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Chapitre XXXVIII
La salle de spectacle, les bazars, l'orpheline

J'avoue que, dès le vestibule, je fus frappé de la simplicité et en même temps du goût de l'ornementation : on eût cru entrer dans le corridor du théâtre de Pompéi. Au corridor supérieur, l'ornementation changea et devint arabe. Enfin, nous entrâmes dans la salle.
La salle est un palais de fée, non pas pour la richesse, mais pour le goût ; peut-être n'y entre-t-il pas pour cent roubles de dorures ; mais je n'hésite pas à dire que la salle de Tiflis est une des plus charmantes salles de spectacle que j'aie vues de ma vie.
Il est vrai que de jolies femmes embellissent beaucoup une jolie salle, et que, sous ce rapport, comme sous celui de son architecture et de sa décoration, la salle de Tiflis n'a, Dieu merci, rien à désirer.
La toile est charmante : au milieu s'élève un socle de statue, sur lequel est peint un groupe représentant, à gauche du spectateur, la Russie ; à droite, la Géorgie.
Du côté de la Russie, et allant se perdre dans ce que nous appelons le manteau d'Arlequin, Saint-Pétersbourg et la Néva, Moscou et son Kremlin, les ponts, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la civilisation. Du côté de la Géorgie, en fuyant de la même façon, Tiflis avec ses ruines de forteresses, ses bazars, ses escarpements de rochers, sa Koura furieuse et insoumise, son ciel pur, sa poésie enfin.
Au pied du socle, du côté de la Russie, la croix de Constantin, la châsse de saint Vladimir, les fourrures de Sibérie, les poissons du Volga, les blés de l'Ukraine, les fruits de la Crimée, c'est-à-dire la religion, l'agriculture, le commerce, l'abondance. Du côté de la Géorgie, les étoffes splendides, les armes magnifiques, les fusils aux montures d'argent, les kandjars d'ivoire et d'or, les schaskas damasquinées, les goulas de vermeil, les mandolines incrustées de nacre, les tambours aux grelots de cuivre, les zournas d'ébène, c'est-à-dire la parure, la guerre, le vin, la danse, la musique.
La Russie, sombre souveraine que sa grandeur ne peut égayer. La Géorgie, joyeuse esclave que sa servitude ne peut assombrir.
Ma foi, il est beau de descendre de Rourik, d'avoir eu des aïeux souverains régnant à Starodoub, de tirer son nom de Gagara le Grand, de se faire annoncer à la cour et dans les salons sous le nom de prince Gagarine ; mais, si aujourd'hui on disait au prince Gagarine : « Il vous faut renoncer à votre principauté, à vos aïeux, à votre noblesse couronnée ou à votre pinceau », je crois que le prince Gagarine garderait son pinceau et s'appellerait M. Gagarine, ou plutôt Gagarine sans autre titre ni avant ni après. Les artistes de sa force travaillent pour que l'on dise Michel-Ange, Raphal et Rubens tout court.
Cette charmante toile se leva sur le premier acte des Lombards, médiocre et ennuyeux opéra s'il en fut, admirablement chanté par mademoiselle Stolz, – jeune prima donna de vingt ans, qui passe par le théâtre de Tiflis pour arriver à ceux de Naples, de Florence, de Milan, de Venise, de Paris et de Londres, par Massini et par Briani.
C'est une chose merveilleuse que de voir une pareille troupe à Tiflis. Il est vrai qu'avec des gouverneurs comme le prince Voronzof et le prince Bariatinsky, les vice-royautés deviennent des royautés et les colonies des métropoles.
Je ne regrettai que deux choses : c'est qu'on ne jouât pas Guillaume Tell au lieu des Lombards, et que le prince Gagarine, pendant qu'il y était, n'eût pas fait les décorations en même temps que la salle.
Après avoir exécuté ce vestibule de l'enfer qu'on appelle un théâtre, le prince Gagarine ornementa ce portique du paradis qu'on appelle une église. La cathédrale de Tiflis est entièrement peinte par ce grand artiste, et, de même que le théâtre de Tiflis est, sinon le plus charmant, du moins un des plus charmants théâtres du monde, l'église de Saint-Sion est bien certainement une des plus élégantes églises de la Russie.
Le mot élégant paraîtra peut-être étrange à nos lecteurs, habitués à la sombre et mystérieuse majesté des églises catholiques ; mais les églises grecques, toutes d'or, d'argent, de malachite et de lapis-lazuli, ne peuvent pas avoir de prétention au côté grave et triste du culte catholique.
A Tiflis, on ne fait point, comme en Italie, de visites dans les loges ; cela tient à ce qu'à part les avant-scènes et les trois loges du gouverneur, qui tiennent le milieu de la galerie et font face au théâtre, toutes les loges sont ouvertes. C'est le seul défaut, non pas d'architecture, mais de galanterie du noble constructeur ; une femme est toujours plus jolie quand son visage se détache sur un fond rouge ou grenat et possède un encadrement d'or ; mais sans doute l'artiste a pensé que les dames géorgiennes n'avaient pas besoin de cet artifice.
Finot, le spectacle terminé, me ramena chez moi. Il avait raison, l'ondée avait continué, et la boue montait à mi-jambe. Il me quitta en m'annonçant qu'il viendrait me prendre le lendemain pour me faire faire le tour des bazars et me présenter dans deux ou trois maisons.
Le lendemain, à dix heures du matin, Finot, exact comme le canon qui, à Tiflis, tonne midi, était avec son drojky au perron de la maison ­oubalof. Nous avions inscrit, la veille au soir, nos noms chez le prince Bariatinsky, et le lieutenant de Sa Majesté impériale au Caucase nous faisait dire qu'il nous recevrait le lendemain à trois heures. Le messager avait recommandé de n'y pas manquer, le prince Bariatinsky ayant une lettre très pressée à remettre à M. Dumas.
Nous avions tout le temps de voir le caravansérail, de courir les bazars, de faire nos deux ou trois visites et de revenir nous habiller pour nous rendre à l'invitation du prince.
Le principal caravansérail de Tiflis a été bâti par un Arménien, qui en a payé le terrain seul quatre-vingt mille francs, – huit toises de large sur quarante de long ! – On voit qu'à Tiflis, où le terrain ne manque pas cependant, le terrain n'est pas meilleur marché que le reste.
C'est un spectacle curieux que la vue de ce caravansérail, par toutes les portes duquel entrent, conduisant des chameaux, des chevaux et des ânes, des députations de toutes les nations de l'Orient et de l'Europe du Nord : Turcs, Arméniens, Persans, Arabes, Hindous, Chinois, Kalmouks, Turkomans, Tatars, Tcherkesses, Géorgiens, Mingréliens, Sibériens, que sais-je, moi !
Chacun avec son type, son costume, ses armes, son caractère, sa physionomie et surtout sa coiffure, dernière chose qu'abandonnent, en général, les peuples dans les révolutions de la mode.
Deux autres caravansérails servent de succursales à celui-ci, mais ont beaucoup moins d'importance ; on ne paye rien pour le logement dans ces hôtelleries, où le Sibérien, venu d'Irkoutsk, coudoie le Persan, venu de Bagdad, et où tous ces députés du commerce des peuples orientaux semblent vivre dans une espèce de communauté ; mais les propriétaires perçoivent un pour cent sur les marchandises emmagasinées et vendues.
A ces bazars, se rattache le réseau des rues commerciales, complètement séparé du quartier aristocratique. Chacune de ces rues est affectée à un genre d'industrie. Je ne sais pas comment ces rues s'appellent à Tiflis, je ne sais pas même si elles ont des noms ; mais, pour moi, elles n'en peuvent porter d'autres que la rue des orfèvres, la rue des Fourreurs, la rue des Armuriers, la rue des Fruitiers, la rue des Chaudronniers, la rue des Tailleurs, la rue des Cordonniers, et je dirai même la rue des Babouchiers et des Pantoufliers.
A Tiflis, c'est-à-dire dans le commerce indigène, – et j'appelle commerce indigène les commerces tatar, arménien et persan aussi bien que géorgien, – à Tiflis, un bottier ne fait pas de souliers, un cordonnier ne fait pas de pantoufles, un pantouflier ne fait pas de babouches, et un babouchier ne fait que ses babouches.
Il y a plus : le bottier qui fait les bottes géorgiennes ne fait pas les bottes tcherkesses. Il y a presque une industrie pour chaque portion du vêtement de chaque peuple. Ainsi, vous voulez faire faire une schaska, vous achetez une lame, vous lui faites mettre une poignée et un fourreau en bois, vous faites recouvrir ce fourreau de cuir ou de maroquin, enfin vous faites ciseler la poignée et les ornements d'argent ; tout cela à part, tout cela en allant de magasin en magasin. L'Orient, je l'ai déjà dit, a résolu le grand problème commercial de la suppression de l'intermédiaire ; sans doute, c'est meilleur marché, mais cette économie n'existe que dans un pays où le temps n'a aucune valeur. Un Arménien mourrait d'impatience à la fin de la première semaine de son séjour à Tiflis. Tous ces magasins ont une devanture ouverte, tous ces marchands travaillent à la vue des promeneurs ; ceux qui auraient des secrets ou des artifices seraient bien malheureux en Orient. Rien de plus curieux qu'un voyage à travers ces rues : l'étranger ne s'en lasse pas ; j'y allais presque tous les jours. Aussi restâmes-nous plus longtemps que nous ne comptions rester dans cette pittoresque excursion ; il était près de deux heures lorsque nous songeâmes à nos visites.
Nous revînmes changer de bottes et de pantalons, – je recommande mon costume à grandes bottes aux voyageurs qui visiteront Tiflis après moi, – et nous allâmes frapper à la porte du prince Dmitry Orbeliani.
J'ai dit ce que c'étaient que les princes Orbeliani comme origine ; ce sont des princes, non pas du Saint Empire, mais du Céleste Empire : leurs aïeux vinrent de la Chine en Géorgie vers le Ve siècle, je crois.
Un tableau de famille représente le Déluge : un homme nage à la surface de l'immense nappe d'eau, et montre à Noé, afin d'être admis dans l'arche, une grande pancarte. Cet homme, c'est l'un des aïeux des princes Orbeliani. Sa pancarte, ce sont ses lettres de noblesse.
Le prince Dmitry Orbeliani connaît une prière pour charmer les serpents, et possède cette fameuse pierre ou plutôt ce talisman qui fait une vérité de la fable du bézoard miraculeux de l'Inde. Cette pierre lui vient du roi Héraclée, avant-dernier prince régnant en Géorgie, dont sa mère était la fille, précieux héritage avec lequel il a sauvé bien des existences.
La princesse Orbeliani est une femme de quarante ans, ayant passé volontairement, et bien avant l'époque assignée par la nature, à l'état de matrone. Elle a dû être une des plus belles femmes de Tiflis ; la poudre qu'elle met par coquetterie, je présume, donne le caractère du XVIIIème siècle à sa physionomie. Je n'ai jamais vu à personne un si grand air de grande dame.
Rencontrez la princesse Orbeliani dans la rue et à pied, et vous la saluerez sans la connaître, tant vous comprendrez, rien qu'en la voyant, que tout respect lui est dû. Elle est la mère d'une des plus jolies, des plus sémillantes, des plus spirituelles, des plus ravissantes jeunes femmes de Tiflis, de madame Davidof-Gramont.
Au milieu de toute cette belle famille princière courait une petite fille, traitée comme l'enfant de la maison.
« Regardez cette petite fille, me dit tout bas Finot ; je vous raconterai quelque chose de curieux sur elle. »
Peut-être le désir de savoir ce quelque chose de curieux abrégea-t-il ma visite. Je me levai, rappelant à Finot que nous devions être à trois heures chez le prince Bariatinsky, et je sortis.
« Eh bien, lui demandai-je, la petite fille ?
- Vous l'avez bien regardée ?
- Oui, c'est une gentille enfant ; mais elle m'a semblé d'extraction vulgaire.
- Vulgaire, oui, si toutefois certaines qualités sublimes ne rachètent pas la vulgarité.
- Diable ! cher ami, vous me faites venir l'eau à la bouche ; voyons, vite l'histoire de l'enfant !
- Eh bien, voici l'histoire : elle est courte et a besoin d'être racontée avec la plus grande simplicité. La mère de l'enfant, enceinte d'elle, et sa grand-mère, âgée de soixante et dix ans, avaient été prises par les Lesghiens. Grâce aux efforts de toute la famille, on parvint à réunir la somme demandée par Schamyl pour la rançon. Les deux femmes partirent, la mère allaitant une enfant âgée de quatre mois, dont elle avait accouchée pendant sa captivité. Au moment de quitter le pays ennemi, la grand-mère mourut, et, en mourant, supplia sa fille, dans une prière suprême, de ne pas laisser son corps abandonné sur une terre infidèle. La fille croyait que c'était chose toute simple, et qu'ayant racheté sa mère vivante elle avait droit à emporter sa mère morte ; ces ravisseurs en jugèrent autrement, et estimèrent le cadavre de la vieille femme six cents roubles.
La fille eut beau prier, supplier, elle n'obtint rien.
Alors, elle demanda à emporter le corps de sa mère jurant, sur ce qu'elle avait de plus sacré, d'envoyer la rançon demandée ou de venir se soumettre comme esclave aux mains des montagnards. Ceux-ci refusèrent, déclarant qu'ils ne consentiraient à lâcher le corps de la vieille femme qu'à une seule condition, c'est que la mère leur laisserait son enfant.
La piété filiale l'emporta sur l'amour maternel ; la mère laissa son enfant avec des cris, des sanglots, des larmes, des angoisses, mais enfin elle la laissa.
Puis elle revint à Tiflis, fit enterrer sa mère en terre sainte, ainsi que la bonne femme l'avait désiré, et, comme la famille s'était épuisée à la racheter, toute vêtue de deuil, elle se mit à quêter de maison en maison pour réunir les six cents roubles qu'exigeaient d'elle les Lesghiens pour lui rendre son enfant.
Ces six cents roubles furent faits en huit jours.
Une fois qu'elle eut la somme, elle ne voulut pas attendre une heure ; elle partit à pied et arriva jusqu'au village où elle avait laissé son enfant. Mais, là, le coeur brisé de douleur, le corps brisé de fatigue, elle tomba pour ne plus se relever.
Trois jours après son arrivée, la martyre était morte.
Fidèles à leur promesse, cette fois, les Lesghiens prirent les six cents roubles et rendirent la mère et l'enfant au chef pour être remises à l'exarque.
L'enfant est cette petite orpheline que vous avez vue, et que la princesse Orbeliani a adoptée. Vous voyez que j'avais raison de vous dire tout bas :
« Regardez bien cette petite fille. »

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