D'autres encore tentent de dépasser à la course les dauphins, qui à la difformité du morse unissent la vitesse de l'hirondelle. Il y en a qui lancent des gerbes étincelantes au flanc du navire qui méprise la terre qu'il a quittée, l'eau qu'il sillonne et l'air qu'il fend ; téméraire titan qui s'élance courageusement au combat, qui coupe, disperse, brise les flots ; de sorte que l'on dirait que les vagues qui s'élancent menaçantes contre lui, retombent avec un sourire et se dispersent comme de la poussière sous les pas de leur vainqueur. J'aime aussi l'orage, la nuit, quand la lune montre, au milieu des nuages, son crâne pâle comme celui de la Mort planant sur le monde, et que, passant silencieusement à travers les cieux, elle traîne à la surface de la mer son blanc linceul ; les vagues alors s'élèvent comme les spectres des héros d'Ossian dans leurs armures noires, avec leurs cheveux blancs et l'étincelante rosée qui luit à leur front comme une couronne de diamants. Elles s'élancent au combat avec acharnement, se poursuivent, se rejoignent, fondent les unes sur les autres, lancent des feux, et disparaissent écrasées par des légions d'autres vagues qui les ont rejointes à leur tour. Au milieu d'elles, s'élèvent tout à coup les trombes, ces géants de la mort coiffés de nuages, qui trépignent avec fureur, couvrant la mer d'une blanche écume. Un pas encore, le géant écrasera le navire. Mais un éclair part de ses flancs, le bruit du tonnerre éclate, et le géant liquide, coupé en deux par le boulet, s'affaisse sur lui-même, et semble rentrer dans l'abîme d'où il est sorti.
« J'aime encore à voir la colère impuissante de la mer contre les rochers du bord, qui l'empêchent d'envahir son rivage ; elle monte contre eux sifflante comme un serpent et retombe en léchant comme un chien la base du rocher ; mais bientôt elle se relève plus furieuse, s'élance sur lui, et le mord, en hurlant et en rugissant comme un tigre. Puis, comme un homme rusé, elle tâche de miner ce qu'elle ne peut abattre ; elle le ronge, le scie ; elle ravive les plaies faites par le temps, et, comme un infatigable bélier, le frappe sans cesse de sa tête humide ; elle voudrait, comme aux jours antédiluviens, inonder encore la terre, qui, depuis qu'elle a surgi de son sein, a été si souvent recouverte par elle. Arrière, Saturne ! tu ne dévoreras pas ton propre enfant ; tu ne lui as donné que le corps. Dieu lui a donné l'âme, c'est-à-dire l'homme, c'est-à-dire l'intelligence. Peut-elle donc, après cela, redevenir encore ta proie ?
« Oui, j'ai vu beaucoup de mers ; je les ai aimées toutes. Mais, toi, sauvage Caspienne, je t'aimerai plus que toutes les autres ; tu fus ma seule amie dans le malheur ; tu défendis mon corps du trépas, mon âme de la corruption : comme un débris de vaisseau, comme une épave perdue, je fus jeté sur la plage déserte de la nature, et, seul, abandonné, je sentis que je ne devais plus compter sur la moisson des champs, ou sur le butin de la forêt. Je ne te fouillais pas, ô mer ! pour avoir tes coraux et tes perles ; je ne cherchais en toi ni les richesses, ni l'assouvissement d'un caprice ; non, je te demandais des conseils pour apprendre la vie, pour apaiser mon coeur, pour calmer mes passions. Je souhaitais de me rapprocher des éléments, non pour les soumettre, mais il me paraissait à la fois doux et grand de marier le coeur, qui est le fils de la terre, avec la pensée, qui est la fille des cieux. Sur ton rivage, l'homme ne me masquait pas la création, la foule ne m'empêchait pas de m'unir à l'univers : il apparaissait clairement à mon âme ; je m'égarais à loisir dans son cercle immense ; les limites entre lui et moi disparaissaient ; l'oubli de moi-même réunissait dans une seule jouissance intime et douce la vie particulière et universelle, et la goutte du temps se noyait dans l'océan de l'éternité.
« Mais, outre cela, je me sentais attiré vers toi par l'analogie de nos destinées : tes eaux sont plus amères et plus tourmentées que celles des autres océans. Abandonnée, enfermée dans la prison de tes rives sauvages, tu soupires de ne pouvoir réunir tes flots à d'autres flots ; tu ne connais ni le flux ni le reflux, et, dans tes plus violents accès de rage, tu ne peux pousser tes brisants ni lancer ton écume au delà des limites tracées depuis des siècles ; Dieu seul sait ce que tu fais de tant de grands fleuves que tu reçois dans ton sein, payant un si faible tribut à l'air qui ne pénétra jamais dans tes volcans souterrains, qui lancent, les uns du feu, et les autres de la boue ! Qui nous dira combien de peuples, dont les noms sont oubliés, ont longé tes rivages ou sillonné tes flots ; combien de victimes inconnues ont été englouties dans tes gouffres ? Tu ne gardes de trace ni des uns ni des autres ; seulement, de temps en temps un débris jeté sur tes rivages montre combien de trésors sont ensevelis dans tes profondeurs.
« Ce ne sont point les années qui rident ton front, ô mer ! ce sont les orages des passions célestes ; tu deviens alors terrible, troublée et mugissante ; mais quelquefois aussi tu es transparente et tranquille ; tu permets aux rayons du soleil et aux regards de l'homme de se baigner dans ton sein, et l'endors sur tes rives avec le froissement de tes coquillages, comme un enfant à qui sa mère murmure les chansons du berceau.
« Oui, sombre mer ! j'ai beaucoup de passions qui ressemblent aux tiennes ; et toi aussi, tu as des similitudes avec moi ; mais tu n'as ni ton libre arbitre ni la connaissance des choses. Tu ne peux pas être autrement que tu n'es ; mais, moi, j'aurais pu être autre que je ne suis. Je dirai avec Byron : « Les ronces que j'ai cueillies ont été soignées de mes propres mains. Elles me blessent et mon sang coule ; mais c'était à moi de savoir quels fruits portait une pareille semence ».
« La couronne d'étoiles est rayonnante et majestueuse ; celle de lauriers est glorieuse ; celle de chêne est honorable ; celle de fleurs est enivrante ; mais moi seul sais ce qu'est la couronne de ronces.
« Adieu donc, mer Caspienne ! encore une fois, adieu ! J'avais souvent souhaité te voir, et je t'ai vue malgré moi. Je te quitte à regret, et ne voudrais cependant plus te revoir, à moins que tu n'étendes tes flots comme une large route jusque dans ma patrie !
« J'ai admiré pour la dernière fois le terrible et imposant tableau de ta colère. Tes vagues roulaient vers le rivage en larges couches soulevant leurs têtes, se courbaient et se brisaient en tourbillonnant contre les murs, les tours du rivage, et, sautant par-dessus, envahissaient le sable de la plage ; tes atomes liquides enlevés par le vent, formaient un nuage de brume étincelante qui s'élevait au-dessus de la mer, et qui, pareille au caméléon, changeait continuellement de couleur, passant du vert au bleu, et devenait sombre après avoir brillé.
« Quand enfin j'eus la force de te quitter, ô mer ! il me parut que ton murmure et celui du vent s'étaient réunis pour m'exprimer leurs plaintes ; que tes flots mêmes comme de jeunes frères me priaient de les prendre avec moi sur ma selle, et mon cheval satisfait de sentir que je lui rendais la liberté, me porta d'un seul bond hors de l'eau.
« Quand je rentrai dans la ville d'Alexandre et de Chosroès, mes joues étaient humides, mais leur humidité, ô mer !... ne venait pas de toi ! »

Ne dirait-on pas des pages écrites par Byron ? Et quand on pense que le nom de l'homme qui les a écrites n'est pas même connu parmi nous !
Autant qu'il sera en moi, je réparerai du moins cet oubli, qui est presque un sacrilège.

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