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Chapitre XXVII
Le tombeau de Virgile

Pour faire diversion à nos promenades dans Naples, nous résolûmes, Jadin et moi, de tenter quelques excursions dans ses environs. Des fenêtres de notre hôtel nous apercevions le tombeau de Virgile et la grotte de Pouzzoles. Au-delà de cette grotte, que Sénèque appelle une longue prison, était le monde inconnu des féeries antiques ; l'Averne, l'Achéron, le Styx ; puis, s'il faut en croire Properce, Baïa, la cité de perdition, la ville luxurieuse, qui, plus sûrement et plus vite que toute autre ville, conduisait aux sombres et infernaux royaumes.
Nous prîmes en main notre Virgile, notre Suétone et notre Tacite ; nous montâmes dans notre corricolo, et comme notre cocher nous demandait où il devait nous conduire, nous lui répondîmes tranquillement : Aux enfers. Notre cocher partit au galop.
C'est à l'entrée de la grotte de Pouzzoles qu'est situé le tombeau présumé de Virgile.
On monte au tombeau du poète par un sentier tout couvert de ronces et d'épines : c'est une ruine pittoresque que surmonte un chêne vert, dont les racines l'enveloppent comme les serres d'un aigle. Autrefois, disait-on, à la place de ce chêne était un laurier gigantesque qui y avait poussé tout seul. A la mort du Dante, le laurier mourut, Pétrarque en planta un second qui vécut jusqu'à Sannazar. Puis enfin Casimir Delavigne en planta un troisième qui ne reprit même pas de bouture... Ce n'était pas la faute de l'auteur des Messéniennes, la terre était épuisée.
On descend au tombeau par un escalier à demi-ruiné, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes ; puis on arrive à la porte columbarium, on en franchit le seuil et l'on se trouve dans le sanctuaire.
L'urne qui contenait les cendres de Virgile y resta, assure-t-on, jusqu'au quatorzième siècle. Un jour on l'enleva sous prétexte de la mettre en sûreté : depuis ce jour elle n'a plus reparu.
Après un instant d'exploration intérieure, Jadin sortit pour faire un croquis du monument et me laissa seul dans le tombeau. Alors mes regards se reportèrent naturellement en arrière, et j'essayai de me faire une idée bien précise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait.
Virgile était né à Andes, près de Mantoue, le 15 octobre de l'an 70 avant Jésus-Christ, c'est-à-dire lorsque César avait trentre ans ; et il était mort à Brindes, en Calabre, le 22 septembre de l'an 19, c'est-à-dire lorsque Auguste en avait quarante-trois.
Il avait connu Cicéron, Caton d'Utique, Pompée, Brutus, Cassins, Antoine et Lépide ; il était l'ami de Mécène, de Salluste, de Cornélius Nepos, de Catulle et d'Horace. Il fut le maître de Properce, d'Ovide et de Tibulle, qui naquirent tous trois comme il finissait ses Géorgiques.
Il avait vu tout ce qui s'était passé dans cette période, c'est-à-dire les plus grands événements du monde antique ; la chute de Pompée, la mort de César, l'avènement d'Octave, la rupture du triumvirat ; il avait vu Caton déchirant ses entrailles, il avait vu Brutus se jetant sur son épée, il avait vu Pharsale, il avait vu Philippes, il devait voir Actium.
Beaucoup ont comparé ce siècle à notre dix-septième siècle : rien n'y ressemblait moins cependant : Auguste avait bien plus de Louis-Philippe que de Louis XIV. Louis XIV était un grand roi, Auguste fut un grand politique.
Aussi le siècle de Louis XIV ne comprend-il réellement que la première moitié de sa vie. Le siècle d'Auguste commence après Actium, et s'étend sur toute la dernière partie de son existence.
Louis XIV, après avoir été le maître du monde, meurt battu par ses rivaux, méprisé par ses courtisans, honni par son peuple, laissant la France pauvre, plaintive et menacée, et redevenu un peu moins qu'un homme, après s'être cru un peu plus qu'un dieu.
Auguste, au contraire, commence par les luttes intérieures, les proscriptions et les guerres civiles ; puis, Lépide mort, Brutus mort, Antoine mort, il ferme le temple de Janus, qui n'avait pas été fermé depuis deux cent six ans, et meurt presqu'à l'âge de Louis XIV, c'est vrai, mais laissant Rome riche, tranquille et heureuse ; laissant l'empire plus grand qu'il ne l'avait pris des mains de César, ne quittant la terre que pour monter au ciel, ne cessant d'être homme que pour passer dieu.
Il y a loin de Louis XIV descendant de Versailles à Saint-Denis au milieu des sifflets de la populace, à Auguste montant à l'Olympe par la voie Appia au milieu des acclamations de la multitude.
On connaît Louis XIV, dédaigneux avec sa noblesse, hautain avec ses ministres, égoïste avec ses maîtresses : dilapidant l'argent de la France en fêtes dont il est le héros, en carrousels dont il est le vainqueur, en spectacles dont il est le dieu ; toujours roi pour sa famille comme pour son peuple, pour ses courtisans en prose comme pour ses flatteurs en vers ; n'accordant une pension à Corneille que parce que Boileau parle de lui abandonner la sienne ; éloignant Racine de lui parce qu'il a eu le malheur de prononcer le nom de son prédécesseur, Scarron ; se félicitant de la blessure de madame la duchesse de Bourgogne, qui donnera plus de régularité désormais à ses voyages de Marly ; sifflotant un air d'opéra près du cercueil de son frère, et voyant passer devant lui le cadavre de ses trois fils sans s'informer qui les a empoisonnés, de peur de découvrir les véritables coupables dans sa maîtresse ou dans ses bâtards.
En quoi ressemble à cela, je vous le demande, l'écolier qui vient d'Apollonie pour recueillir l'héritage de César ?
Voulez-vous voir Octave, ou Thurinus comme on l'appelait alors ? puis nous passerons à César, et de César à Auguste, et vous verrez si ce triple et cependant unique personnage a un seul trait de l'amant de mademoiselle de la Vallière, de l'amant de madame de Montespan, et de l'amant de madame de Maintenon, qui lui aussi est un seul et même personnage.
César vient de tomber au Capitole ; Brutus et Cassius viennent d'être chassés de Rome par le peuple, qui les a portés la veille en triomphe ; Antoine vient de lire le testament de César qui intitule Octave son héritier. Le monde tout entier attend Octave.
C'est alors que Rome voit entrer dans ses murs un jeune homme de vingt et un ans à peine, né sous le consulat de Cicéron et d'Antoine, le 22 septembre de l'an 689 de la fondation de Rome, c'est-à-dire soixante-deux ans avant Jésus-Christ, qui naîtra sous son règne.
Octave n'avait aucun des signes extérieurs de l'homme réservé aux grandes choses ; c'était un enfant que sa petite taille faisait paraître encore plus jeune qu'il n'était réellement ; car, au dire même de l'affranchi Julius Maratus, quoiqu'il essayât de se grandir à l'aide des épaisses semelles de ses sandales, Octave n'avait que cinq pieds deux pouces : il est vrai que c'était la taille qu'avait eue Alexandre et celle que devait avoir Napoléon. Mais Octave ne possédait ni la force physique du vainqueur de Bucéphale, ni le regard d'aigle du héros d'Austerlitz ; il avait au contraire le teint pale, les cheveux blonds et bouclés, les yeux clairs et brillants, les sourcils joints, le nez saillant d'en haut et effilé par le bas, les lèvres minces, les dents écartées, petites et rudes, et la physionomie si douce et si charmante, qu'un jour qu'il passera les Alpes, l'expression de cette physionomie retiendra un Gaulois qui avait formé le projet de le jeter dans un précipice. Quant à sa mise, elle est des plus simples : au milieu de cette jeunesse romaine qui se farde, qui met des mouches, qui grasseye, qui se dandine ; parmi ces beaux et ces trossuli, ces modèles de l'élégance de l'époque, qu'on reconnaît à leur chevelure parfumée de baume, partagée par une raie, et que le fer du barbier roule deux fois par jour en longs anneaux de chaque côté de leurs tempes ; à leurs barbes rasées avec soin, de manière à ne laisser aux uns que des moustaches, aux autres qu'un collier ; à leurs tuniques transparentes ou pourprées, dont les manches démesurées couvriraient leurs mains tout entières s'ils n'avaient le soin d'élever leurs mains pour que ces manches, en se retroussant, laissent voir leurs bras polis à la pierre ponce et leurs doigts couverts de bagues ; Octave se fait remarquer par sa toge de toile, par son laticlave de laine, et par le simple anneau qu'il porte au premier doigt de la main gauche, et dont le chaton représente un sphinx. Aussi toute cette jeunesse, qui ne comprend rien à cette excentricité qui donne à l'héritier de César un air plébéien, nie-t-elle qu'il soit, comme on l'assure, de sang aristocratique, et prétend-elle que son père Cn.Octavius était un simple diviseur de tribu ou tout au plus un riche banquier. D'autres vont plus loin, et assurent que son grand-père était meunier, et qu'il ne porte cette simple toge blanche que pour qu'on y voie pas les traces de la farine : Materna tibi farina, dit Suétone ; et Suétone, comme on le sait, est le Tallemant des Réaux de l'époque.
Et cependant les dieux ont prédit de grandes choses à cet enfant ; mais ces grandes choses, au lieu de les raconter, de les redire, de s'en faire un titre, sinon à l'amour, du moins à la superstition de ses concitoyens, il les renferme en lui-même et les garde dans le sanctuaire de ses espérances. Des présages ont accompagné et suivi sa naissance, et Octave croit aux présages, aux songes et aux augures. Autrefois, les murs de Velletri furent frappés de la foudre, et un oracle a prédit qu'un citoyen de cette ville donnerait un jour des lois au monde. En outre, un autre bruit s'est répandu, qu'Asclépiades et Mendès consigneront plus tard dans leur livre sur les choses divines : c'est qu'Atia, mère d'Octave, s'étant endormie dans le temple d'Apollon, fut réveillée comme par des embrassements, et s'aperçut avec effroi qu'un serpent s'était glissé dans sa poitrine et l'enveloppait de ses replis ; dix mois après elle accoucha. Ce n'est pas tout : le jour de son accouchement, son mari, retenu chez lui par cet événement, ayant différé de se rendre au sénat, où l'on s'occupait de la conjuration de Catilina, et ayant expliqué en y arrivant la cause de son retard, Publius Nigidius, augure très renommé pour la certitude de ses prédilections, se fit dire l'heure précise de la naissance d'Octave, et déclara que, si sa science ne le trompait pas, ce maître du monde promis par le vieil oracle de Velletri venait enfin de naître.
Voilà les signes qui avaient précédé la naissance d'Octave. Voici ceux qui l'avaient suivie :
Un jour que l'enfant prédestiné, alors âgé de quatre ans, dînait dans un bois, un aigle s'élança de la cime d'un roc où il était perché et lui enleva le pain qu'il tenait à la main, remonta dans le ciel, puis, un instant après, rapporta au jeune Octave le pain tout mouillé de l'eau des nuages.
Enfin, deux ans après, Cicéron, accompagnant César au Capitole, racontait, tout en marchant, à un de ses amis, qu'il avait vu en songe, la nuit précédente, un enfant au regard limpide, à la figure douce, aux cheveux bouclés, lequel descendait du ciel à l'aide d'une chaîne d'or et s'arrêtait à la porte du Capitole, où Jupiter l'armait d'un fouet. Au moment où il racontait ce songe, il aperçut le jeune Octave et s'écria que c'était là le même enfant qu'il avait vu la nuit précédente.
Il y avait là, comme on le voit, plus de promesses qu'il n'en fallait pour tourner une jeune tête ; mais Octave était de ces hommes qui n'ont jamais été jeunes et à qui la tête ne tourne pas. C'était un esprit calme, réfléchi, rusé, incertain et habile, ne se laissant point emporter aux premiers mouvements de sa tête ou de son coeur, mais les soumettant incessamment à l'analyse de son intérêt et aux calculs de son ambition. Dans aucun des partis qui s'étaient succédé depuis cinq ans qu'il avait revêtu la robe virile, il n'avait adopté de couleur : ce qui était une excellente position, attendu que, quelque parti qu'il adoptât, son avenir n'avait point à rompre avec son passé. Plus heureux donc que Henri IV en 1593 et que Louis-Philippe en 1830, il n'avait point d'engagements pris et se trouvait à peu près dans la situation, moins la gloire passée, ce qui était encore une chance de plus pour lui, où se trouva Bonaparte au 18 brumaire.
Comme alors, il y avait deux partis, mais deux partis qui, quoique portant les mêmes noms, n'avaient aucune analogie avec ceux qui existaient en France en 99 ; car, à cette époque, le parti républicain, représenté par Brutus, était le parti aristocratique ; et le parti royaliste, représenté par Antoine, était le parti populaire.
C'était donc entre ces deux hommes qu'il fallait qu'Octave se fit jour en créant un troisième parti, servons-nous d'un mot moderne, un parti juste milieu.
Un mot sur Brutus et sur Antoine.
Brutus a trente-trois ou trente-quatre ans ; il est d'une taille ordinaire, il a les cheveux courts, la barbe coupée à la longueur d'un demi-pouce, le regard calme et fier, et un seul pli creusé par la pensée au milieu du front : du moins, c'est ainsi que le représentent les médailles qu'il a fait frapper en Grèce avec le titre d'imperator ; entendez-vous ? Brutus imperator, c'est-à- dire Brutus, général. Ne prenez donc jamais le mot imperator que dans ce sens, et non dans celui que lui ont donné depuis Charlemagne et Napoléon.
Continuons.
Il descend, par son père, de ce Junius Brutus qui condamna ses deux fils à mort, et dont la statue est au Capitole au milieu de celle des rois qu'il a chassés ; et, par sa mère, de ce Servilius Ahala qui, étant général de la cavalerie sous Quintus Cincinnatus, tua de sa propre main Spurius Mélius qui aspirait à la royauté. Son père, mari de Servilie, fut tué par ordre de Pompée, pendant les guerres de Marius et de Sylla ; et il est neveu de ce même Caton qui s'est déchiré les entrailles à Utique. Un bruit populaire le dit fils de César, qui aurait séduit sa mère avec une perle valant six millions de sesterces, c'est-à-dire douze cent mille francs à peu près. Mais on a tant prêté de bonnes fortunes à César, qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on en dit. Jeune, Brutus a étudié la philosophie en Grèce ; il appartient à la secte platonicienne, et il a puisé à Athènes et à Corinthe ces idées de liberté aristocratique qui formaient la base gouvernementale des petites républiques grecques. Officier en Macédoine sous Pompée, il s'est fait remarquer à Pharsale par son grand courage. Gouverneur dans les Gaules pour César, il s'est fait remarquer dans la province par sa sévère probité. C'est un de ces hommes qui n'agissent jamais sans conviction, mais qui, dès qu'ils ont une conviction, agissent toujours ; c'est une de ces âmes profondes et retirées où les dieux qui s'en vont trouvent un tabernacle ; c'est un de ces coeurs couverts d'un triple acier, comme dit Horace, qui tiennent la mort pour amie, et qui la voient venir en souriant. Le regard incessamment tourné vers les vertus des âges antiques, il ne voit pas les vices des jours présents ; il croit que le peuple est toujours un peuple de laboureurs ; il croit que le sénat est toujours une assemblée de rois. Son seul tort est d'être né après le brutal Marius, le galant Sylla et le voluptueux César, au lieu de naître au temps de Cincinnatus, des Gracques ou des premiers Scipions. Il a été coulé tout de bronze dans une époque où les statues sont de boue et d'or. Quand un pareil homme commet un crime, c'est son siècle qu'il faut accuser et non pas lui.
Au reste, Brutus vient de faire une grande faute : il a quitté Rome, oubliant que c'est sur le lieu même où l'on a commencé une révolution qu'il faut l'accomplir.
Quant à Antoine, c'est le contraste le plus complet que le ciel ait pu mettre en opposition avec la figure calme, froide et sévère que nous venons de dessiner.
Antoine a quarante-six ans, sa taille est haute, ses membres musculeux, sa barbe épaisse, son front large, son nez aquilin. Il prétend descendre d'Hercule ; et comme c'est le plus habile cavalier, le plus fort discobole, le plus rude lutteur qu'il y ait eu depuis Pompée, personne ne lui conteste cette généalogie, si fabuleuse qu'elle paraisse à quelques-uns. Enfant, sa grande beauté l'a fait remarquer de Curion, et il a passé avec lui les premières années de son adolescence dans la débauche et dans l'orgie. Avant de revêtir la robe virile, c'est-à-dire à seize ans à peu près, il avait déjà fait pour un million et demi de dettes ; mais ce qu'on lui reproche surtout, c'est le cynisme de son intempérance. Le lendemain des noces du mime Hippias, il s'est rendu à l'assemblée publique si gorgé de vin qu'il a été obligé de s'arrêter à l'angle d'une rue et de le rendre aux yeux de tous, quoique le mime Sergius, avec lequel il vit dans un commerce infâme, et qui a, dit-on, toute influence sur lui, essayât d'étendre son manteau entre lui et les passants. Après Sergius, sa compagnie la plus habituelle est la courtisane Cythéris, qu'il mène partout avec lui dans une litière, et à laquelle il fait un cortège aussi nombreux que celui de sa propre mère. Chaque fois qu'il part pour l'armée, c'est avec une suite d'histrions et de joueurs de flûte. Lorsqu'il s'arrête, il fait dresser ses tentes sur le bord des rivières ou sous l'ombre des forêts. S'il traverse une ville, c'est sur un char traîné par des lions qu'il conduit avec des rênes d'or. En temps de paix, il porte une tunique étroite et une cape grossière. En temps de guerre, il est couvert des plus riches armes qu'il a pu se procurer, pour attirer les coups les plus rudes et des plus braves ennemis. Car Antoine, avec la force physique, a reçu le courage brutal ; ce qui fait qu'il est un dieu pour le soldat, et une idole pour le peuple. Du reste, orateur habile dans le style asiatique, par un seul discours il a chassé Brutus et Cassius de Rome. Fastueux et plein d'inégalité, prétendant être le fils d'un dieu, et descendant parfois au niveau de la bête, Antoine croit imiter César en le singeant à la guerre et à la tribune. Mais entre Antoine et César il y a un abîme : Antoine n'a que des défauts, César avait des vices ; Antoine n'a que des qualités, César avait des vertus : Antoine, c'est la prose ; César c'est la poésie.
Mais pour le moment, tel qu'il est Antoine règne à Rome ; car il y a réaction pour César, et Antoine représente César : c'est lui qui continue le vainqueur des Gaules et de l'Egypte. Il vend les charges, il vend les places, il vend jusqu'aux trônes ; il vient, pour vingt mille francs, ce qui n'est pas cher comme on voit, de donner un diplôme de roi en Asie ; car Antoine a sans cesse besoin d'argent. Cependant il n'y a pas plus de quinze jours qu'il a forcé la veuve de César de lui remettre les vingt-deux millions laissés par César ; il est vrai que, des ides de mars au mois d'avril, Antoine a payé pour huit millions de dettes : mais comme on assure qu'il a pillé le trésor public, qui, au dire de Cicéron, contenait sept cents millions de sesterces, c'est-à- dire cent quarante millions de francs à peu près ; si grand dépensier que soit Antoine, comme il n'a payé aucun des legs de César, il doit bien lui rester encore une centaine de millions : et un homme du caractère d'Antoine, avec cent millions derrière lui, est un homme à craindre.
A propos, nous oublions une chose : Antoine était le mari de Fulvie.
Voilà donc celui contre lequel Octave aura d'abord à lutter.
Octave comprit que le sénat, tout en votant des remerciements à Antoine, détestait d'autant plus ce maître grossier qu'il lui obéissait plus lâchement. Octave se glissa tout doucement dans le sénat, appela Cicéron son père, demanda humblement et obtint sans conteste de porter le grand nom de César, seule portion de son héritage à laquelle, disait-il, il eût jamais aspiré ; paya tout doucement, et sur sa propre fortune, les legs que César avait laissés aux vétérans et qu'Antoine leur retenait ; joua le citoyen pur, le patriote désintéressé ; refusa les faisceaux qu'on lui offrait, et proposa tout bas, pour faire honneur à Antoine et pour lui donner l'occasion d'achever ce qu'il avait si bien commencé, d'envoyer Antoine chasser Décimus Brutus de la Gaule Cisalpine. Antoine, enchanté d'échapper aux criailleries des héritiers de César, part en promettant de ramener Décimus Brutus pieds et poings liés. A peine est-il parti que le sénat respire. Alors Octave voit que le moment est venu : il déclare qu'il croit Antoine l'ennemi de la république, met à la disposition du sénat une armée qu'il a achetée, sans que personne s'en doute, de ses propres deniers. Alors le sénat tout entier se lève contre Antoine. Cicéron embrasse Octave, il propose de le nommer chef de cette armée ; et comme cette proposition cause quelque étonnement : Ornandum tollendum, dit-il en se retournant vers les vieilles têtes du sénat. Mauvais calembour qu'entend Octave, et qui coûtera la vie à celui qui l'a fait. Mais Octave refuse ; il est faible de corps, ignorant en fait de guerre ; il veut deux collègues pour n'avoir aucune responsabilité à supporter ; et, sur sa demande, un décret du sénat lui adjoint les consuls Hirtius et Pansa.
Antoine a été envoyé pour combattre Décimus Brutus ; Octave est envoyé pour défendre Décimus Brutus contre Antoine.
C'était un conseil d'avocat : aussi venait-il de Cicéron. On perdait ainsi à la fois Antoine et Octave : Antoine, en mettant à jour toutes ses turpitudes ; Octave, en l'envoyant au secours d'un des meurtriers de son père.
Mais patience, Octave ne s'appelle plus Octave : un décret du sénat l'a autorisé à s'appeler César.
Laissons donc de côté l'enfant, voilà l'homme qui commence.
Les deux armées se rencontrent : Antoine est vaincu ; les deux consuls, Hirtius et Pansa, sont tués dans la mêlée, on ne sait par qui : seulement, comme une simple blessure pourrait n'être pas mortelle, et qu'il faut qu'ils meurent, ils ont été frappés tous deux par des glaives empoisonnés. César seul est sain et sauf : César est trop souffrant pour se battre, César est resté sous sa tente tandis que l'on se battait. C'est, au reste, ce qu'il fera à Philippes et à Actium : pendant toutes les victoires qu'il remportera il dormira ou sera malade.
N'importe ! Antoine est en fuite, les consuls sont morts et César est à la tête d'une armée.
Pendant ce temps, Cicéron à son tour règne à Rome ; il succède à Antoine comme Antoine a succédé à César. Le sénat a besoin d'être gouverné ; peu lui importe que ce soit par un grand politique, ou par un soldat grossier, ou par un habile avocat.
Le sénat croit que c'est le moment de mettre en pratique le jeu de mot de Cicéron : il n'a plus besoin de cet enfant. C'est ainsi que le sénat traite maintenant Octave, et il lui refuse le consulat.
Mais, comme nous l'avons dit, l'enfant s'est fait homme, Octave est devenu César. Attendez.
Au moment où Antoine traverse les Alpes en fuyant, et où Lépide, qui commande dans la Gaule, accourt au-devant de lui, un envoyé de César arrive, qui offre à Antoine l'amitié de César. Antoine accepte en réservant les droits de Lépide.
Le lieu fixé pour la conférence fut une petite île du Reno, située près de Bologne, ainsi que firent plus tard à Tilsitt Napoléon et Alexandre. Chacun y arriva de son côté : César par la rive droite, Antoine par la rive gauche. Trois cents hommes de garde furent laissés à chaque tête de pont. Lépide avait d'avance visité l'île. – En se joignant, Napoléon et Alexandre s'embrassèrent ; Antoine et César n'en étaient pas là. Antoine fouilla César, César fouilla Antoine, de peur que l'un ou l'autre n'eût une arme cachée. Robert Macaire et Bertrand n'auraient pas fait mieux.
Ce dut être une scène terrible que celle qui se passa entre ces trois hommes, lorsque, après s'être partagé le monde, chacun réclama le droit de faire périr ses ennemis. Chacun y mit du sien : Lépide céda la tête de son frère ; Antoine celle de son neveu. César refusa, ou fit semblant de refuser trois jours celle de Cicéron ; mais Antoine y tenait, Antoine menaçait de tout rompre si on ne la lui accordait. Antoine, brutal et entêté, était capable de le faire comme il le disait ; César ne voulut point se brouiller pour si peu ; la mort de Cicéron fut résolue. J'essaierais d'écrire cette scène si Shakespeare ne l'avait pas écrite.
Trois jours se passèrent pendant lesquels on chicana ainsi. Au bout de trois jours la liste des proscrits montait à deux mille trois cents noms : trois cents noms de sénateurs, deux mille noms de chevaliers.
Alors on rédigea une proclamation : Appien nous a laissé cette proclamation traduite en grec. Tous ces préparatifs hostiles, disaient les triumvirs, étaient dirigés contre Brutus et Cassius ; seulement les trois nouveaux alliés, en marchant contre les assassins de César, ne voulaient pas, disaient-ils, laisser d'ennemis derrière eux.
Puis on pensa à réunir encore Antoine et César par une alliance de sang. Les mariages ont de tout temps été la grande sanction des raccommodements politiques. Louis XIV épousa une infante d'Espagne ; Napoléon épousa Marie-Louise ; César épousa une belle-fille d'Antoine, déjà fiancée à un autre. Plus tard Antoine épousera une soeur d'Auguste ; il est vrai que ce double mariage n'empêchera pas la bataille d'Actium.
Pendant ce temps, le bruit de la réunion de César, d'Antoine et de Lépide se répand par toute l'Italie : Rome s'émeut, le sénat tremble ; Cicéron fait des discours auxquels le sénat applaudit, mais qui ne le rassurent pas. Les uns proposent de se défendre, les autres proposent de fuir ; Cicéron continue de parler sur les chances de la fuite et sur les chances de la défense, mais il ne se décide ni à fuir ni à se défendre ; pendant ce temps, les triumvirs entrent dans Rome.
Voyez Plutarque, in Cicerone.
Cicéron mourut mieux qu'on n'aurait dû s'y attendre de la part d'un homme qui avait passé sa vie à avocasser. Il vit qu'il ne pouvait gagner le bateau dans lequel il espérait s'embarquer : il fit arrêter sa litière, défendit à ses esclaves de le défendre, passa la tête par la portière, tendit la gorge et reçut le coup mortel.
C'était pour sa femme qu'Antoine avait demandé sa tête : on porta donc cette tête à Fulvie. Fulvie tira une épingle de ses cheveux et lui en perça la langue. Puis on alla clouer cette tête, au dessus de ses deux mains, à la tribune aux harangues.
Le lendemain, on apporta une autre tête à Antoine. Antoine la prit ; mais il eut beau la tourner et la retourner, il ne la reconnut point. – Cela ne me regarde pas, dit-il, portez cette tête à ma femme. En effet, c'était la tête d'un homme qui avait refusé de vendre sa maison à Fulvie. Fulvie fit clouer la tête à la porte de la maison.
Pendant huit jours on égorgea dans les rues et le sang coula dans les ruisseaux de Rome. Velléius Paterculus écrit à ce propos quatre lignes qui peignent effroyablement cette effroyable époque : « Il y eut, dit-il, beaucoup de dévouement chez les femmes, assez dans les affranchis, quelque peu dans les esclaves, mais aucun dans les fils. » Puis il ajoute, avec cette simplicité antique qui fait frémir : « Il est vrai que l'espoir d'hériter que chacun venait de concevoir, rendait l'attente difficile. »
Ce fut le septième ou le huitième jour de cette boucherie, que Mécène, voyant César acharné sur son siège de proscripteur, lui fit passer une feuille de ses tablettes avec ces trois mots écrits au crayon : « Lève-toi, bourreau ! »
César se leva, car il n'y mettait ni haine, ni acharnement ; il proscrivait parce qu'il croyait utile de proscrire. Lorsqu'il reçut le petit mot de Mécène, il fit un signe de tête et se leva, Mécène se fit honneur de la clémence de César. Mécène se trompait : César avait son compte, et l'impassible arithméticien ne demandait rien de plus.
Tournons les yeux vers Brutus et Cassius, et voyons ce qu'ils font.
Brutus et Cassius sont en Asie, où ils exigent d'un seul coup le tribut de dix années ; Brutus et Cassius sont à Tarse, qu'ils frappent d'une contribution de quinze cents tallens ; Brutus et Cassius sont à Rhodes, où ils font égorger cinquante des principaux citoyens, parce que ceux-ci refusent de payer une contribution impossible. C'est qu'il faut des millions à Brutus et à Cassius pour soutenir l'impopulaire parti qu'ils ont adopté, et pour retenir sous leurs aigles républicaines les vieilles légions royalistes de César.
Aussi les cris des peuples qu'il ruine deviennent-ils le remords incessant de Brutus. Ce remords c'est le mauvais génie qui apparaît dans ses nuits ; c'est le spectre qu'il a vu à Xanthe et qu'il reverra à Philippes.
Lisez dans Plutarque ou dans Shakespeare, comme il vous plaira, les derniers entretiens de Brutus et de Cassius. Voyez ces deux hommes se séparer un soir en se serrant la main avec un sourire grave, et en se disant que, vainqueurs ou vaincus, ils n'ont point à redouter leurs ennemis. C'est que César et Antoine sont là. C'est qu'on est à la veille de la bataille de Philippes. C'est que le spectre qui poursuit Brutus a reparu ou va reparaître.
En effet, le lendemain à la même heure, Cassius était mort, et deux jours après Brutus l'avait rejoint. Un esclave, affranchi, pour ce dernier service, avait tué Cassius : Brutus s'était jeté sur l'épée que lui tendait le rhéteur Straton.
On s'étonne de cette mort si précipitée de Brutus et de Cassius, et l'on oublie que tous deux avaient hâte d'en finir.
Les deux triumvirs avaient été fidèles à leur caractère. Nous disons les deux triumvirs, car de Lépide il n'en est déjà plus question. Antoine avait combattu comme un simple soldat. César, malade, était resté dans sa litière, disant qu'un dieu l'avait averti en songe de veiller sur lui.
Le combat fini, Lépide écarté, le partage du monde était à refaire. Antoine prit pour lui l'inépuisable orient ; César se contenta de l'occident épuisé.
Les deux vainqueurs se séparent : l'un, pour aller épuiser toutes les délices de la vie avec Cléopâtre ; l'autre, pour revenir lutter à Rome contre le sénat, qui commence enfin à le comprendre ; contre cent soixante-dix mille vétérans qui réclament chacun un lot de terre et vingt mille sesterces qu'il leur a promis ; contre le peuple, enfin, qui demande du pain, affamé qu'il est par Sextus Pompée, qui tient la mer de Sicile.
Laissez huit ans s'écouler, et les vétérans seront payés, ou du moins croiront l'être, et Sextus Pompée sera battu et fugitif, et les greniers publics regorgeront de farine et de blé.
Comment César avait-il accompli tout cela ? En rejetant les proscriptions sur le compte d'Antoine et de Lépide ; en refusant les triomphes qu'on lui avait offerts ; et ayant l'air de remplir les fonctions d'un simple préfet de police ; en parlant toujours au nom de la république, pour laquelle il agit, et qu'il va incessamment rétablir ; enfin, sur le désir des soldats, en donnant sa soeur Octavie à Antoine : Fulvie était morte dans un accès de colère.
Au reste, c'était un rude épouseur que cet Antoine, et il tenait à prouver que de tous côtés il descendait d'Hercule : il avait épousé Fulvie, il venait d'épouser Octavie, il allait épouser Minerve ; enfin il devait finir par épouser Cléopâtre.
Ce dernier mariage brouilla tout. Il y avait longtemps que César n'attendait qu'une occasion de se débarrasser de son rival ; cette occasion, Antoine venait de la lui fournir. Cléopâtre avait eu de César, ou de Sextus Pompée, on ne sait pas bien lequel des deux, un fils appelé Césarion. Antoine, en épousant Cléopâtre, avait reconnu Césarion pour fils de César, et lui avait promis la succession de son père, c'est-à-dire l'Italie ; tandis qu'il distribuait aux autres fils de Cléopâtre, Alexandre et Ptolémée, à Alexandre l'Arménie et le royaume des Parthes, qui, il est vrai, n'était pas encore conquis, et à Ptolémée la Phénicie, la Syrie et la Cilicie.
Rome et Octavie demandaient donc ensemble vengeance contre Antoine. La cause de César devenait la cause publique ; aussi jamais guerre plus populaire ne fut entreprise.
Puis tous ceux qui arrivaient d'orient racontaient d'étranges choses. Après s'être fait satrape, Antoine se faisait Dieu. On appelait Cléopâtre Isis, et Antoine Osiris. Antoine promettait à Cléopâtre de faire d'Alexandrie la capitale du monde quand il aurait conquis l'Occident ; en attendant, il faisait graver le chiffre de Cléopâtre sur le bouclier de ses soldats, et soulevait le ban et l'arrière-ban de ses dieux égyptiens contre les dieux du Tibre.

          Omnigenumque Deum monstra et latrator Anubis
          Contra Neptunum et Venerem contraque Minervam,

dit Virgile, qui n'avait pas mis là Minerve pour la seule mesure, mais aussi comme ayant sa propre injure à venger. Minerve était, on se le rappelle, une des quatre femmes d'Antoine ; il l'avait épousée à Athènes, et s'était fait payer par les Athéniens mille tallens pour sa dot, c'est-à-dire près de six millions de notre monnaie actuelle.
N'est-ce pas que c'était un étrange monde que ce monde ? Mais ne vous en étonnez pas trop, vous en verrez bien d'autres sous Néron.
C'était la troisième fois, dans un quart de siècle, que l'Orient et l'Occident allaient se rencontrer en Grèce, et jeter un nouveau nom de victoire et de défaite dans cette éternelle série d'actions et de réactions qui durait depuis la guerre de Troie.
Il régnait une profonde terreur à Rome : Rome ne comptait pas beaucoup sur César comme général : elle savait au contraire ce dont Antoine était capable une fois qu'il était armé ; puis Antoine menait avec lui cent mille hommes de pied, douze mille chevaux, cinq cents navires, quatre rois et une reine.
Il y avait bien encore cent vingt ou cent trente mille Juifs, Arabes, Perses, Egyptiens, Mèdes, Thraces et Paphlagoniens qui marchaient à la suite de l'armée ; mais, ceux-là, on ne les comptait pas, ils n'étaient pas soldats romains.
César avait à peu près cent mille hommes et deux cents vaisseaux. Ce n'était pas tout à fait en navires et en soldats la moitié des forces de son adversaire.
La fortune était pour Octave ; ou plutôt ici le destin change de nom et devient la Providence : il fallait réunir l'occident et l'orient dans une main puissante qui contraignît le monde de parler une seule langue, d'obéir à une seule loi, afin que le Christ en naissant le Christ allait naître trouvât l'univers prêt à écouter sa parole. Dieu donna la victoire à César.
On sait tous les détails de cette grande bataille ; comment Cléopâtre, la déesse du naturalisme oriental, s'enfuit tout à coup avec soixante vaisseaux, quoique aucun péril ne la menaçât ; comment Antoine la suivit, abandonnant son armée ; comment tous deux revinrent en Egypte pour mourir tous deux : Antoine se tue en se jetant sur son épée ; Cléopâtre, on ne sait trop de quelle façon : Plutarque croit que c'est en se faisant mordre par un aspic.
Cette fois, il n'y avait pas moyen d'échapper au triomphe : bon gré mal gré, il fallut que César se laissât faire. Le sénat vint en corps au devant de lui jusqu'aux portes de Rome ; mais, fidèle à son système, César n'accepta qu'une partie de ce que le sénat lui offrait ; à l'entendre, le seul prix qu'il demandait de sa victoire était qu'on le débarrassât du fardeau du gouvernement. Le sénat se jeta à ses pieds pour obtenir de lui qu'il renonçât à cette funeste résolution ; mais tout ce qu'il put obtenir fut que César resterait encore pendant dix ans chargé de mettre en ordre les affaires de la république. Il est vrai que César se montra moins récalcitrant pour le titre d'Auguste que le sénat lui offrit, et qu'il accepta sans trop se faire prier.
Auguste avait trente ans. Depuis neuf ans qu'il avait succédé à César, il avait fait bien du chemin, comme on voit, ou plutôt il en avait bien fait faire à la république.
C'est qu'aussi on était bien las à Rome des guerres intestines, des proscriptions civiles et des massacres de partis. A partir de Marius et de Sylla, et il y avait de cela à peu près soixante ans, on ne faisait guère autre chose à Rome que de tuer ou d'être tué, si bien que depuis un quart de siècle il fallait chercher avec beaucoup de soin et d'attention pour trouver un général, un consul, un tribun, un sénateur, un personnage notable enfin, qui fût mort tranquillement dans son lit.
Il y avait plus, c'est que tout le monde était ruiné. On supporte encore les massacres, la croix, la potence ; on ne supporte pas la misère. Les chevaliers avaient des places d'honneur au théâtre, mais ils n'osaient venir occuper ces places de peur d'y être arrêtés par leurs créanciers ; ils avaient quatorze bancs au cirque, et leurs quatorze bancs étaient déserts. Les provinces déclaraient ne plus pouvoir payer l'impôt : le peuple n'avait pas de pain. De l'océan Atlantique à l'Euphrate, du détroit de Gadès au Danube, cent trente millions d'hommes demandaient l'aumône à Auguste.
Qui donc, en pareilles circonstances, eût même eu l'idée de faire de l'opposition contre le vainqueur d'Antoine, qui était le seul riche et qui pouvait seul enrichir les autres.
Auguste fit trois parts de ses immenses richesses, que venait de quadrupler le trésor des Ptolémées : la première pour les dieux, la seconde pour l'aristocratie, la troisième pour le peuple.
Jupiter Capitolin eut seize mille livres d'or ; c'étaient treize mille livres de plus que ne lui en avait volé César ; et de plus, pour dix millions de notre monnaie actuelle de pierres et de pierreries.
Apollon eut six trépieds d'argent fondus à neuf, et dont le métal fut fourni par les propres statues d'Auguste.
Enfin, comme les villes envoyaient de tous côtés des couronnes d'or au vainqueur, le vainqueur les répartit entre les autres dieux.
Les dieux furent contents.
Auguste alors s'occupa de l'aristocratie.
Les legs de César furent entièrement payés. Tout ce qui avait un nom, ou tout ce qui s'en était fait un, reçut des secours ; l'aristocratie tout entière devint la pensionnaire d'Auguste.
L'aristocratie fut satisfaite.
Restait le peuple.
Les prédécesseurs d'Auguste lui avaient donné des jeux, Auguste lui donna du pain. Le blé arriva en larges convois de la mer Noire, de l'Egypte et de la Sicile ; en moins de trois mois un bien-être sensible se répandit jusque dans les derniers rangs de la population.
Le peuple cria vive Auguste.
Alors, comme il lui restait encore près de deux milliards, il lança dans la circulation cette masse énorme d'argent : l'intérêt était à 12 pour 100 il descendit à 4 ; les terres étaient à vil prix, elles triplèrent et quadruplèrent de valeur.
Puis il s'en revint dans sa petite maison du mont Palatin, maison toute de pierres, maison sans marbres, sans peintures, sans pavés de mosaïque ; maison qu'il habitait été comme hiver, et qui ne renfermait qu'une seule chose de prix, la statuette d'or de la Fortune de l'empire.
Il est vrai que cette maison ayant été brûlée dix-huit ans après, c'est-à-dire vers l'an 748 de Rome, Auguste la rebâtit plus commode, plus élégante et plus belle.
C'est là qu'Auguste vécut encore quarante-six ans, suppliant sans cesse le peuple de lui retirer le fardeau du gouvernement, et sans cesse forcé par lui d'accepter de nouveaux honneurs. Ayant beau dire qu'il n'était qu'un simple citoyen comme les autres, ayant beau répéter que ses noms étaient Caïus Julius César Octavianus et qu'il ne voulait être appelé d'aucun autre nom, il lui fallut se résigner à être prince, grand pontife, consul et régulateur des moeurs à perpétuité. On avait voulu le nommer tribun, mais il avait fait observer qu'en sa qualité de praticien il ne pouvait accepter cette charge. Alors, au lieu du tribunat, il avait reçu la puissance tribunitienne. C'était bien peut-être jouer un peu sur les mots, mais il y avait de l'avocat dans Auguste, et c'était par ce côté-là très probablement que Salluste était devenu si fort son ami.
De cette façon, tout le monde était content à Rome. Les césariens avaient un roi, ou du moins quelque chose qui leur en tenait lieu. Les républicains entendaient sans cesse parler de la république, et d'ailleurs le S.P.Q.R. était partout, sur les enseignes, sur les faisceaux, sur la maison même du prince. Enfin les poètes, les peintres, les artistes avaient Mécène, à qui Auguste avait transmis ses pleins pouvoirs, et qui se chargeait de leur assurer cette aurea mediocritas tant vantée par Horace.
Au milieu de tous ces honneurs, Auguste restait toujours le même : travaillant six heures par jour, mangeant du pain bis, des figues et des petits poissons ; jouant aux noix avec les polissons de Rome, et allant, vêtu des habits filés par sa femme ou par ses filles, rendre témoignage pour un vieux soldat d'Actium.
Nous avons dit que sa maison du mont Palatin brûla vers l'an 748. A peine cet accident fut-il connu, que les vétérans, les décuries, les tribus souscrivirent pour une somme considérable, car ils voulaient que cette maison, rebâtie aux frais publics, attestât de l'amour public pour l'empereur. Auguste fit venir les uns après les autres tous les souscripteurs, et, pour ne pas dire qu'il refusait leur offrande, prit à chacun d'eux un denier.
Puis, après le tour des dieux, de l'aristocratie, du peuple, du trésor, vint le tour de Rome. La ville républicaine était sale, étroite et sombre ; le forum antiquum était devenu trop petit pour la population toujours croissante de la reine du monde, le forum de César était encombré aux jours de fêtes ; Auguste fit bâtir un troisième forum entre le Capitolain et le Viminal, un temple de Jupiter tonnant au Capitole, un temple à Apollon sur le mont Palatin, le théâtre de Marcellus au Champ-de-Mars, enfin les portiques de Livie et d'Octavie, et la basilique de Lucius et de Caïus. Ce n'est pas tout, en même temps que les obélisques égyptiens s'élevaient sur les places, que des routes magnifiques, partant de la meta sudans, s'élançaient vers tous les points du monde comme les rayons d'une étoile, que soixante-sept lieues d'aqueducs et de canaux amenaient par jour à Rome deux millions trois cent dix-neuf mille mètres cubes d'eau, qu'Agrippa, tout en construisant son Panthéon, distribuait en cinq cents fontaines, en cent soixante-dix bassins et en cent trente châteaux d'eau, Balbus bâtissait un théâtre, Philippe des musées, et Pollion un sanctuaire à la Liberté.
Aussi, en présidant à ces immenses travaux, Auguste se sentait-il pris de ces rares mouvements d'orgueil auxquels il permettait de se produire au grand jour.
- Voyez cette Rome, disait-il, je l'ai prise de brique, je la rendrai de marbre.
Auguste eut une de ces longues existences comme le ciel en garde aux fondateurs de monarchies. Il avait soixante-seize ans, lorsqu'un jour il naviguait entre les îles jetées au milieu du golfe de Naples comme des corbeilles de fleurs et de verdure, il fut pris d'une douleur assez forte pour désirer relâcher au port le plus prochain. Cependant il eut le temps d'arriver jusqu'à Nole ; là il se sentit si mal qu'il s'alita. Mais, loin de déplorer la perte d'une existence si bien remplie, Auguste se prépara à la mort comme à une fête ; il prit un miroir, se fit friser les cheveux, se mit du rouge ; puis, comme un acteur qui quitte la scène et qui, avant de passer derrière la coulisse, demande un dernier compliment au parterre :
- Messieurs, dit-il en se tournant vers les amis qui entouraient sa couche, répondez franchement, ai-je bien joué la farce de la vie ?
Il n'y eut qu'une voix parmi les spectateurs.
- Oui, répondirent-ils tous ensemble ; oui, certes, parfaitement bien.
- En ce cas, reprit Auguste, battez des mains en preuve que vous êtes contents.
Les spectateurs applaudirent, et, au bruit de leurs applaudissements, Auguste se laissa aller doucement sur son oreiller.
Le comédien couronné était mort.
Voilà l'homme qui protégea vingt ans Virgile ; voilà le prince à la table duquel il s'assit une fois par semaine avec Horace, Mécène, Salluste, Pollion et Agrippa ; voilà le dieu qui lui fit ce doux repos vanté par Tityre, et en reconnaissance duquel l'amant d'Amaryllis promet de faire couler incessamment le sang de ses agneaux.
En effet, le talent doux, gracieux et mélancolique du cygne de Mantoue devait plaire essentiellement au collègue d'Antoine et de Lépide. Robespierre, cet autre Octave d'un autre temps, ce proscripteur en perruque poudrée à la maréchale, en gilet de basin et en habit bleu-barbeau, à qui heureusement ou malheureusement la question n'est pas encore jugée on n'a point laissé le temps de se montrer sous sa double face, adorait les Lettres à Emilie sur la mythologie, les Poésies du cardinal de Bernis et les Gaillardises du chevalier de Boufflers ; les Iambes de Barbier lui eussent donné des syncopes, et les drames d'Hugo des attaques de nerfs.
C'est que, quoi qu'on en ait dit, la littérature n'est jamais l'expression de l'époque, mais tout au contraire, et si l'on peut se servir de ce mot, sa palinodie. Au milieu des grandes débauches de la régence et de Louis XV, qu'applaudit-on au théâtre ? Les petits drames musqués de Marivaux. Au milieu des sanglantes orgies de la révolution, quels sont les poètes à la mode ? Colin d'Harleville, Demoustier, Fabre-d'Eglantine, Legouvé et le chevalier de Bertin. Pendant cette grande ère napoléonienne, quelles sont les étoiles qui scintillent au ciel impérial ? M. de Fontanes, Picard, Andrieux, Baour-Lormian, Luce de Lancival, Parny. Chateaubriand passe pour un rêveur, et Lemercier pour un fou ; on raille le Génie du christianisme, on siffle Pinto.
C'est que l'homme est fait pour deux existences simultanées, l'une positive et matérielle, l'autre intellectuelle et idéale. Quand sa vie matérielle est calme, sa vie idéale a besoin d'agitation ; quand sa vie positive est agitée, sa vie intellectuelle a besoin de repos. Si toute la journée on a vu passer les charrettes des proscripteurs, que ces proscripteurs s'appellent Sylla ou Cromwell, Octave ou Robespierre, on a besoin le soir de sensations douces qui fassent oublier les émotions terribles de la matinée. C'est le flacon parfumé que les femmes romaines respiraient en sortant du cirque ; c'est la couronne de roses que Néron se faisait apporter après avoir vu brûler Rome. Si, au contraire, la journée s'est passée dans une longue paix, il faut à notre coeur, qui craint de s'engourdir dans une languissante tranquillité, des émotions factices pour remplacer les émotions réelles, des douleurs imaginaires pour tenir lieu des souffrances positives. Ainsi, après cette suprême bataille de Philippes, où le génie républicain vient de succomber sous le géant impérial ; après cette lutte d'Hercule et d'Antée qui a ébranlé le monde, que fait Virgile ? Il polit sa première églogue. Quelle grande pensée le poursuit dans ce grand bouleversement ? Celle de pauvres bergers qui, ne pouvant payer les contributions successivement imposées par Brutus et par César, sont obligés de quitter leurs doux champs et leur belle patrie :

          Nos patriae fines et dulcia linquimus arva ;
          Nos patriam fugimus.

de pauvres colons qui émigrent, les uns chez l'Africain brûlé, les autres dans la froide Scythie.

          
At nos hinc alii sitientes ibimus Afros ;
          Pars Scythiam...

celles de pauvres pasteurs enfin, pleurant, non pas la liberté perdue, non pas les lares d'argile faisant place aux pénates d'or, non pas la sainte pudeur républicaine se voilant le front à la vue des futures débauches impériales dont César a donné le prospectus ; mais qui regrettent de ne plus chanter, couchés dans un antre vert, en regardant leurs chèvres vagabondes brouter le cytise fleuri et l'amer feuillage du saule.

          ... Viridi projectus in antro,
          Carmina nulla canam ; non, me pascente, capellae,
          Florentem cytisum et salices carpetis amaras.

Mais peut-être est-ce une préoccupation du poète, peut-être cette imagination qu'on a appelée la Folle du logis, et qu'on devrait bien plutôt nommer la Maîtresse de la maison, était-elle momentanément tournée aux douleurs champêtres et aux plaintes bucoliques ; peut-être les grands événements qui vont se succéder vont-ils arracher le poète à ses préoccupations bocagères. Voici venir Actium ; voici l'orient qui se soulève une fois encore contre l'occident ; voici le naturalisme et le spiritualisme aux prises ; voici le jour enfin qui décidera entre le polythéisme et le christianisme ; que fait Virgile, que fait l'ami du vainqueur, que fait le prince des poètes latins ? Il chante le pasteur Aristée, il chante des abeilles perdues, il chante une mère consolant son fils de ce que ses ruches sont désertes, et n'ayant rien de plus à demander à Apollon, comment avec le sang d'un taureau on peut faire de nouveaux essaims.
Et que l'on ne croie pas que nous cotons au hasard et que nous prenons une époque pour une autre, car Virgile, comme s'il craignait qu'on ne l'accusât de se mêler des choses publiques autrement que pour louer César, prend lui- même le soin de nous dire à quelle époque il chante. C'est lorsque César pousse la gloire de ses armes jusqu'à l'Euphrate.
          
          ... Caesar dum magnus ad altum
          Fulminat Euphratem bello, victorque volentes
          Per populos dat jura, viamque affectat Olympo.

Mais aussi que César ferme le temple de Janus, qu'Auguste pour la seconde fois rende la paix au monde, alors Virgile devient belliqueux ; alors le poète bucolique embouche la trompette guerrière, alors le chantre de Palémon et d'Aristée va dire les combats du héros qui, parti des bords de Troie, toucha le premier les rives de l'Italie ; il racontera Hector traîné neuf fois par Achille autour des murs de Pergame, qu'il enveloppe neuf fois d'un sillon de sang ; il montrera le vieux Priam égorgé à la vue de ses filles, et tombant au pied de l'autel domestique en maudissant ses divinités impuissantes qui n'ont su protéger ni le royaume ni le roi.
Et autant Auguste l'a aimé pour ces chants pacifiques pendant la guerre, autant il l'aimera pour ses chants belliqueux pendant la paix.
Aussi, quand Virgile mourra à Brindes, Auguste ordonnera-t-il en pleurant que ses cendres soient transportées à Naples, dont il savait que son poète favori avait affectionné le séjour.
Peut-être même Auguste était-il venu dans ce tombeau, où je venais à mon tour, et s'était-il adossé à ce même endroit où, adossé moi-même, je venais de voir passer devant mes yeux toute cette gigantesque histoire.
Et voilà cependant l'illusion qu'un malheureux savant voulait m'enlever en me disant que ce n'était peut-être pas là le tombeau de Virgile !

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1998-2010
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