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Chapitre LX
Poti, ville et port de mer par oukase de l'empereur Alexandre II

Il n'y avait point de mal, au reste, à marcher tête basse ; en marchant tête basse, on était obligé de regarder à ses pieds.
Je ne sais pas ce qu'était le champ de Mars du temps de Jason ; mais, aujourd'hui, c'est un marais de boue tremblante, où l'on risquerait de disparaître tout entier, si l'on restait seulement une demi-heure à la même place.
En levant les yeux pour sauter un fossé, je vis devant moi, de l'autre côté du fossé, le prince rose, son nouker et ses trois hommes.
Mais, grand Dieu ! dans quel état était la belle tcherkesse blanche ! toute bigarrée de taches de boue !
Ce n'était plus notre beau prince rose d'un conte de fée, c'était le prince Léopard.
Il était consterné : le prince Bariatinsky n'était point sur le bateau.
Une chose le consolait cependant de cette absence : c'est que, si le prince y eût été, il l'eût probablement trouvé parti à son arrivée.
Il était enchanté de notre présence ; nous allions naturellement lui tenir compagnie jusqu'au passage du prochain paquebot.
Cela me fit augurer que les distractions n'étaient pas grandes à Poti.
Je lui demandai comment ils avaient fait la route, et à quelle heure ils étaient arrivés. Ils étaient arrivés à onze heures du soir, le prince et son nouker à cheval, ses trois hommes à pied.
« Vous n'avez donc pas trouvé de chevaux pour vos trois hommes ? lui dis je.
- Je ne sais pas s'il y en avait, me dit-il ; mais y en eût-il eu, qu'ils n'eussent point voulu monter dessus.
- Et pourquoi n'eussent-ils pas voulu monter dessus ? demandai-je.
- Parce que c'est leur servitude d'aller à pied », me répondit-il.
Je ne comprenais pas bien ; je lui demandai, en conséquence, l'explication de ce mot servitude.
Les princes ont autour d'eux un certain nombre de vassaux qui, outre les redevances et les impôts, sont soumis à des servitudes personnelles.
Les uns doivent suivre le prince à cheval, c'est leur servitude. Les autres doivent le suivre à pied, c'est leur servitude.
Les autres doivent lui faire deux bottes de la jambe droite, c'est leur servitude. Les autres doivent lui faire deux bottes de la jambe gauche, c'est leur servitude.
D'autres doivent chasser les mouches quand leurs maîtres mangent.
D'autres, leur gratter les pieds quand ils dorment.
Rien au monde ne forcera d'aller à pied celui qui doit suivre le prince à cheval.
Rien au monde ne forcera d'aller à cheval celui qui doit suivre le prince à pied.
Aucune puissance ne contraindra celui qui doit faire une botte de la jambe droite d'en faire une de la jambe gauche.
Aucune puissance ne contraindra celui qui doit faire une botte de la jambe gauche d'en faire une de la jambe droite.
Il n'y aura pas de menace ni de châtiment qui forcent le chasseur de mouches à gratter les pieds, ni le gratteur de pieds à chasser les mouches.
Le prince n'avait pas avec lui son chasseur de mouches parce que c'était l'hiver. Mais il avait son gratteur de pieds, attendu qu'il se faisait gratter les pieds en tout temps.
En Mingrélie et en Imérétie, où il n'y a pas de chemins praticables aux voitures, les femmes sortent à cheval comme les hommes, et portent de grands manteaux qui indiquent leur rang.
Le manteau de la reine Dadian, que j'ai eu l'honneur de voir à Saint Pétersbourg, était rouge.
De même que les hommes ont leur suite, noukers et fauconniers, hommes à cheval et fantassins, les femmes ont la leur. Elle se compose d'habitude, pour les princesses, d'un aumônier et de deux dames ; plus, de cinq ou six hommes armés, tant à pied qu'à cheval ; les prêtres font le coup de fusil en cas de besoin.
La reine Dadian avait douze dames d'honneur qui la suivaient presque toujours.
Elle avait, en outre, deux résidences ; résidence d'hiver, résidence d'été.
Lougdidi était la résidence d'hiver, Gordi était la résidence d'été.
La Mingrélie était un petit royaume de trente mille familles, cent vingt mille sujets à peu près.
Il faut y joindre une partie de la Souanétie que l'on appelle la Souanétie du Dadian.
L'autre partie de la Souanétie est libre.
Enfin, une troisième partie de la Souanétie est la Souanétie des princes Dadichkilians.
C'est un de ces princes qui a assassiné le prince Gagarine, gouverneur de Koutaïs, il y a deux ou trois ans.
Dans cette portion du Caucase, qui s'adosse à l'Elbrouz, les haines sont féroces.
Un autre prince Dadichkilian, voulant faire une niche à son cousin, vint, la nuit, mettre le feu à sa maison.
Il y rôtit la grand-mère de son antagoniste.
Ce ne fut que le lendemain qu'il s'aperçut que la grand-mère de son antagoniste était aussi la sienne.
Il était trop tard, la bonne femme était brûlée.
Les Souanètes ne peuvent vivre que sur les hauteurs : les Russes ont essayé d'en faire une milice ; mais, à peine dans la plaine, tous les miliciens sont morts de maladie.
Ils ont gardé la tradition chrétienne. Les Russes en ont baptisé plusieurs, et c'est dans une de leurs églises que l'on suppose la reine Tamara enterrée.
Comme chez les habitants du Valais, on trouve chez eux des crétins et des goitres.
Entre la Mingrélie et l'Abasie existe un petit pays libre, et qui renferme deux mille familles à peu près.
On le nomme le Samourzakan.
Là se conserve avec fureur la tradition de la dette de sang.
Dans ces dernières années, un vieux prince du pays épousa une jeune fille ; mais il avait un fils de l'âge de sa femme à peu près, et qui, comme don Carlos, devint amoureux de sa belle-mère ; celle-ci, à ce qu'il paraît, ne demeura point insensible à cet amour.
Le vieux prince, prévenu du commerce incestueux, renvoya sa femme à sa famille.
Cet outrage fit décréter la dette de sang.
Il y a de cela deux ans ou deux ans et demi à peine ; le vieux prince, son fils et sa femme vivent encore.
Mais trente-quatre personnes ont déjà été tuées dans les deux camps ennemis.
Nous avons, à propos de Souanètes, oublié un détail de moeurs.
Quand ils ont le nombre de filles qu'ils désirent, ils tuent toutes celles qui viennent ensuite, pour ne pas prendre la peine et ne pas faire la dépense de les élever.
De l'autre côté de la Mingrélie se trouve le Gouriel, moitié russe, moitié turc ; les habitants de la partie russe eux-mêmes portent le turban avec la capote militaire. Ce sont les Tyroliens du Caucase. Ils chantent, avec des voix de fausset, des gargouillades qui ressemblent à celles de la Suisse.
La portion qui appartient à la Turquie est naturellement ennemie de la partie russe : il en résulte que de très proches parents se détestent et se battent les uns contre les autres.
Tout cela, comme on le comprend bien, est d'une civilisation fort douteuse et d'une ignorance profonde. Au moment de la dernière guerre avec la Russie, les politiques de Maranne discutaient sur les événements ; un prince presque centenaire, le Nestor de l'endroit, prit la parole et dit :
« Les Français, nous savons qu'ils se battent bien ; mais c'est un peuple léger, nous en viendrons facilement à bout.
« Les Anglais, ce sont des marchands ; l'argent est tout pour eux, c'est connu ; avec de l'argent, nous les ferons se tenir tranquilles.
« Quant aux Autrichiens, ce ne doit pas être grand-chose, car, depuis quatre vingt-dix ans que j'ai ma connaissance, je n'en ai jamais entendu parler. »
Quand le prince Dadian vivait – le mari de la reine de Mingrélie, que j'ai vue à Pétersbourg, – la grande fête de l'année, Pâques, était célébrée d'une façon toute féodale.
Le prince régnant convoquait les princes du pays, et tous ensemble festoyaient pendant trois jours, sous un kiosque dans le genre turc.
Ils tenaient le centre de ce kiosque.
Dans les galeries circulaires s'établissaient les gentilshommes et les seigneurs.
Autour des gentilshommes et des seigneurs se formait un cercle de vassaux.
Enfin venaient les paysans de différentes catégories.
Chacun apportait, quelque rang qu'il eût, son pain, son vin et sa viande.
C'était magnifique et à bon marché.
Il y avait luttes, combats, courses à pied, courses à cheval.
Toute la Mingrélie accourait là, hommes et femmes, avec leurs plus beaux costumes.
Nous avons dit que les femmes mingréliennes, surtout les blondes avec des yeux noirs et les brunes avec des yeux bleus, étaient les plus belles créatures du globe.
Nous avons raconté, comme les ayant vues à Cheinskaïa, les funérailles d'un pauvre diable : celles des princes sont magnifiques.
Si le mort a été tué à la guerre ou les armes à la main, des députations viennent le féliciter de la belle mort qu'il a faite ; puis, après avoir félicité le cadavre, les députés félicitent la famille.
Les lamentations sont interminables, et, excepté chez les princes et les grands seigneurs, les veuves portent le deuil toute la vie.
Lorsque le dernier prince Dadian mourut, – le père de ce charmant enfant qui me donna son bonnet, – chaque parent et ami devait entrer dans l'église soutenu par deux hommes et plier sur ses jambes comme s'il défaillait ; il devait hurler, crier, frapper sa poitrine, déchirer ses habits, donner enfin toutes les marques possibles de douleur.
Une chose bizarre résulta de cette coutume.
Le prince régnant d'Abkasie, Michel Chevivazkidze, se crut obligé, quoique ennemi mortel du défunt, de partager, extérieurement du moins, cette douleur comme voisin et comme parent.
Il entra dans l'église, soutenu par deux hommes, fit toutes les simagrées d'usage, cria, pleura, hurla.
Tout à coup on entendit aux environs de l'église des vociférations qui avaient, celles-là, le caractère de la sincérité : les hommes du prince étaient arrivés sur des chevaux volés aux Mingréliens, et les propriétaires des chevaux les avaient reconnus et les réclamaient ; mais ils reçurent de la veuve l'ordre de ne pas persister, les intérêts vulgaires et privés devant disparaître devant le grand malheur qui frappait le pays.
Après la bataille de Tcholok, où les Mingréliens et les Russes, sous les ordres du prince Andronikof, battirent les Turcs, les vainqueurs se jetèrent, pour piller, sur le camp du pacha ; un prêtre, qui avait pris sa part du combat et qui voulait prendre sa part du pillage, tomba par hasard sur la tente du trésorier ; dans la tente était un coffre avec sa clef à la serrure. Le prêtre ouvrit le coffre ; il était plein d'or.
Le coffre était trop lourd pour que le prêtre l'emportât ; d'ailleurs, on l'eût vu, et il ne voulait pas être vu. Il commença donc à enfoncer ses mains dans l'or et à en bourrer ses poches, ses goussets, sa poitrine. Il avait peut-être déjà une vingtaine de mille francs sur lui, lorsque les soldats arrivèrent.
« Venez, venez, mes amis ! leur cria le prêtre, voilà de l'or, prenez-en à votre fantaisie ; quant à moi, mes biens ne sont pas de ce monde. »
Et il leur montra dédaigneusement le coffre, en faisant mine de se retirer.
Ce désintéressement si rare toucha les soldats jusqu'aux larmes.
« Eh bien, à la bonne heure ! dirent-ils, voilà un brave homme de prêtre. »
Et, comme une des plus grandes marques de tendresse que puisse donner, comme le plus grand honneur que puisse faire le soldat russe à l'homme qu'il aime ou qu'il admire est de le faire sauter entre ses bras, ils prirent le pope et le firent sauter jusqu'au plafond de la tente.
Mais alors, à leur grande stupéfaction, un phénomène s'opéra : le mouvement imprimé au prêtre fit jaillir de ses poches les trésors qui y étaient enfouis, et il tomba, sur les soldats qui le bernaient, une véritable pluie d'or.
D'abord, les soldats crurent à un miracle et ils redoublèrent d'activité ; mais, lorsqu'ils virent qu'à un moment donné le pope ne rendait plus, ils commencèrent à comprendre que le miracle n'était qu'une restitution.
Chardin, qui voyageait en Perse et au Caucase il y a près de deux cents ans, a trouvé, au XVIIème siècle, une Mingrélie qui ressemblait fort à la Mingrélie du XIXème.
Il raconte que, de son temps, un ambassadeur mingrélien, étant venu à Constantinople avec une suite de deux cents esclaves et faisant grande figure dans la capitale de la Turquie, vendait sa suite au fur et à mesure de ses besoins, si bien que, lorsqu'il partit, il lui restait à peine trois ou quatre domestiques pour le servir.
Chardin ajoute qu'un jour, ayant avisé chez un marchand de jouets d'enfants une petite trompette, et en ayant probablement trouvé le son agréable ou original, le même ambassadeur mingrélien l'acheta et en joua, tout en marchant, depuis le bazar jusque chez lui.
Le chevalier Gamba, dont la soeur existe encore et possède de grands biens en Mingrélie, faisait à rebours, en 1817 et 1818, au Caucase, le même voyage que je viens d'y faire en 1858 et 1859, c'est-à-dire qu'il allait de Poti à Bakou et de Bakou à Kislar, tandis que, moi, je suis venu de Kislar à Bakou et de Bakou à Poti. Il raconte qu'un prince du Gouriel, émerveillé d'une représentation donnée par des saltimbanques allemands, et à laquelle il avait assisté, leur avait fait concession d'une centaine d'arpents de terre et d'une douzaine d'esclaves, à la condition que, trois fois par semaine, ils viendraient faire leurs exercices à sa cour, et qu'ils enseigneraient à ceux de ses esclaves qui auraient des dispositions pour cet exercice à danser sur la corde.
Maintenant, où en étais-je resté lorsque je me suis laissé entraîner à tout ce bavardage ?
Je m'en souviens : nous venions de rencontrer notre cher prince rose, devenu le prince tigré.

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