Le Caucase Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXIV
Le départ

Nouka, nous l'avons dit, est une délicieuse ville, ou plutôt, à notre point de vue, un ravissant village ; c'est le centre d'une villégiature qui fait monter du mois d'avril au mois d'octobre, sa population de douze mille à soixante mille âmes. Et, en effet, c'est à qui viendra chercher un abri sous ses frais ombrages, s'asseoir près de ses charmants ruisseaux.
Le principal commerce de Nouka est celui de la soie. Elle a une fabrique, non pas de tissage, mais de dévidage ; elle vend, par an, pour six millions de soie écrue. Une partie de ces beaux arbres qui ombragent ses maisons sont des mûriers, dont les feuilles servent à nourrir les milliards de vers dont les cocons font la richesse du pays.
Il y a tantôt quinze mois que deux ou trois marchands italiens sont venus, après cette épidémie qui avait détruit les trois quarts des vers du midi du Piémont et du Milanais, pour acheter de la semence à Nouka ; mais, à Nouka, on refusa de leur en vendre : c'était alimenter une concurrence. Ils furent obligés de recourir aux Lesghiens.
Un jeune décorateur du théâtre de Tiflis, nommé Ferrati, qui parle à peu près tous les dialectes du Caucase, se risqua dans l'aventureuse excursion ; il s'habilla en montagnard, et partit avec deux cent mille francs en or et en argent. Les Lesghiens insoumis ne connaissent que l'or et l'argent, et ne font aucun cas des roubles en papier. Il réussit dans sa négociation, et les Italiens quittèrent le Caucase en emportant assez de semence pour réparer, et au- delà, les pertes que l'on avait faites en Europe. On comprend que, parmi les Lesghiens soumis, qui viennent vendre à Nouka leurs draps, leurs vers à soie et leurs moutons, se glissent facilement des Lesghiens insoumis. Entre eux, les hommes de la plaine et ceux de la montagne se reconnaissent facilement, mais ils ne se dénoncent pas.
Les Lesghiens insoumis viennent pour brigander, piller, couper des mains, aviser quelquefois au moyen de faire sur la ville, ou plutôt contre la ville, des expéditions dans le genre de celle dont nous venions d'être témoins.
Cette tête exposée sur la place de Nouka, c'était la cinquième de l'année. Par malheur, les Lesghiens sont musulmans, conséquemment fatalistes. Que voulez-vous que fasse sur des fatalistes une tête coupée ? « C'était écrit ! » disent-ils. Et voilà tout. Le lendemain, lorsque nous fîmes notre promenade au bazar, à peine faisait-on attention à cette tête.
C'est ce mélange éternel, dans les rues de Nouka, de Lesghiens insoumis aux Lesghiens soumis, qui fait craindre sans cesse au prince Tarkanof pour la sûreté de son fils.
En effet, une rixe, comme celle que nous avions vue la veille, peut être simulée : au milieu de la bousculade inévitable qu'elle amène, un homme vigoureux peut prendre l'enfant par son collet, le jeter en travers sur son cheval et partir au galop avec lui. L'enfant vaut cent mille roubles, et des bandits comme les Lesghiens risquent bien des choses pour cent mille roubles.
Au nombre des échoppiers des rues de Nouka, j'ai oublié les marchands de schislik, qui correspondent à peu près à nos marchands de pommes de terre frites. On a beau en faire chez soi – je parle des pommes de terre frites – avec le plus grand soin possible, elles ne vaudront jamais celles que l'on achetait sur le pont Neuf.
Il en est de même du schislik de Nouka. Il sentait si merveilleusement bon, ce maudit schislik, que je ne pus résister à la tentation, et que je demandai au prince la permission de prendre un acompte sur son déjeuner. Voyageurs qui passez par Nouka, mangez du schislik en plein vent ; on mange mal, généralement, au Caucase ; je vous offre une occasion de manger bien, ne la négligez pas. Oh ! si j'avais, à l'heure où j'écris ces lignes, à Poti, dans une mauvaise chambre de l'arrière-boutique d'un boucher-épicier, un plat de ce bon schislik de Nouka, quelle fête je lui ferais ! Par malheur, je ne l'ai pas.
Il était décidé que nous ne partirions qu'à une heure de l'après-midi. Nous ne comptions faire qu'une station, deux au plus, et aller coucher le lendemain à Tzarsko-Kalotzy, notre dernière station avant Tiflis ; nous avions donc du temps devant nous. Aussi fîmes-nous une visite prolongée au bazar. Un pressentiment nous disait que nous ne verrions rien de si beau que Nouka. Et puis quels hôtes que ce prince et son fils, que cet homme et cet enfant que l'on rencontre par hasard, près desquels on reste vingt-quatre heures et que l'on aimera toute la vie ! J'avais voulu acheter au bazar un tapis de table ; mais Ivan m'en avait empêché.
« Mon père compte vous en donner un très beau », m'avait-il dit.
Je savais donc qu'un très beau tapis m'attendait à mon retour du bazar. En effet, je trouvai étendu sur mon lit un tapis magnifique et, près du tapis, un fusil tatar de la plus grande beauté ; c'était le remerciement d'un simple présent promis à son fils. Ou plutôt, c'était le tempérament géorgien qui se faisait jour. Le peuple géorgien aime à donner, comme les autres peuples aiment à recevoir.
« Quelle est votre opinion sur les Géorgiens ? » demandai-je au baron Finot, notre consul à Tiflis, et qui habite au milieu d'eux depuis trois ans.
« Pas un défaut toutes les qualités », me répondit-il.
Quel éloge dans la bouche d'un Français, naturellement frondeur et exclusif, comme nous sommes tous !
Un Russe qui se connaît en courage, Schérémétef, me disait :
« C'est au combat qu'il faut les voir ! Quand ils entendent leur maudite zourna, qui n'est pas bonne à faire danser des poupées, ce ne sont plus des hommes, ce sont des titans prêts à escalader le ciel.
- C'est à table qu'il faut les voir ! me disait un digne Allemand qui se rappelait avec orgueil avoir bu, dans la taverne d'Heidelberg, ses douze chopes de bière pendant que midi sonnait : ils vous avalent leurs quinze, dix-huit, vingt bouteilles de vin sans qu'il y paraisse. »
Et Finot disait vrai, et le Russe disait vrai, et l'Allemand disait vrai.
J'avais débuté par Bagration, et j'avais cru que le prospectus m'avait gâté ; non, le prospectus n'était aucunement exagéré.
A Tiflis, je marchandais un poignard à la boutique d'un armurier. Un prince Eristof passe avec ses quatre noukers. Je ne le connaissais pas, il ne m'avait jamais vu. On lui dit qui je suis. Alors, s'approchant de moi, et, s'adressant à mon jeune interprète russe :
« Dites à M. Dumas de ne pas acheter à ces gens-là ; ils le voleront et lui donneront de mauvaise marchandise. »
Je remerciai le prince Eristof de son conseil, et je continuai mon chemin en jetant un regard sur le poignard qu'il portait à sa ceinture. En rentrant chez moi, j'y trouvai la carte et le poignard du prince Eristof. Le poignard valait quatre-vingts roubles ; la carte n'a pas de prix.
Et remarquez bien qu'à un Géorgien qui offre, c'est tout le contraire des Espagnols, il n'y a pas moyen de refuser : le refus serait une insulte.
Dans tous les cas, je n'avais garde de refuser le tapis et le fusil du prince Tarkanof ; c'étaient de trop belles choses offertes de trop bon coeur.
Nous déjeunâmes... Hélas ! le temps marchait. Il était midi ; nous devions partir à une heure. Le prince ne savait que nous promettre et que nous offrir pour nous faire rester. Il n'y avait pas moyen : les délices de Saint- Pétersbourg et de Moscou avaient été pour nous ce qu'avaient été celles de Capoue pour Annibal, elles nous avaient perdus.
J'étais maintenant, comme le Juif errant, condamné à une locomotion perpétuelle ; une voix nous criait incessamment : « Marche ! marche ! marche ! »
Le prince avait réuni à ce déjeuner d'adieu toutes les personnes que nous avions vues depuis notre arrivée à Nouka : un jeune médecin charmant, dont j'ai eu l'ingratitude d'oublier le nom, et un officier que je voyais pour la première fois, et qui venait me supplier de lui commander un fusil de chasse chez Devisme.
S'il y avait un nom de la popularité duquel je dusse être jaloux au Caucase, ce serait celui-là. Je m'en garde bien ; j'aime trop Devisme, et je le trouve trop artiste pour ne pas reconnaître que jamais popularité ne fut mieux méritée. Je pris la commande de l'officier.
Si je reviens au Caucase, comme je l'espère bien, avec un petit bâtiment à moi, je fais un chargement de fusils Devisme, et je reviens en France millionnaire. On se leva de table ; la tarantasse et la télègue étaient attelées. En outre, on avait mis les chevaux à la voiture du prince.
Contre toutes ses habitudes, Ivan renonçait à monter à cheval et consentait à aller en voiture, et cela, pour être avec moi quelques instants de plus. Ce charmant enfant m'avait pris dans une grande amitié que je lui rendais bien.
Tous les essaouls et tous les noukers étaient sur pied. Badridze, avec quinze miliciens, devait nous faire escorte jusqu'à la prochaine station. Je montai dans la calèche avec le prince et son fils ; Moynet, Kalino et le jeune médecin montèrent dans la tarantasse ; tous les autres montèrent à cheval.
La caravane se mit en route. La calèche, plus légère, marchait en tête, et gagna vite du chemin sur les autres voitures, lourdement chargées. Nous arrivâmes à la partie de la ville de Nouka qui se nomme Kintak, et qui se trouvait sur notre chemin. C'était là qu'avait eu lieu, la veille, la rencontre avec les Lesghiens. A certaines places ; il y avait du sang comme dans un abattoir. Badridze nous y raconta le combat dans tous ses détails.
- Ces détails, on les connaît.
Depuis quelque temps, je regardais avec inquiétude derrière moi : je ne voyais pas venir la tarantasse. J'en fis l'observation à Ivan, lequel dit un mot à Nicolas.
Nicolas partit au triple galop, et, cinq minutes après, revint nous dire qu'une roue de la tarantasse s'étant brisée, ces messieurs étaient restés en chemin. En même temps, nous vîmes poindre Moynet et Kalino à cheval. L'accident était vrai ; par bonheur, il n'y avait eu de mal que pour la voiture. On demandait vingt-quatre heures pour raccommoder la roue. Ivan était au comble de la joie ; nous allions rester vingt-quatre heures de plus à Nouka.
En revanche, j'étais fort contrarié et Moynet était au désespoir. Le prince Tarkanof s'en aperçut ; il donna tout bas un ordre à Nicolas, qui partit au galop. Puis, comme tout le monde était réuni, on tira de la calèche des bouteilles et des verres. Les bouteilles contenaient du vin de Champagne, bien entendu. – Au Caucase comme en Russie, c'est avec le vin de Champagne que l'on souhaite le bon voyage et que l'on célèbre le bon retour. Ce qui se consomme de vin de Champagne, vrai ou faux, en Russie est incalculable ; s'il était vrai, toute la France, devenue Champagne et convertie en vignoble, n'y suffirait pas. On but, on causa, on vida une trentaine de bouteilles de vin de Champagne, à trois roubles la bouteille ; une demi-heure se passa. Au bout d'une demi-heure, nous vîmes apparaître la tarantasse elle arrivait triomphalement au galop. Un miracle s'était-il opéré ? Non, le prince avait tout simplement donné l'ordre de détacher une roue de sa tarantasse, et de la mettre à la nôtre. Il prenait notre roue cassée, troc pour troc. – Décidément, les princes géorgiens ne sont pas nés pour les affaires.
Le moment terrible était arrivé. Je tendis les deux mains au petit prince : il fondit en larmes. Son père le regardait avec une espèce de jalousie.
« Il n'en fait pas autant pour moi, quand je pars, dit-il.
- Je le crois bien, répondit l'enfant ; toi, je suis sûr de te revoir ; tu ne me quitteras jamais, toi ! mais M. Dumas !... »
Les larmes lui coupèrent la parole. Je le pris dans mes bras et le serrai contre mon coeur, comme j'eusse fait de mon propre fils. Oh ! si fait je te reverrai, pauvre enfant ! si fait, je t'embrasserai encore sur mon coeur. Autant que l'homme, cette plume au vent, peut promettre une chose, je te le promets. Puis nous nous embrassâmes avec le prince, nous nous embrassâmes avec Badridze, nous nous embrassâmes avec Ivan, nous montâmes dans la tarantasse et nous partîmes.
Dans tout ce magnifique voyage de Russie, je n'eus le coeur serré que deux fois, au moment de deux départs. Que mon cher petit prince Ivan prenne pour lui une de ces deux fois ; qui a de la mémoire prenne l'autre. Nous nous fîmes longtemps des signes, tant que nous pûmes nous voir. Puis le chemin fit un détour, et adieu !
J'emportais un peu en passant quelque chose à tout le monde. J'emportais un fusil et un tapis au prince Tarkanof, j'emportais une schaska et un pistolet à Mohammed-Khan, j'emportais des fontes et une couverture de lit au prince Ivan. Enfin, j'emportais le pantalon de Badridze et la ceinture du jeune médecin.
Arrêtons-nous un instant sur ce dernier fait, il est curieux. On dit chez nous d'un prodigue :
« Il donnerait jusqu'à sa culotte ! »
Mais c'est une métaphore. Cette métaphore française venait de se convertir en réalité géorgienne.
J'ai dit que j'avais acheté à Nouka deux pièces de drap lesghien. Ces pièces de drap, une fois arrivées en France, étaient destinées à être converties en pantalons géorgiens. Je n'avais pas besoin de m'inquiéter de la tcherkesse et de la bechemette, Bagration m'avait promis de me les envoyer à Tiflis. Mais nous n'avions pas parlé de pantalon.
Comment faire faire, à Paris, un pantalon géorgien sans modèle ? Cette idée me préoccupait.
Badridze avait un pantalon géorgien sous sa tcherkesse. « Priez donc Badridze, dis-je au prince Ivan, de me laisser regarder son pantalon ; j'en veux faire faire un pareil, de retour en France, et, pour cela, j'ai besoin d'étudier le sien en détail. » Le prince transmit ma demande à Badridze. Badridze, à l'instant même, desserra la ceinture de son pantalon, se haussa sur la jambe droite et tira la jambe gauche de son pantalon, puis se haussa sur la jambe gauche, mit sa jambe droite à l'air, et définitivement, après avoir tiré la partie supérieure de dessus la selle, il me le présenta.
J'avais suivi la manoeuvre des yeux avec un étonnement croissant.
« Mais que fait-il donc ? demandai-je au jeune prince.
- Il vous l'offre.
- Quoi ? que m'offre-t-il ?
- Son pantalon.
- Il m'offre son pantalon ?
- Oui ; n'avez-vous pas désiré le voir ?
- Le voir, mais non pas l'avoir ?
- Prenez, puisqu'il vous l'offre.
- Mais non, mais non, mon cher prince ; je n'irai pas prendre le pantalon de ce brave Badridze.
- Vous savez que vous le désobligerez beaucoup en le refusant.
- Mais, enfin, je ne puis pas prendre son pantalon, c'est impossible. »
Badridze, qui avait resserré sa tcherkesse et qui s'était raffermi sur sa selle, intervint dans la discussion et prononça quelques paroles.
« Que dit-il ? demandai-je.
- Il dit que c'est un pantalon neuf que sa femme lui a fait faire et qu'il a mis ce matin pour la première fois ; seulement, il regrette que la ceinture soit vieille.
- Oh ! qu'à cela ne tienne ! dit le jeune médecin, j'en ai justement une neuve que j'ai achetée hier au bazar.
- Prenez, prenez, me dit le prince vous voyez bien que vous lui faites de la peine. »
Et, en effet, la figure de Badridze se décomposait.
- Mais, sacrebleu ! m'écriai-je, il ne peut cependant pas rentrer à Nouka sans pantalon.
- Bon ! me dit le prince, avec ses bottes et sa tcherkesse ! qui s'en apercevra ? »
J'hésitais.
« Est-ce parce que je l'ai mis, que M. Dumas refuse mon pantalon ? dit Badridze d'un air profondément peiné. Dites-lui que, chez nous, c'est un honneur de boire dans un verre où un ami a bu.
- Eh bien, soit, dis-je à Badridze, je boirai dans ton verre. »
Et je pris son pantalon, orné de la ceinture du jeune médecin. Voilà comment je partais avec le pantalon de Badridze. Seulement, lorsque je voulus le mettre, il était de six pouces trop exigu.
Il court la poste en ce moment sur la route de Moscou, avec Kalino. C'est Kalino qui boit à ma place dans le verre de Badridze. A propos, il va sans dire que Badridze, n'ayant plus de pantalon, céda le commandement de notre escorte à un officier inférieur.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente