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Chapitre LIV
Molite

On transporta nos effets du traîneau dans la chambre de la station. Moynet et Grégory, écrasés de fatigue, n'eurent pas même le courage d'étendre leur touloupe sur un banc et de se coucher : ils tombèrent sur les malles et s'y endormirent.
Résistant mieux qu'eux à la fatigue, je me préparai un lit, tant bien que mal, et m'y couchai.
Toute la nuit, la station, quoique solidement bâtie, fut secouée par le vent, qui semblait vouloir la déraciner. Deux fois je me levai et j'allai à la porte ; la neige tombait sans interruption.
Le jour vint, si toutefois cela peut s'appeler le jour. Je demandai un Cosaque de bonne volonté, qui, moyennant un rouble, consentit à aller jusqu'au village où nous avions soupé la veille, pour y louer des chevaux ou des boeufs, et les envoyer à Tsippa. Le Cosaque se présenta avec l'empressement que met toujours un Cosaque à gagner un rouble ; mais, une heure après, il revint. Il avait littéralement été repoussé par le vent.
Vers les trois heures, Grégory monta à cheval à son tour. La tempête était un peu calmée ; il avait été jusqu'au village et avait parlé au gouverneur. Le gouverneur avait promis, dès que la chose serait possible d'envoyer un traîneau et des boeufs. Nous nous reposâmes sur cette promesse, et le jour passa.
Vers les quatre heures était arrivé, sur un traîneau, un Imérétien de Koutaïs ; il avait avec lui, comme tout noble, si pauvre qu'il soit, ses deux noukers.
J'ai rarement vu quelque chose de plus beau que cet homme, avec son turban blanc passé sous le cou, et son bachelik posé dessus. Il portait le costume géorgien avec ces longues manches, la bechemette sous l'arkhalouk, une ceinture turque à laquelle était suspendue sa schaska, son poignard et son pistolet, enfin de large pantalon de drap lesghien s'enfonçant dans des bottes qui montaient jusqu'au genou.
Il venait de Gori, et me donna deux nouvelles.
La première, c'est que le courrier de la poste était arrivé à Gori avec mes clefs, mais n'avait pas osé traverser l'Iaqué. La seconde, que Timaf, enveloppé dans ses trois capotes et dans sa touloupe, attendait tranquillement auprès d'un bon feu, les secours promis. Il était sans chevaux et sans hiemchik ; le postillon qui l'avait amené de Sourham, le voyant si confortablement établi près d'un bon feu, n'avait pas jugé qu'il pût de sitôt avoir besoin de lui. Il était parti, et Timaf, plein de mansuétude, l'avait laissé partir.
Je me fis répéter deux fois l'histoire d'un courrier de la poste n'osant traverser une rivière que des voyageurs, non éperonnés comme il devait l'être par le devoir, avaient traversée avec difficulté, mais sans accident.
Il n'y a qu'en Russie que l'on voit de ces choses-là. Mais, demanderez-vous, les lettres qu'il porte ? Eh bien, mais elles arriveront quand le courrier n'aura plus peur !
Cette fois, nous avions notre cuisine avec nous. Nous invitâmes notre Imérétien à souper ; mais c'était jour maigre, il refusa. Lui, de son côté, avait deux poissons salés. Il m'en envoya un que je n'eus garde de refuser ; il était trop fraternellement offert.
Lui et ses deux noukers soupèrent avec l'autre.
Une chose incroyable, c'est la sobriété de ces pauvres seigneurs ruinés : on les rencontre voyageant, princes ou gentilshommes, – presque tous sont princes, – le prince à cheval, son faucon sur l'épaule, jouant de la mandoline et chantant un air lent et triste ; ses deux noukers, resplendissants d'or ou d'argent, chargés d'armes magnifiques, venant derrière lui. L'un des deux noukers a dans sa carsine deux ou trois poissons salés pour les jours maigres, l'autre une poule salée pour les jours gras. Ils s'arrêtent dans une station de poste et demandent du thé, le breuvage indispensable ; ils mangent à eux trois, avec leurs doigts et en buvant dans le même verre, la moitié de leur poisson si c'est jour maigre, la moitié de leur poule si c'est jour gras, et en voilà jusqu'au lendemain à la même heure. Ils sont arrivés à leur destination : ils ont fait trente à quarante lieues en deux jours, et ont dépensé cinquante kopeks.
Le nôtre n'avait pas de faucon, mais il avait une mandoline ; le soir, comme nous venions de dîner, nous entendîmes le bruit de l'instrument ; nous entrâmes sous prétexte de le remercier de son poisson, et nous le trouvâmes dans l'angle de la chambre, accroupi, les jambes croisées à la manière turque ; ses deux noukers, couchés près de lui, l'écoutaient et le regardaient.
Encore une fois, je n'ai rien vu de plus beau, de plus gracieux, de plus poétique que cet homme. Il voulut se lever quand nous entrâmes, nous le forçâmes de se rasseoir ; il voulut mettre de côté sa mandoline, nous le forçâmes de la garder ; nous le priâmes de chanter et de jouer, il joua et chanta tant que nous voulûmes.
Tous ces chants sont de simples modulations lentes et tristes, mais on peut les entendre des heures entières sans fatigue. Elles vous bercent sans endormir, et vous font rêver tout éveillé.
J'ai oublié de dire que, depuis Tsippa, nous n'étions plus en Géorgie, mais en Imérétie. Il est vrai que l'Imérétie est toujours la Géorgie ; cependant la langue diffère de la langue géorgienne à peu près dans la proportion que le provençal diffère de la langue française. L'Imérétie faisait autrefois partie de la Colchide, dont l'histoire se confond parfois avec celle des Romains, parfois avec celle des Persans, presque toujours avec celle des Géorgiens ; elle en fut détachée pour faire partie des Akbars, espèce d'apanage appartenant de droit à l'héritier du trône de Géorgie, comme le duché de Galles appartient de droit à l'héritier du trône d'Angleterre ; mais en 1240, l'Imérétie devint une province indépendante qui eut ses princes régnants ; le dernier fut Salomon II, mort à Trébizonde en 1819.
Outre l'Imérétie, la Colchide fournit deux autres souverainetés également indépendantes : le Gouriel et la Mingrélie ; nous écornerons l'une et nous traverserons l'autre. On n'a pas idée de la beauté de cette race colchidienne ; les hommes surtout sont merveilleux de formes et d'allure pittoresque : le moindre nouker a l'air d'un prince.
Seulement, à partir de l'Imérétie, le turban commence à s'introduire dans le costume au lieu du papak, qui disparaît. A l'heure qu'il est, Imérétiens, Gouriéliens et Mingréliens sont plus Turcs que Russes. Et cependant les Turcs leur font une rude guerre ; il n'y a pas de jour que les Lazes ne franchissent la frontière, et n'enlèvent quelque femme ou quelque enfant pour les aller vendre à Trébizonde. Il y a quelques mois, ils enlevèrent toute une famille : comme les hommes du Gouriel sont fort braves, tout le village se mit à la poursuite. De peur que les enfants ne criassent, les ravisseurs les bâillonnèrent. Une petite fille mourut étouffée ; une autre parvint à se débarrasser de son bâillon ; les ravisseurs la jetèrent dans la rivière, où elle se noya.
Dernièrement, le consul de Batoum, dont la principale occupation est d'empêcher le commerce de chair blanche, parvint à rendre à la liberté une mère et une fille enlevées ensemble, mais vendues séparément ; lorsqu'il les réunit, et que la femme et l'enfant se jetèrent dans les bras l'une de l'autre, elles ne parlaient plus la même langue.
Tout au contraire des femmes circassiennes, qui, misérables chez elles, regardent comme un grand bonheur d'être vendues, les Géorgiennes, les Imérétiennes, les Gouriéliennes et les Mingréliennes tremblent à cette idée et se défendent et combattent comme des hommes pour ne pas se laisser enlever. Au reste, comme presque toutes sont très jolies, il arrive souvent qu'elles sont achetées par des pachas ou de riches Turcs, et qu'elles font ce qu'on appellerait chez nous une fortune.
Les hommes portent ou le costume géorgien ou le costume tcherkesse ; seulement, au lieu du papak pointu des Géorgiens, ou rond des Tcherkesses, ils portent ou le turban, comme le portait Louka, – c'est le nom de notre Imérétien, – ou une charmante petite calotte qui a la forme d'une grande fronde, et qui, en effet, n'est autre chose que la fronde doublée de proportions. Chez les gens du peuple, elle est noire, bordée d'un galon rouge ou vert ; chez les princes ou les grands seigneurs, elle est blanche, rouge ou bleue, brodée d'or.
J'ai deux de ces coiffures : l'une m'a été donnée par le prince Nicod, fils de la reine de Mingrélie, adorable enfant de neuf à dix ans ; l'autre par le prince Salomon Ingheradzé, dont j'aurai l'occasion de parler bientôt.
Tous ces peuples sont essentiellement guerriers et étant toujours sur le qui- vive et prêts à combattre, comptant la vie pour rien, autrefois, aux premiers sons du bouquis, ils se réunissaient en armes, et souvent, sans savoir même pour quelle cause, ils tuaient ou risquaient de se faire tuer, ils marchaient à l'ennemi qu'ils ne connaissaient pas.
Ces bouquis, qui sont d'immenses trompes faites avec des cornes de boeuf, ont été recherchés avec soin et saisis partout où ils ont été trouvés. Je suis cependant parvenu à m'en procurer deux. Animés par une poitrine vigoureuse, ils devaient s'entendre à plus d'une lieue.
Nous passâmes la soirée, moi à écouter Louka jouer de la mandoline, tout en laissant mon esprit aller je ne sais où, et Moynet à faire un portrait de Louka.
Pendant la nuit, la tempête se calma et le ciel s'éclaircit. Ce changement amena une petite gelée d'une quinzaine de degrés, et fit le chemin plus praticable ; aussi, le lendemain matin, voyant que, malgré la promesse du gouverneur, rien ne venait, Grégory remonta-t-il à cheval, résolu, s'il était nécessaire, de pousser jusqu'à Tsippa.
Tout cela, c'était du temps perdu, et du temps précieux : le bateau partait le 21, nous étions au 17, à moitié du chemin à peine, et nous étions partis le 11. Nous avions fait trente à trente-cinq lieues en six jours : cinq lieues par jour.
Grégory revint vers midi ; il avait poussé jusqu'au village de Tsippa, où il avait trouvé la télègue devant une porte et Timaf devant un feu.
Il avait fait prix à trois roubles pour un traîneau et quatre boeufs, et Timaf nous arrivait traîné par eux, ni plus ni moins qu'un roi fainéant. Il n'avait paru ni content ni contrarié de l'arrivée de Grégory. On n'eût pas été le chercher, qu'il n'eût jamais songé à revenir.
Quel adorable idiot que ce Timaf, et combien je regrette maintenant que Moynet n'en ait pas fait un dessin !
Timaf était arrivé à une heure ; nous nous trouvions en possession de trois traîneaux, je résolus d'en profiter ; d'ailleurs, je voulais à mon tour être agréable à mon Imérétien, et, comme le smatritel lui avait très insolemment refusé des chevaux, j'avais résolu de l'emmener, lui et ses deux noukers.
Le smatritel ne dit trop rien tant qu'il ne vit pas notre intention ; mais, dès qu'il s'aperçut que Louka était des nôtres, il déclara que les traîneaux étant trop chargés, il ne voulait pas que les traîneaux marchassent.
Comme nous étions venus avec deux traîneaux, que nous avions seulement trois hommes de plus, et que, dans tous les pays du monde, fût-ce en Imérétie, trois chevaux peuvent traîner trois hommes, j'insistai. Par malheur pour le maître de poste, j'insistai avec politesse : c'est une mauvaise habitude que celle d'être poli, elle m'a forcé de battre bien des cochers de fiacre dans ma vie ; l'homme grossier prend presque toujours la politesse des autres pour de la peur ; le maître de poste de Molite commit à son tour cette grave erreur ; il allongea la main pour arracher les guides des mains de notre hiemchik.
Il ne le toucha même pas : un coup de poing que m'a indiqué Lecourt il y a une vingtaine d'années et qui m'a bien servi depuis sans s'user, à ce qu'il paraît, l'envoya rouler dans la neige.
Il se releva et rentra chez lui.
Pour n'avoir rien à me reprocher, j'allai à l'écurie, je pris trois chevaux de plus et j'en fis ajouter un à chaque traîneau.
Louka voulut payer ces trois chevaux que nous prenions à cause de lui et de ses deux noukers ; il en alla porter le prix au maître de poste, qu'il trouva d'une douceur charmante ; il revint, et nous partîmes.
Sans doute, j'étais encore trop en colère pour m'être assis d'aplomb ; car, en partant, comme j'avais eu la malencontreuse idée d'aller à reculons, le traîneau me jeta sur les reins et continua sa route, sans s'apercevoir qu'il me laissait derrière lui.
Heureusement Louka, qui était assis près de moi, et qui eût été aussi couché près de moi s'il ne se fût retenu à une corde de notre bagage, arrêta notre hiemchik. Je regagnai le traîneau, je remontai dessus, mais de côté, cette fois, et nous nous remîmes en route.
Moynet marchait le premier avec Grégory : je venais ensuite avec Louka ; puis, après nous, venaient Timaf et les deux noukers de Louka.
A chaque instant, mon hiemchik se retournait pour regarder l'hiemchik de Timaf ; je m'informai d'où venait chez lui ce mouvement de curiosité, qui, poussé à l'excès, compromettait ma sûreté ; il me fut répondu qu'il s'inquiétait de son jeune frère, qui conduisait pour la première fois.
Cette explication n'était pas rassurante pour Timaf et les deux noukers ; le moment était mal choisi et le chemin un peu dangereux pour y faire son apprentissage de postillon.
Mais le contraire de ce qui était probable arriva : ce fut notre postillon à nous qui, en se retournant, dans sa sollicitude pour son frère, ne vit point une ornière et nous versa.
Cependant, touché par le bon sentiment qui l'avait entraîné à cette faute, je me contentai de lui faire observer que, moi aussi, j'étais son frère, à un degré moins rapproché que celui qui le préoccupait, c'était vrai ; mais que, comme j'avais payé pour arriver sain et sauf à la station, il devait au moins partager son intérêt entre nous deux.
Il s'excusa en me disant qu'il aimait tant son frère, qu'il n'avait pu se défendre, en voyant un mauvais chemin devant lui, de se retourner et de lui crier de prendre garde. La précaution avait eu son résultat : son frère n'avait point versé, mais j'avais versé, moi.
Nous nous remîmes en route. Mon diable d'hiemchik avait l'air de ces damnés de Dante auxquels Satan a tordu le cou, et qui marchent en avant la tête tournée du côté de leurs talons ; seulement, Dante n'a pas eu l'idée de faire de ces damnés-là des postillons. C'eût été assez ingénieux, cependant, en faisant de ceux qu'ils conduisaient d'autres damnés.
Notre hiemchik, au moment même où je faisais cette réflexion, vit une seconde ornière devant lui ; il se retourna une seconde fois pour avertir son frère, et une seconde fois nous envoya, Louka et moi, rouler dans six pieds de neige.
J'allai à l'hiemchik, dont j'arrêtai le cheval, j'appelai Grégory et le priai de traduire mot pour mot à ce trop bon frère le discours que j'allais lui adresser. Ce discours était succinct, sans périphrase et sans superfluité ; il consistait en ces quelques mots, bien accentués parce qu'ils étaient bien sentis :
« Je te préviens que, la première fois que tu te retourneras, je te coupe la figure avec mon fouet. »
Et, pour qu'il ne se fît point cette illusion qu'ayant l'intention je n'avais pas la possibilité, je lui montrai le fouet. Il jura ses grands dieux que c'était fini, et que, vît-il un précipice devant lui, il ne se retournerait plus. Il n'avait pas fait une verste, qu'il se retournait et que nous étions à terre, Louka et moi.
Je me relevai furieux, quoique je ne me fusse fait aucun mal ; mais la chose avait un côté grotesque qui m'exaspérait, j'administrai donc la correction promise ; seulement, je baissai la main, et, au lieu de frapper au visage, comme César à Pharsale, je me contentai de frapper sur les épaules.
Puis je fis passer devant le frère cadet.
Alors, la scène changea, non pas de théâtre, mais d'acteur, et nous eûmes le spectacle au lieu de le donner. Timaf et les deux noukers, le traîneau aidant, commencèrent une série de chutes qui, par leurs résultats pittoresques et variés, laissaient bien loin derrière elles les trois chutes naïves que nous avions faites.
Nous en étions à l'enfance de l'art ; Timaf et ses deux acolytes en étaient à la perfection. Au reste, il y eut un moment où comme si nos trois hiemchiks s'étaient donné le mot, nous nous trouvâmes tous les sept dans la neige.
Cela ne pouvait continuer ainsi ; ce n'était point que nous nous fissions grand mal : mais toutes ces évolutions nous retardaient énormément. Nous dételâmes un cheval à chaque traîneau, et, sur les trois chevaux dételés, en se faisant des schabraques avec nos touloupes, montèrent Louka et les deux noukers.
A partir de ce moment, les choses allèrent mieux, et, à l'exception de Moynet, qui, en traversant un torrent, rencontra une pierre et fut jeté à plat ventre dans l'eau, et de Timaf, qui roula dans un précipice, mais eut la chance de se retenir à un arbre, nous arrivâmes sains et saufs à la station.
La nuit s'avançait, mais peu à peu les montagnes s'abaissaient, et nous pouvions croire que chaque descente aboutissait à la plaine ; seulement, après la descente venait une montée, et sans cesse le terrain plat était renvoyé à la fin d'une autre descente.
Ce jeu de bascule nous occupa plus d'une heure.
Enfin, nous arrivâmes à un bac. Il nous fallut descendre, nos traîneaux ne pouvant passer qu'un à un, à cause du peu de fond de la rivière ; je me préoccupai donc du paysage plus que je ne l'avais fait jusque-là, obligé que j'avais été de me préoccuper de moi-même.
La rivière, en cet endroit, était dominée par une très haute montagne qu'il nous allait falloir gravir, et cette montagne était couronnée par les ruines d'un vieux château qui dessinait sur la neige ses noires arêtes.
J'appelai Louka, qui présidait à cheval au passage du Quirill, et lui demandai s'il savait quelque chose sur ces ruines. Il se mit à rire sans répondre. J'insistai, il parut embarrassé ; j'insistai plus fort.
« Nous autres Imérétiens, dit-il, poussé à bout, nous sommes des hommes simples, et dont vous auriez tort de vous moquer, car nous répétons hardiment ce que nous ont dit nos pères.
- Et que vous ont dit vos pères ? demandai-je.
- Une espèce de fable impossible à croire.
- Mais enfin, cette fable, quelle est-elle ?
- Vous le voulez ?
- Je vous en prie.
- Eh bien, ils racontent que ce château a été bâti, dans les temps les plus reculés, par un homme venu d'une autre partie du monde, nommé Jason, et dont le but était de s'emparer d'une toison de mouton qui était en or filé. Vous comprenez que je n'en crois rien ; mais tous les hommes du peuple en Imérétie vous montreront ces ruines comme celles du château de Jason, et vous raconteront la même fable. Et bien, ajouta-t-il, cette histoire d'un mouton à toison d'or ne vous fait pas rire ?
- Pas le moins du monde, vous le voyez, et je connais cette histoire depuis mon enfance. »
Louka me regarda avec étonnement.
« En France, me dit-il, on vous a raconté cette histoire ?
- Elle fait partie de notre éducation. »
Ce fut lui alors qui me regarda d'un air de doute.
« Vous ne vous moquez pas de moi ? » me demanda-t-il.
Je lui tendis la main, et il vit bien à ma physionomie que rien n'était plus loin de ma pensée qu'une pareille intention.
« Et jusqu'où Jason a-t-il été ? lui demandai-je.
- Jusqu'ici ; ce château est le terme de sa course. D'ailleurs, il fut bientôt forcé de se rembarquer, lui et ses compagnons, chassé qu'il fut par les gens du pays ; seulement, l'histoire ajoute qu'en se retirant, il emporta la toison d'or et enleva la fille du roi du pays. »
C'était le tour de mon traîneau de passer le bac, je le passai tout en songeant à cette merveilleuse mémoire des peuples qui nous transmettait jusqu'aujourd'hui un fait, histoire ou fable, qui remonte à quarante ans avant la guerre de Troie.
Nous grimpâmes une effroyable montée qui ressemble à ce pont dont nous parle Mahomet et qui n'est pas plus large que le fil d'un rasoir ; j'eus le bonheur de n'y verser que deux fois, et l'adresse de diriger ma chute du côté du rocher.
Une heure après, j'entrais dans Koutaïs, la capitale de l'Imérétie, l'ancienne Cotys, et quelques-uns disent l'antique Aea, patrie de Médée.

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