Le Caucase Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre LXI
L'hôtel Akob

Le prince, arrivé de la veille à Poti, était déjà installé. Il avait trouvé une chambre chez un boucher-épicier – je ne vous dirai pas dans quelle rue, il n'y a pas encore de rues à Poti – dont la baraque en bois s'élevait à une centaine de pas des bords du Phase. On la voyait de l'endroit où nous étions. Le boucher-épicier avait encore une chambre vacante ; elle serait pour moi seul, qui avais besoin de travailler ; le prince partagerait la sienne avec Moynet.
Grégory coucherait où il pourrait ; il était du pays : tant pis pour lui ! pourquoi en était-il ?
Sur ces entrefaites, un jeune et beau garçon boucher qui guettait de sa porte les voyageurs, comme une araignée guette les mouches du coin de sa toile, nous ayant vus débarquer et causer avec le prince, était venu, son bonnet pointu à la main, joindre ses instances à celles du prince.
J'insistais beaucoup pour que Grégory fît son prix avant que nous nous installassions chez le beau boucher ; je ne crains rien tant que les baraques : non seulement on y est naturellement plus mal que dans un bon hôtel, mais, en général, on y paye plus cher.
Grégory répondit que c'était une précaution inutile, et qu'un Géorgien était incapable d'abuser de notre position. C'était son second mouvement de paresse depuis Maranne : il devait nous réussir encore plus mal que le premier.
Il est vrai que nos scopsis, pressés de s'en retourner, nous pressaient de choisir un endroit où déposer nos caisses. Ce n'était pas une petite affaire que nos caisses : nous en avions treize.
Nous nous acheminâmes donc, le prince Salomon Ingheradzé en tête, vers notre future demeure. Je remarquai que, quand je continuais de l'appeler prince, Grégory l'appelait déjà Salomon tout court. Je voyais sans cesse cette familiarité entre inférieurs et supérieurs, et m'en étonnais toujours.
Nous allâmes marchant avec la plus grande précaution, exécutant des cercles comme un cheval qui court à la plate-longe, passant sur des planches jetées en travers de ruisseaux pleins d'eau, faisant enfin par nos zigzags près d'un quart de lieue pour franchir un espace de cent pas à vol d'oiseau. Des cochons grouillaient de tous les côtés dans cette mare immense.
Poti est le paradis terrestre des cochons.
A chaque pas, on était obligé d'en écarter un du pied ou du fouet. Le cochon s'écartait en grognant ; il semblait dire :
« Que viens-tu faire ici ? Tu vois bien que je suis chez moi. »
En effet, il y était, chez lui, et jusqu'aux oreilles même.
Nous arrivâmes enfin chez maître Akob, lisez Jacob ; il était assez juif pour que nous ne lui fassions pas du tort du J.
La maison mérite une description toute particulière. Si vous la reconnaissez à ma description, cher lecteur, et que, l'ayant reconnue, vous n'y entriez pas, je vous aurai rendu un service. Si vous y entrez, la connaissant, vous êtes plus qu'un imprudent, vous êtes un téméraire.
C'est une baraque en bois, à laquelle on arrive par quatre ou cinq marches ; au haut de ces marches se prolonge un balcon en sapin sans parapet : il y en aura probablement un, quelque jour, de toute la longueur de la façade.
Cette façade est trouée d'une porte et de deux fenêtres ; la porte fait le milieu des deux fenêtres.
En entrant par cette porte, on a :
Au premier plan, à gauche, le magasin d'épicerie ;
Au premier plan à droite, le cabaret ;
Puis, séparant le premier plan du second, un poteau auquel pendent des débris de viande ;
Au second plan, à droite, un tas de noix sèches montant du parquet jusqu'au plafond ;
Puis un corridor ;
Dans ce corridor, deux portes sans serrure, fermant avec des cordes et des clous.
Dans les chambres – dont le plancher à claire-voie donne sur un cloaque où les cochons de la maison et des maisons voisines se retirent la nuit – pour tout ameublement se trouvent un lit de camp, un poêle de fonte, une table boiteuse et deux tabourets de bois.
La chambre droite m'était, comme je l'ai dit, destinée.
Celle de gauche, déjà occupée par le prince, devait être partagée par lui avec Moynet.
Chacune de ces chambres valait dix kopeks par jour, grandement payée.
L'autre façade de la maison, ornée d'un balcon pareil à celui par lequel on entrait, donnait sur une sentine boueuse décorée du nom de cour.
Une poutre, posée longitudinalement au bas de cinq marches, conduisait, de ces cinq marches, comme un pont jeté sur un marais, à un hangar servant d'écurie et de cuisine, occupé par les chevaux des voyageurs et par un homme y établi à domicile, faisant fondre du matin au soir de la graisse de mouton, autrement dit du suif.
C'était là qu'il fallait demeurer, c'était là qu'il fallait vivre.
Je fis déposer nos treize colis dans l'arrière-boutique, compartiment des ballots, et je donnai seize roubles, prix convenu, à nos bateliers, plus deux roubles pour eux. Ils me soutinrent que nous étions convenus de prix à vingt-quatre roubles.
Par bonheur, le prince Ingheradzé était au courant du marché ; je l'appelai, il vint, me donna raison et chassa mes deux drôles. Ils s'en allèrent en pleurant. Vilaine race ! heureusement qu'elle ne se reproduit pas.
Je m'installai dans ma chambre, et, présumant, malgré la promesse faite d'un bateau pour le surlendemain, que j'en avais là pour une semaine au moins, je me préparai à avancer autant que je le pourrais mon Voyage au Caucase.
En conséquence, je tirai du nécessaire plume, encre et papier. Après quoi, par l'entremise de Grégory, je fis appeler le jeune Jacob, c'est-à-dire le beau boucher qui était venu nous faire ses offres de service. Il vint, le sourire sur les lèvres. Il faut lui rendre cette justice, il avait un sourire charmant.
Je lui demandai ce qu'il pouvait nous donner à dîner.
« Tout ce que vous voudrez », répondit-il.
Nous connaissions la phrase. Elle signifiait, à Poti, exactement la même chose que partout où nous l'avions entendue. C'est-à-dire qu'il n'y avait absolument rien dans la maison que les restes de viande pendus au poteau.
Ces restes de viande étaient bons à faire de la soupe aux chiens.
« En voulez-vous d'autre ? nous demanda Jacob fils.
- Certainement, j'en veux d'autre, répondis-je.
- Dans dix minutes, vous en aurez. »
En effet, cinq minutes après, j'entendis un certain mouvement dans la cour. Je regardai par la fenêtre : deux hommes traînaient par les cornes un bélier qui se défendait de son mieux.
J'étais dans le pays des béliers ; mais celui-là, par malheur, n'était pas le bélier Chrysomallon, – lisez Toison d'or, – quoiqu'il eût l'air, par la longueur de ses cornes et l'épaisseur de son poil, d'être son contemporain.
Malgré son grand âge, on l'égorgea, on le dépouilla, on le dépeça et l'on vint me chercher pour me dire de faire mon choix. C'était là l'autre viande promise par la maison Jacob et fils. Malgré ma répugnance à manger d'une bête que je venais de voir vivante, je choisis un filet et je dis à Grégory de préparer une broche en bois pour faire cuire le schislik.
Six heures du soir approchaient, et, depuis le matin, nous n'avions rien pris qu'un morceau de pain et deux ou trois verres de vin. J'allai moi-même à la cuisine, c'est-à-dire à l'écurie. Là, je trouvai mon marchand turc, mon homme à la poule et au tromblon. Il faisait son dîner ni plus ni moins qu'un simple mortel.
Je lui dis ce qu'on dit à un lecteur de journal dans un café, quand on désire lire à son tour le journal qu'il tient :
« Après vous, monsieur, le Constitutionnel ? »
Il me montra sa poule qui cuisait, comme pour me dire : « En voulez vous ? »
Je lui montrai mon mouton qui allait cuire, comme pour lui demander : « Le coeur vous en dit-il ? » Je le remerciai et il me remercia.
Dans dix minutes, le foyer serait libre, et je pourrais en disposer à mon tour.
Je rentrai dans la chambre de Moynet et trouvai notre prince rose dînant en tête-à-tête avec son nouker.
C'était curieux de les voir dîner.
Ils avaient entre eux deux un plat de schislik.
Pas d'assiettes, pas de couteau, pas de fourchettes.
Ils prenaient avec les doigts les morceaux qui leur convenaient, en mangeaient la viande, et remettaient les os et les tendons dans l'assiette.
Il vint un moment où la viande de tous les morceaux fut mangée.
Alors, ils repiquèrent sur les morceaux où restaient les tendons, s'inquiétant peu qui avait mangé la viande absente.
Au fur et à mesure que les tendons étaient rongés, ils rejetaient les os dans l'assiette. Enfin, ils en vinrent à sucer les os.
Le soir, le prince se coucha tout habillé, moins ses bottes ; son esclave entra et se mit à lui gratter les pieds.
Tout cela est barbare, me direz-vous.
Soit ; mais tout cela est primitif, tout cela a les hautes qualités de la barbarie. Le jour où la civilisation mettra la main sur ces hommes, elle passera en même temps le niveau sur leur tête. Ce jour-là, ils porteront des habits noirs, des cravates blanches et des chapeaux ronds. Ce jour-là, ils perdront la dorure de leurs armes et l'or de leur coeur.
Pendant que le prince s'endormait en se faisant gratter les pieds, je travaillais. Ma chambre, je l'ai dit, était chauffée par un poêle de fonte.
C'était un grave inconvénient.
Au moindre feu que j'y faisais, il rendait une chaleur tellement intense, que j'étais obligé de tout ouvrir.
Le froid entrait immédiatement par les portes et par les fenêtres, et j'étais gelé.
Mais il fallait choisir entre la gelée et l'asphyxie.
Je pris une de mes cuvettes de cuivre achetées à Kalsan, je l'emplis d'eau et la mis sur le poêle. Cette précaution rendit mon atmosphère plus respirable.
Enfin, je me couchai à mon tour.
Mais une chose me préoccupait en me couchant.
C'était le bruit que j'entendais sous mes pieds.
J'ai dit que la maison de maître Jacob, était bâtie pour ainsi dire sur des tréteaux.
J'avais donc sous mon plancher un grand espace vide. Ce plancher, je l'ai dit encore, était à claire-voie. Dans cet espace vide s'étaient réfugiés tous les porcs des environs. Ils y célébraient une noce.
A peine fus-je couché, que le tapage, auquel, tant que je travaillais, ma préoccupation d'esprit m'avait empêché de prêter une trop grande attention, devint insupportable.
C'étaient des grognements, des grouinements, des cris de fausset, des mouvements inattendus et saccadés, qui ne s'interrompaient que pour recommencer avec plus de fureur.
J'enrageais de colère, j'étais brisé de fatigue, et je ne pouvais pas dormir.
Enfin, une idée lumineuse me traversa le cerveau.
J'avais de l'eau sur mon poêle : la chaleur du poêle l'avait chauffée à quatre vingts degrés, mon plancher était à claire-voie.
Je me levai, je pris ma cuvette de cuivre, j'avisai l'endroit où se tenaient les époux, et, à travers une des fentes du plancher, je leur versai une douche d'eau bouillante.
Ils jetèrent des cris féroces et s'enfuirent dans la cour.
Le reste des convives les suivit.
Tout rentra donc dans le repos, ou à peu près, et je m'endormis.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente