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Chapitre XLVII
Une visite à Sa Sainteté le pape Grégoire XVI

En arrivant à Rome, je trouvai une lettre de M. de Tallenay, mon audience m'était accordée pour le lendemain.
Il m'invitait donc à me tenir prêt le lendemain à onze heures, et en uniforme.
Mais là s'élevait une grave difficulté : à cette époque, où j'allais en Italie pour la première fois, je ne connaissais pas la nécessité de l'uniforme, et j'avais négligé de m'en faire faire un : je me trouvais donc tout bonnement possesseur d'un habit noir, encore était-il un peu bien fripé par quatorze mois de voyage. M. de Tallenay exposa mon embarras, qui fut exposé à Sa Sainteté, laquelle répondit qu'eu égard à la recommandation dont je m'étais fait précéder on dérogerait pour moi aux lois de l'étiquette.
Il est vrai que cette recommandation était une lettre de la main de la reine. Mais, hâtons-nous de le dire, ce n'était pas seulement comme venant de la reine qu'il y était fait droit, mais comme venant de la plus digne, de la plus noble et de la plus sainte des femmes.
Pauvre mère ! à qui Dieu enfonça sur la tête la couronne d'épines de son propre fils !
Le lendemain, à l'heure dite, j'étais à l'ambassade de France ; M. de Tallenay m'attendait, nous partîmes.
J'éprouvais, je l'avoue, l'émotion la plus profonde que j'eusse éprouvée de ma vie. Je ne sais s'il existe un homme plus accessible que moi aux impressions religieuses ; j'avais déjà été reçu par quelques-uns des rois de ce monde ; j'avais vu un empereur qui en valait bien autre, et qui s'appelait Napoléon, c'est-à-dire quelque chose comme Charlemagne ou comme César ; mais c'était la première fois que j'allais me trouver face à face avec la plus sainte des majestés.
Deux fois depuis, j'eus l'honneur d'être reçu par Sa Sainteté, et la dernière fois même avec une bonté si particulière que j'en garderai une reconnaissance éternelle ; mais chaque fois l'émotion fut la même, et je ne puis la comparer qu'à celle que j'éprouvai lorsque je communiai pour la première fois.
A moitié de l'escalier du Vatican, je fus forcé de m'arrêter, tant mes jambes tremblaient. Je passais au milieu des merveilles des anciens et des modernes sans les voir. J'étais comme les bergers qui suivaient l'étoile et qui ne regardaient qu'elle.
On nous introduisit dans une antichambre fort simple, meublée en bois de chêne. Nous attendîmes un instant tandis qu'on prévenait Sa Sainteté. Cet instant fut pour moi presque de l'anxiété, tant mon émotion était grande ; cinq minutes après, la porte s'ouvrit et l'on nous fit signe que nous pouvions passer.
M. de Tallenay m'avait mis au courant de l'étiquette ; le pape reçoit toujours debout : trois fois celui qu'il daigne recevoir s'agenouille devant lui – une première fois sur le seuil de la porte – une seconde fois après être entré dans la chambre – une troisième fois à ses pieds. Alors il présente sa mule, sur laquelle est une croix brodée, pour que l'on voie bien que l'hommage rendu à l'homme remonte directement à Dieu, et que le serviteur des serviteurs du Christ n'est que l'intermédiaire entre la terre et le ciel.
Le pape ne parle, dans ses audiences, que latin ou italien, mais on peut lui parler le français qu'il entend parfaitement.
J'arrivai à la porte du cabinet pontifical plus tremblant encore que je ne l'avais été sur l'escalier : je suivais immédiatement l'ambassadeur, et entre lui et la porte j'aperçus Sa Sainteté debout et nous attendant.
C'était un beau et grand vieillard, âgé de soixante-sept ou soixante-huit ans, à la fois simple et digne, avec un air de paternelle bonté répandu sur toute sa personne : il portait sur la tête une petite calotte blanche et était vêtu d'une simarre de même couleur, boutonnée du haut jusqu'en bas et tombant jusqu'à ses pieds.
L'ambassadeur s'agenouilla et je m'agenouillai près de lui, mais un peu en arrière : il lui fit signe alors de s'approcher de lui, indiquant par ce signe qu'il supprimait la seconde génuflexion. Nous nous avançâmes donc alors de son côté ; il fit un pas vers nous, présenta à M. de Tallenay sa main au lieu de son pied, et son anneau au lieu de sa mule. M. de Tallenay baisa l'anneau et se releva. Puis vint mon tour.
Je le répète, j'étais tellement étourdi de me trouver en face de la représentation vivante de Dieu sur la terre, que je ne savais plus guère ce que je faisais ; aussi, au lieu de faire comme milord Stain que Louis XIV invitait à monter le premier dans sa voiture, et qui, calculant que venant de si haut toute invitation est un ordre, y monta sans répliquer, lorsque le pape, comme il avait fait pour M. de Tallenay, me présenta son anneau, j'insistai pour baiser le pied : le pape sourit.
- Soit, puisque vous le voulez, dit-il, et il me présenta sa mule.
- Tibi et Petro ! balbutiai-je, en appuyant mes lèvres sur la croix.
Le pape sourit à cette allusion, et, me présentant de nouveau la main, me releva en me demandant, dans la langue de Cicéron, mais avec l'accent d'Alfieri, quelle cause m'amenait à Rome.
Je priai alors Sa Sainteté de vouloir bien me parler italien, la langue latine m'étant trop peu familière pour que je pusse comprendre couramment cette langue, surtout avec l'accent, si différent du nôtre, que lui ont donné les Italiens modernes. Alors Sa Sainteté me répéta sa question dans la langue de Dante.
Comme cette langue était celle que je parlais depuis plus d'un an, mon embarras passa, et je restai avec ma seule émotion.
Les souverains sont comme les femmes, ils éprouvent toujours un certain plaisir à voir l'effet qu'ils produisent : je ne sais pas si le pape fut accessible à ce petit sentiment d'orgueil ; mais ce que je sais, c'est que, pendant toute l'audience, je ne vis luire sur son visage qu'une parfaite sérénité.
Nous parlâmes de toutes choses : du duc d'Orléans, dont il espérait beaucoup ; de la reine, qu'il vénérait comme une sainte ; de M. de Chateaubriand, qu'il aimait comme un ami.
Puis la conversation tomba sur le mouvement qui s'opérait en France. Grégoire XVI le suivait des yeux, mais ne se trompait point sur son résultat : il l'envisageait comme un mouvement plus chrétien que catholique, plus social que religieux.
Puis il me parla des missions dans l'Inde, dans la Chine et le Tibet ; me conduisit devant de grandes cartes géographiques sur lesquelles étaient marqués, avec des épingles à tête de cire, toute la route suivie par les missionnaires et les points les plus avancés auxquels ils étaient parvenus. Il me raconta plusieurs des supplices qu'avaient subis les modernes martyrs avec non moins de courage et de résignation que les martyrs antiques. Il me cita tous les noms de ces derniers apôtres du Christ, noms qui, au milieu de nos tourmentes politiques et de nos agitations sociales, ne sont pas même parvenus jusqu'à nous.
Or, pour ce coeur plein d'espérance et de foi, la religion, loin de marcher à sa décadence, n'avait point encore atteint son apogée.
Et, en effet, il est permis de voir ainsi lorsqu'on s'appelle Pie VII ou Grégoire XVI, et que, du haut d'un trône qui dépasse celui des rois et des empereurs, on donne au monde l'exemple de toutes les vertus.
Après avoir passé en revue, l'une après l'autre, toutes ces grandes questions, Sa Sainteté voulut bien revenir à moi.
- Mon fils, me dit-elle, vous venez de me parler en homme qui, tout en s'écartant parfois de la religion, comme fait un enfant de celle qui lui a donné son lait le plus pur, n'a point oublié cependant cette mère universelle et sublime. N'avez-vous donc jamais songé que, dans un temps comme le nôtre, où toutes les nobles croyances ont besoin d'être raffermies, le théâtre était une chaire d'où pouvait descendre aussi la parole de Dieu.
- On dirait que Votre Sainteté lit au plus profond de mon coeur, répondis- je. Oui, mon intention est bien celle-là. Mais je ne sais pas si pour notre époque, gangrenée encore par les doctrines de l'Encyclopédie, les orgies de Louis XV et les turpitudes du Directoire, le temps est arrivé de prononcer de nouveau sur la scène les paroles sévères et religieuses que firent entendre, au dix-septième siècle, Corneille dans Polyeucte et Racine dans Athalie. Notre génération les écouterait sans doute ; car, chose étrange, ce sont les jeunes gens qui, chez nous, sont les hommes graves. Mais ceux-là qui ont applaudi, depuis quarante ans, les sentences de Voltaire, les concetti de Marivaux et les saillies de Beaumarchais, ont tout à fait oublié la Bible et se souviennent fort peu de l'Evangile. Votre Sainteté m'a parlé tout à l'heure de ses missionnaires. Si je tentais une pareille oeuvre, je pourrais bien avoir, à Paris, le sort qu'ils ont dans l'Inde, dans la Chine et dans le Tibet.
- Oui, c'est cela, répondit Sa Sainteté en souriant, et vous ne vous sentez pas assez fort pour le martyre.
- Si fait ; mais, je l'avoue, j'ai besoin d'être encouragé par un mot de Votre Sainteté.
- Avez-vous déjà votre sujet !
- Depuis longtemps ; et le véritable but de mon voyage à Rome et à Naples était d'étudier l'antiquité, non pas l'antiquité de Tite-Live, de Tacite et de Virgile, mais celle de Plutarque, de Suétone et de Juvénal. J'ai vu Pompéi, et Pompéi m'a raconté tout ce que je voulais savoir, c'est-à-dire tous ces détails de la vie privée qu'on ne trouve dans aucun livre ; aussi suis-je prêt.
- Et comment s'appellera votre oeuvre ?
- Caligula.
- C'est une belle époque, mais vous ne pourrez pas y placer les premiers chrétiens : les premiers chrétiens, vous le savez, ne parurent que postérieurement à la mort de cet empereur.
- Je le sais, Votre Sainteté ; mais j'ai trouvé moyen d'aller au-devant de cette objection en adoptant la tradition populaire qui fait mourir Madeleine à la Sainte-Baume, faisant remonter la lumière d'occident en orient, au lieu de la faire descendre d'orient en occident.
- Faites, mon fils ; ce que vous ferez dans ce but pourra ne pas réussir peut-être aux yeux des hommes, mais aura le mérite de l'intention à ceux du Seigneur.
- Et si j'ai le sort de vos missionnaires de l'Inde, de la Chine et du Tibet, Votre Sainteté daignera-t-elle se souvenir de moi ?
- Il est du devoir de l'Eglise, répondit en riant Sa Sainteté, de prier pour tous ses martyrs.
L'audience avait duré une heure. Je m'inclinai.
- Je vais prendre congé de Votre Sainteté, dis-je au pape, mais avec un regret.
- Lequel !
- C'est de ne rien emporter qui soit béni par elle ; si j'avais su la trouver si bonne pour moi, j'eusse acheté deux ou trois chapelets, qui me seraient bien précieux pour ma mère et pour ma soeur.
- Qu'à cela ne tienne, répondit Sa Sainteté. Je comprends votre désir, et je ne veux pas que vous me quittiez sans qu'il soit accompli.
A ces mots, le pape se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait dans l'angle de son cabinet, et en tira deux ou trois chapelets et autant de petites croix en bois et en nacre ; puis, les ayant bénis, il me les mit dans la main.
- Tenez, me dit-il, ces chapelets et ces croix viennent directement de la Terre Sainte, ils ont été travaillés par les moines du Saint-Sépulcre et ils ont touché le tombeau du Christ. Je viens en outre d'y attacher, pour les personnes qui les porteront, toutes les indulgences dont l'Eglise dispose.
Je me mis à genoux pour les recevoir.
- Que Votre Sainteté accompagne ce précieux cadeau de sa bénédiction, et je n'aurai plus rien à lui demander que de ne pas me confondre dans sa mémoire avec la foule de ceux qu'elle daigne recevoir.
Je sentis les deux mains de ce digne et saint vieillard se poser sur ma tête, je m'inclinai jusqu'à terre et je baisai une seconde fois sa mule, puis je sortis des larmes plein les yeux et de la foi plein le coeur.
Deux ans après cette audience, Caligula parut : ce que j'avais prévu arriva, et si Sa Sainteté m'a tenu parole, mon nom doit être inscrit au Martyrologe.

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