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Chapitre XXXVI
Tiflis - Ceux qu'on pend

Le baron Finot demeurait dans la ville haute, rue du Roi, au-dessous de l'église Saint-David. Il dînait chez la princesse Tchavtchavadzé ; mais, en partant, comme il nous attendait de jour en jour, il avait donné l'ordre à son domestique de nous conduire au logement qui nous était préparé. On nous conduisit dans un magnifique palais de la place du Théâtre, où deux chambres et un immense salon étaient mis à notre disposition par M. Ivan ­oubalof, riche Géorgien.
Moynet et Kalino prirent une des chambres, je pris l'autre. Le salon fut destiné à devenir atelier commun. De la fenêtre de ma chambre, je voyais parfaitement les deux potences et les sacs se balançant à l'extrémité de leurs bras décharnés. C'étaient bien des pendus, comme j'avais eu la hardiesse de l'avancer, et des pendus tout frais : ils avaient été exécutés le jour même. Je m'informai, afin de savoir de quel crime ils portaient la punition.
Ils avaient assassiné les deux garçons horlogers de M. Georgeaïef, afin de pouvoir voler dans son magasin les montres pendues aux carreaux et l'argent enfermé dans les tiroirs.
C'étaient des Arméniens : chose extraordinaire ! Les Arméniens, avec leur caractère humble et doux, sont souvent voleurs, quelquefois filous, mais bien rarement meurtriers.
Le hasard faisait que, de la même fenêtre, en regardant à gauche, je voyais les deux pendus, et, en regardant à droite, la boutique de M. Georgeaïef. Voici comment les choses s'étaient passées :
M. Georgeaïef avait deux commis qui, restant pendant la journée au magasin, le soir sortaient pour leurs plaisirs ou leurs affaires. Ils emportaient d'habitude avec eux la clef du magasin, afin de rentrer à l'heure qu'ils voulaient et d'ouvrir la boutique avant que M. Georgeaïef fût levé. Ils s'étaient liés avec deux Arméniens nommés, l'un Schubachof, l'autre Ismal. Ces deux hommes résolurent de voler M. Georgeaïef. Leur plan était simple : ils emmèneraient souper leurs deux amis, les griseraient, les tueraient, leur prendraient la clef, et, avec la clef, ouvriraient le magasin.
Tout se passa selon la prévision des assassins, moins un détail. Les deux commis furent emmenés, grisés, tués ; seulement, les assassins eurent beau les fouiller, les pauvres commis n'avaient pas la clef. Alors, ils adoptèrent un autre moyen. C'était de revêtir les habits des deux morts, de se présenter à la porte de M. Georgeaïef, d'y frapper ; la nuit était sombre ; la personne qui viendrait leur ouvrir, venant probablement sans lumière, les prendrait pour les deux commis ; ils entreraient, et, une fois entrés, ils agiraient selon le premier plan. Mais, avant tout, il fallait se débarrasser des cadavres. Ils réveillèrent un pauvre diable de portefaix qui dormait sur sa besace, l'emmenèrent, lui montrèrent les deux cadavres, et lui promirent quatre roubles s'il voulait les enterrer.
Un moucha – c'est le nom des portefaix à Tiflis – un moucha ne gagne pas quatre roubles tous les jours et surtout toutes les nuits. Celui-ci chargea les deux cadavres sur son dos, descendit jusqu'à la Koura, traversa le pont d'Alexandre, monta le versant de la colline du faubourg de Tchoukour, et les enterra sur ce que l'on appelle la petite colline Rouge.
Mais c'était la nuit ; le moucha y voyait mal ou avait envie de dormir : il les enterra tout de travers, les pieds de l'un d'eux passaient. Il s'en retourna se coucher à l'endroit où on l'avait pris ; la place était bonne, il espérait qu'on l'y reviendrait chercher.
Pendant ce temps, les deux meurtriers s'étaient présentés à la porte de M. Georgeaïef, avaient frappé : mais c'était M. Georgeaïef qui était venu ouvrir lui-même, et qui était venu ouvrir une chandelle à la main. Il n'y avait point à essayer de tromper l'horloger. Schubachof et Ismal s'étaient enfuis. M. Georgeaïef, en ouvrant la porte, avait vu fuir deux hommes. Il avait cru à une plaisanterie, avait refermé la porte, et s'était recouché de mauvaise humeur, trouvant la plaisanterie des plus médiocres.
Le lendemain, les deux commis n'étaient pas rentrés ; c'était la première fois qu'ils manquaient de façon si flagrante à leur devoir ; M. Georgeaïef s'inquiéta.
Vers midi, un pâtre, qui faisait pâturer des boeufs sur la montagne, vit, à une place où la terre lui parut fraîchement remuée, un pied qui sortait de terre. Il tira ce pied ; il en vint un second, puis une jambe, puis deux, puis un corps, puis deux corps. Il descendit tout courant à la ville, et vint faire sa déposition. On alla relever les cadavres ; les cadavres relevés, on reconnut que c'étaient ceux des deux commis de M. Georgeaïef. On les avait vus sortir le soir avec les deux Arméniens ; les soupçons se portèrent donc naturellement sur ceux-ci. On les arrêta ; on arrêta le moucha ; on leur fit leur procès à tous trois ; on les condamna tous trois à mort : Schubachof et Ismal comme fauteurs du crime, le moucha comme complice.
Le crime avait fait grand bruit, avait inspiré une grande terreur ; le prince Bariatinsky, lieutenant de l'empereur au Caucase, pressa l'instruction ; elle fut rapide : les preuves étaient accablantes.
Comme loco tenens de l'empereur, le prince Bariatinsky a droit de vie et de mort ; lui seul est juge, dans certains cas, de l'opportunité d'en référer à l'empereur. Aucune circonstance extraordinaire ne demandait un sursis ; seulement, il lui sembla qu'une commutation de peine devait avoir lieu en faveur du moucha. Il était Persan. Il lui fit appliquer mille coups de battogs et le condamna aux mines de la Sibérie pour huit ans, s'il en revenait. Il était probable qu'il en reviendrait : un Géorgien, un Arménien, un Persan peuvent supporter mille coups de battogs ; un montagnard, quinze cents ; un Russe, deux mille.
Nul criminel, de quelque nation qu'il soit, n'a pu supporter les trois mille coups, qui équivalent à la peine de mort. Seulement, il fut arrêté que, jusqu'au dernier moment, on laisserait le moucha croire à son exécution.
Trois potences furent donc dressées à l'endroit même où les cadavres des deux commis avaient été retrouvés. La localité présentait un double avantage : Premièrement, l'exécution se faisait à l'endroit où avait abouti le crime. Secondement, ce calvaire infâme était visible à toute la ville.
Le matin même de notre arrivée, à midi précis, les trois condamnés avaient été conduits sur une charrette au lieu de leur exécution ; ils étaient en caleçon blanc, la casaque du condamné sur le dos, les mains liées devant la poitrine, têtes découvertes. A leur cou, ils portaient pendue la teneur de leur sentence. Arrivés au pied des trois potences, on leur lut leur jugement. L'un d'eux, nous l'avons dit, avait obtenu une commutation de peine. La sentence lue, le bourreau et son aide s'emparèrent du plus jeune, lui glissèrent un sac sur la tête de manière que les pieds passassent seuls par l'ouverture du bas. Les pieds étaient libres. Le sac, dont le fond posait sur le crâne, dérobait entièrement le visage. Le bourreau et l'aide le soutinrent pour monter à la potence. Deux échelles étaient placées à côté l'une de l'autre appuyées au bras de la potence. L'une, la plus proche de l'extrémité où se balançait la corde, pour le condamné. L'autre pour l'exécuteur et son aide. Arrivé au neuvième échelon, le condamné s'arrêta.
L'exécuteur alors, par-dessus le sac, lui passa la corde autour du cou, lui fit monter encore deux échelons, et, le poussant avec la main, le lança dans l'éternité. Aussitôt, et tandis que le premier pendu se balançait, les échelles furent portées d'une potence à l'autre. Celle du milieu resta vacante. On se rappelle que, quoiqu'il n'y eût que deux condamnés à mort, il y avait trois gibets. La cérémonie eut lieu dans les mêmes conditions pour le second pendu que pour le premier. Le premier n'avait pas encore repris sa ligne verticale, que le second se balançait à son tour dans l'espace. La mort fut lente, d'abord à cause des sacs, qui empêchaient la corde de serrer aussi étroitement qu'elle eût fait sur le cou nu. Puis parce que le bourreau, peu au fait de son art sans doute, ne tira point les patients par les pieds et ne leur monta point sur les épaules. Ce sont des délicatesses de l'Occident dont on se dispense en Orient. On leur vit agiter convulsivement les coudes pendant près de trois minutes, puis le mouvement s'alanguit et enfin cessa.
Alors vint le tour du moucha. C'était un garçon de dix-neuf ans, basané de teint, mince et grêle de corps ; on put voir tout ce corps frissonner lorsqu'on lui enleva sa chemise. Comme Bailly, était-ce de froid ? Je ne crois pas. Mille soldats placés sur deux rangs, cinq cents par cinq cents, chaque soldat tenant à la main une baguette fine et pliante de la grosseur du petit doigt, et laissant entre leurs deux rangs un intervalle de cinq pieds, attendaient. On lia les mains du patient à la crosse d'un fusil ; un sergent prit ce fusil, s'apprêtant à marcher à reculons pour régler le pas du patient sur le sien ; deux soldats, devant marcher également à reculons, lui mirent la baïonnette sur la poitrine, deux autres se placèrent derrière lui, lui appuyant la baïonnette contre les reins.
Lié ainsi par les mains, et enfermé entre quatre baïonnettes, il ne pouvait ni accélérer le pas, ni le ralentir. Un commandement donna un premier signal. Alors, les mille soldats, avec la précision d'une manoeuvre, firent siffler leurs baguettes en l'air. Ce sifflement est, dit-on, le détail, sinon le plus terrible, du moins le plus effrayant de l'exécution. Au centième coup, le sang jaillissait par vingt gerçures de la peau ; au cinq centième, le dos n'était plus qu'une plaie. Si la douleur dépasse la force du patient, et qu'il s'évanouisse, on suspend l'exécution, on lui fait prendre un cordial quelconque, et l'on continue. Le moucha reçut ses mille coups bravement, sans s'évanouir. Cria-t-il ? on ne sait : les tambours qui suivent le patient, en battant la marche, empêchent que l'on n'entende ses cris. On lui rejeta la chemise sur le dos, et il revint à pied à Tiflis.
Quinze jours après, il n'y pensait plus, et il partait pour aller faire ses huit ans de mines en Sibérie.
La moralité pour lui a été celle-ci : que si jamais il enterrait encore un cadavre, il aurait grand soin que le pied ne sortît plus de terre.

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