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Chapitre LVI
La route de Koutaïs à Maranne

Je n'avais pas fait une verste, que j'avais versé deux fois. Ne me souciant pas de recommencer mes exercices de la veille, j'appelai le Géorgien et je montai à cheval.
Nous traversâmes d'abord une grande plaine coupée par un chemin bordé à droite et à gauche de fossés pleins d'eau couverts d'une légère couche de glace, et en quelques endroits de plusieurs pieds de neige.
Cette plaine aboutissait à une forêt qui, au dire de nos guides, avait une vingtaine de lieues de long. Du temps du dernier roi, grand chasseur, cette forêt était sévèrement mise en réserve pour ses plaisirs ; elle se nomme la forêt du Marlakki. Encore aujourd'hui, qu'elle est abandonnée aux fusils des premiers venus, elle abonde, à ce que l'on assure, en toute sorte de gibier.
Cette assurance ne put me déterminer à détacher mes fusils de chasse, liés solidement sur mon traîneau. J'avais tant vu de gibier, depuis les perdrix de Schoukovaïa jusqu'aux faisans d'Axous, que mes émotions de chasseur s'étaient complètement calmées.
Nous entrâmes dans la forêt du roi Salomon.
Jusque-là, rien ne justifiait les sinistres prédictions du colonel Romanof. Le chemin n'était pas bon mais il était praticable ; et, depuis qu'il était débarrassé de ma surcharge, mon traîneau se conduisait assez bien.
Nous fîmes à peu près six à huit verstes ainsi, par une allée tracée au milieu de la forêt, avec ces mêmes fossés de la plaine se continuant à droite et à gauche.
Bientôt, cependant, des cours d'eau vive commencèrent à couper la route, les uns en travers et se jetant dans les fossés, les autres suivant des rigoles et faisant le même chemin que moi. Je crus avoir trouvé la fameuse rivière prédite par le colonel, mais réduite aux proportions d'un ruisseau.
Peu à peu les ruisseaux devinrent plus fréquents, et toutes ces petites veines se réunirent en une grande artère qui envahit graduellement le milieu de la route, et finit par se réunir aux deux fossés, dont les bords, appuyés à la forêt, devinrent alors les deux rives.
Mais, jusque-là, c'était plutôt un avantage qu'un désagrément ; cette eau, qui coulait avec trop de rapidité pour se congeler, avait nettoyé le sol de sa neige et de sa boue et créé un petit fond de gravier sur lequel le traîneau glissait à merveille et qui donnait de la solidité aux pieds de mon cheval.
Je me félicitai donc de l'accident, au lieu de m'en plaindre. Ne parlant pas la langue de mes guides, je ne pouvais pas les interroger ; quant au Géorgien, que ma conversation ne récréait point, à ce qu'il paraît, il avait toujours le soin de se tenir hors de la portée de ma voix ; d'ailleurs, aux quelques questions que je lui avais faites, il avait répondu d'une façon si ignorante, qu'au bout de deux ou trois de ces questions, il m'avait complètement guéri de la manie de l'interroger. Je me fis un compagnon, on plutôt une compagne de ma pensée, et m'en allai rêvant, bercé par l'amble de mon cheval.
A tout moment, nous étions retardés par un accident quelconque ; le plus souvent, c'était un cheval mal chargé dont le chargement tombait au milieu de cette jolie petite rivière qui allait toujours s'agrandissant et s'approfondissant ; d'autres fois, c'était le traîneau qui, sans l'aide de deux ou trois de nos guides, ne pouvait franchir un pas difficile. On rechargeait le cheval, on aidait le traîneau à surmonter l'obstacle, mais tout cela prenait du temps : nous avions vingt-quatre verstes à faire de Koutaïs à la station, nous n'en avions pas fait douze, et nous étions à quatre heures de l'après-dînée.
Je devais non seulement perdre l'espoir d'arriver le même jour à Maranne, mais encore me trouver très satisfait d'atteindre Goubinskaïa à une heure raisonnable.
La rivière – car ce n'était plus un chemin – dans laquelle nos chevaux de charge, le traîneau et moi étions engagés devenait de plus en plus profonde, et, à mesure qu'elle gagnait en profondeur, elle perdait en rapidité, de sorte que peu à peu j'entendais crier une couche de glace sous les pieds de mon cheval.
Le plus souvent, le traîneau, qui me précédait, brisait cette couche, et je continuais de marcher dans l'eau, laquelle, au reste, jusque-là n'avait guère atteint qu'une hauteur de huit à dix pouces.
Bientôt, la rivière s'approfondissant, se ralentissant toujours, la couche de glace devint plus épaisse et put supporter, du moins dans quelques endroits, le traîneau, qui, dans d'autres, la brisait et disparaissait à moitié dans l'eau.
J'avais d'abord voulu faire même route que les bagages ; mais deux ou trois fois mon cheval s'était abattu, et j'y avais renoncé ; je suivis donc l'endroit où le courant, plus rapide, avait empêché la glace de se solidifier. Cette solution de continuité me donnait un chemin de deux ou trois pieds de large.
Parfois aussi la neige tombée des deux talus m'offrait, en me rapprochant de la forêt, une route praticable ; mais alors je devais faire une attention continuelle aux branches des arbres qui me fouettaient le visage. Je reprenais donc bientôt mon courant, qui ne me présentait que l'inconvénient déjà assez grave de me glacer les pieds aux éclaboussures que faisait jaillir la marche de mon cheval.
Le chemin devenait de plus en plus difficile, l'heure s'avançait : il pouvait être cinq heures de l'après-midi ; à peine nous restait-il pour une heure du jour.
De temps en temps, les conducteurs des chevaux, cherchant un chemin plus commode, gravissaient un des talus et marchaient sous bois, où les obstacles disparaissaient pour eux ; car alors ils marchaient derrière les chevaux, et les chevaux, en écartant les branches de ces forêts presque impraticables, leur frayaient un chemin.
Quant à moi, la partie inférieure du corps complètement engourdie par le froid, je continuais de suivre ma route, au grand désespoir de mon cheval, qui, à chaque fois que la glace se brisait sous ses pieds, essayait de faire un écart, et, quand il y réussissait, trouvait une glace glissante sur laquelle il s'abattait des quatre pieds.
Alors, machinalement j'écartais les jambes, mon cheval se relevait, je me retrouvais en équilibre ou à peu près sur ma selle, et je continuais mon ravin ; je me fusse cassé une jambe dans l'une de ces chutes, que probablement je ne l'eusse pas senti.
Ce rude travail dura une heure.
De temps en temps, voyant mon traîneau suivre assez convenablement sa route dans ce ravin où mon cheval avait tant de peine à trouver la sienne, j'eus l'idée de descendre de cheval et de monter sur le traîneau ; mais, juste au moment où j'allais céder à l'une de ces tentations, le traîneau versa et envoya mon hiemchik – qui, en véritable sybarite qu'il était, avait accompli, lui, ce que je méditais de faire – au beau milieu du ruisseau.
Sur ces entrefaites, la nuit était venue.
Inutile de dire que l'obscurité ajoutait une difficulté nouvelle à la situation ; la route-rivière dans le lit de laquelle je marchais inspirait une répugnance croissante à mon cheval, lorsque j'aperçus, sur la rive droite du ruisseau, une ligne de chevaux chargés de bagages qui cheminaient assez tranquillement au milieu de l'épaisseur de la forêt, où ils avaient trouvé un chemin ou s'en frayaient un. Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire était de laisser le traîneau s'en tirer comme il pourrait, tandis que je me mettrais à la suite de la cavalcade. Je dirigeai donc mon cheval vers le bord, et, après une lutte assez vive pour le forcer à escalader le talus, je me trouvai sous la forêt, formant l'arrière-garde de la caravane.
En effet, comme je l'avais jugé, le chemin était meilleur sous bois que dans le ruisseau ; seulement, je m'aperçus qu'il m'éloignait peu à peu du traîneau ; mais peu m'importait : le traîneau, solidement chargé, arriverait de son côté à la station, tandis que, moi et le reste du bagage, nous y arriverions de l'autre.
J'écoutais donc sans inquiétude, et tout en poursuivant mon chemin, le bruit de ses sonnettes postales, qui allait diminuant de plus en plus, jusqu'à ce que, par une transition insensible, je cessasse de l'entendre tout à fait.
Une demi-heure à peu près se passa dans laquelle, enchanté de ce changement de sol qui me permettait de n'avoir à m'inquiéter que des branches qui essayaient de me fouetter le visage, je laissai aller mon cheval à sa guise, tout en me laissant aller moi-même au cours de mes pensées.
Enfin, j'eus l'idée de demander au Géorgien, le seul qui parlât français, Si nous étions bien loin de la station. Personne ne me répondit ; je renouvelai ma question, même silence. Alors, un soupçon commença de naître dans mon esprit. Je marchai à l'homme qui se trouvait le plus près de moi, je le regardai avec attention et ne reconnus aucun de mes guides.
Le cheval qu'il conduisait portait lui-même un bagage dans lequel je ne reconnus aucune de nos caisses ni de nos carsines.
« Goubinskaïa ? » lui demandai-je en lui montrant le chemin que nous suivions.
Goubinskaïa était le nom de la station de poste où nous devions passer la nuit.
L'homme se mit à rire.
« Goubinskaïa ? » réitérai-je en répétant le même geste.
Alors, lui, à son tour, répéta Goubinskaïa, et il me montra de la main un point de l'horizon tout à fait opposé à celui que nous suivions.
Je compris à l'instant même, et j'avoue qu'un frisson me passa par tout le corps.
J'avais quitté mon traîneau pour suivre une caravane étrangère, et j'étais égaré.
J'arrêtai mon cheval et j'écoutai.
J'avais l'espoir d'entendre les sonnettes de la poste ; mais leur bruit s'était perdu dans l'éloignement sans que je pusse même me dire avec une certaine assurance de quel côté elles s'étaient perdues.
Il y avait plus : le côté que l'homme de la caravane m'avait indiqué comme étant le point dans la direction duquel était située la station, était, autant que je pouvais m'en rendre compte, diamétralement opposé à celui dans la direction duquel il me semblait avoir vu s'éloigner le traîneau.
Mais le chemin pouvait faire un coude.
Je restai un instant immobile, hésitant à prendre une résolution. La situation était grave : j'étais perdu dans une forêt d'une vingtaine de lieues d'étendue, sans aucun indice sur le chemin que j'avais à suivre, ne parlant pas la langue du pays si je rencontrais quelqu'un qui pût me l'indiquer, et ne me dissimulant pas, d'ailleurs, que toute rencontre devait être pour moi plutôt dangereuse que salutaire.
Pour comble de malheur, dans un pays où, pour faire le tour de sa maison à huit heures du soir, tout homme prend son fusil, j'étais sans fusil, n'ayant d'autre arme que mon kandjar.
De plus, j'étais porteur de la caisse.
En France, dans la forêt de Fontainebleau ou de Compiègne, la position eût déjà été sinon dangereuse, du moins désagréable ; mais, en Imérétie, entre Koutaïs et Maranne, elle devenait bien autrement sérieuse.
Il fallait se décider ; je tournai bride et poussai mon cheval dans la direction que m'avait indiquée l'homme auquel je m'étais adressé ; il me restait encore un espoir : c'était de rencontrer la caravane dont le traîneau s'était séparé.
J'arrêtai mon cheval, et, dans l'espoir qu'elle se trouverait à portée de ma voix, j'appelai le Géorgien à plusieurs reprises.
Personne ne me répondit : la forêt, avec son immense drap de neige, semblait morte et ensevelie.
Je n'avais plus aucune idée de la direction dans laquelle pouvait se trouver Goubinskaïa.
Si j'eusse eu mon fusil et vingt-cinq cartouches seulement, c'eût d'abord été un moyen de défense, puis aussi un moyen d'appeler ; les hommes du traîneau ou ceux de la caravane, ne me voyant plus avec eux, eussent compris que je m'étais perdu, se fussent mis à ma recherche, et, guidés par les détonations, fussent venus à moi.
Je n'avais pas cette ressource.
Je poussai mon cheval dans une direction toute problématique, mon cheval obéit ; aucun chemin n'était tracé, et, pendant une demi-heure, je marchai au hasard.
Il me semblait que je m'éloignais de plus en plus du but que je voulais atteindre.
D'ailleurs, la forêt devenait tellement épaisse, que je prévoyais le moment où je serais forcé de m'arrêter, ne pouvant faire un pas de plus.
Je tournai bride pour revenir sur mes pas.
Quand on en est là, on est tout à fait égaré.
J'appuyai à droite ; mais il me sembla sentir quelque résistance de la part de mon cheval. Dans ces sortes de situations, quand l'intelligence de l'homme est à bout, qu'il en sent lui-même les limites, il doit abdiquer en faveur de l'instinct de l'animal.
Cette répugnance qu'éprouvait mon cheval à m'obéir, m'indiquait clairement que je lui faisais faire fausse route.
Je l'arrêtai et réfléchis un moment.
La suite de cette réflexion fut le raisonnement suivant : « Mon cheval est un cheval de poste, habitué à faire le chemin de Koutaïs à Goubinskaïa. A Goubinskaïa, il mange son avoine et se repose deux heures. En laissant aller mon cheval, il ira, selon toute probabilité, où l'attendent le souper et le repos. »
Il était incontestable que j'étais dans le vrai.
Je lui jetai la bride au cou.
Sans hésitation aucune, mon cheval prit le trot ; j'étais parfaitement décidé à ne le contrarier en rien, ni sur la route, ni dans son allure.
Au bout d'un quart d'heure, je me retrouvai entre deux lignes d'arbres, qui ressemblaient à un chemin. Par malheur, il faisait si sombre, que, malgré la réverbération que jette toujours la neige, il m'était impossible de voir sur ce chemin ni la trace des pas des chevaux, ni la ligne tracée par les roues du traîneau.
Je mis pied à terre, et, assurant solidement la bride à mon bras, je me baissai vers le sol. La vue était insuffisante ; mais, avec mes habitudes de chasseur, je complétai un sens par un autre, et j'appelai ma main au secours de mes yeux.
Je reconnus distinctement sur la neige une double trace, celle de pas de chevaux qui m'avaient précédé dans la direction que je suivais, et celle de deux roues qu'à leur largeur je reconnus pour des patins de traîneau.
Seulement, ces chevaux et ce traîneau qui avaient passé, étaient-ils mes chevaux et mon traîneau ?
Pendant que je m'occupais de cette vérification, j'entendis, à une centaine de pas de moi, un hurlement.
C'était celui d'un loup.
Presque au même instant, l'animal traversa le chemin, s'arrêta un instant pour prendre le vent de mon côté, hurla une seconde fois et disparut.
Mon fusil me manquait plus que jamais.
Je remontai à cheval. Que les traces que je venais de reconnaître fussent celles de mon traîneau ou de celui d'un autre – et il était probable que c'étaient celles du mien, car, par un pareil chemin, il n'y avait guère que moi d'assez entêté dans toute l'Imérétie pour voyager avec un traîneau ; – dans tous les cas, dis-je, ce traîneau allait quelque part où mon cheval voulait aller lui-même. En laissant mon cheval suivre sa volonté, d'accord avec les traces imprimées dans la neige, j'irais où avait été le traîneau.
Je lâchai de nouveau la bride, et mon cheval se remit en route avec une nouvelle ardeur.
Je voyais sous bois comme des ombres d'animaux qui me suivaient sans aucun bruit ; de temps en temps, une de ces ombres me jetait deux flammes : c'étaient les deux yeux d'un loup qui regardait de mon côté.
Je m'en inquiétai peu, mais mon cheval s'en inquiétait davantage : il tournait la tête à droite et à gauche et renâclait.
Puis il pressait le pas.
Cette hâte d'arriver était un bon signe, elle prouvait que nous approchions de la station.
Je commençais, en outre, à entendre des abois de chiens, mais encore très éloignés.
J'aperçus à ma gauche une masse sombre ; un instant j'eus l'espoir que c'était une maison. Elle était entourée d'une haie ; je fis franchir la haie à mon cheval et fis le tour du bâtiment.
C'était une chapelle abandonnée.
En face de la porte de la chapelle était un poste de Cosaques abandonné comme la chapelle. Je fis de nouveau franchir à mon cheval la haie ; mais, de l'autre côté, était un fossé que je ne pouvais voir, à cause de la neige qui l'encombrait.
Mon cheval s'abattit, et je roulai dans le fossé.
Par bonheur, le voisinage de la chapelle avait sans doute écarté les loups ; si j'eusse été dans le chemin, je ne me serais certes pas relevé sans avoir affaire à eux.
Je me remis en selle, et je lâchai de nouveau la bride à mon cheval, qui repartit dans la même direction.
Je n'avais pas fait cent pas, que je vis venir à moi un homme à cheval.
Je m'arrêtai, je portai la main à mon kandjar, la seule arme que j'eusse, et, me plaçant en travers du chemin, je criai en russe :
« Kto idiote Qui vient ?
- Brate », répondit l'homme, c'est-à-dire un frère.
J'allai à mon frère, qui était le bienvenu.
C'était un Cosaque du Don avec son papak à grand poil et sa longue lance.
Il m'était dépêché par Moynet, qui, arrivé à la station et inquiet de nous, l'envoyait à la découverte.
Il marcha devant, je le suivis.
Une demi-heure après, à travers les vitres de la maison de poste, je vis les deux silhouettes de Moynet et de Grégory, qui se chauffaient devant un grand feu.
J'avoue que cette vue me parut plus récréative que celle des loups qui, une heure auparavant, me suivaient.
Je donnai au Cosaque un rouble et fis donner double ration d'avoine à la pauvre bête qui venait de me tirer si intelligemment d'embarras.
Avis aux voyageurs qui se trouveraient dans la même situation.
Le traîneau, dételé, était à la porte. Les chevaux et les bagages n'arrivèrent que deux heures après moi.
Les hiemchiks m'avaient perdu ou volé – ce qui est infiniment plus probable – deux fusils circassiens, dont un magnifique ; le canon portait la marque du fameux Kerim.
Il valait deux chevaux du Karaback, et avait été pris sur un chef lesghien à l'affaire où le général Stepzof avait été tué.
Par bonheur, il m'en restait deux : celui du prince Bagration et celui du prince Tarkanof.

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1998-2010
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