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Chapitre VII
Grand gala

Avant d'abandonner les rues où l'on passe, pour conduire nos lecteurs dans les rues où on ne passe pas, disons un mot du fameux théâtre de San-Carlo, le rendez-vous de l'aristocratie.
Lorsque nous arrivâmes à Naples, la nouvelle de la mort de Bellini était encore toute récente, et, malgré la haine qui divise les Siciliens et les Napolitains, elle y avait produit, quelles que fussent les opinions musicales des dilettanti, une sensation douloureuse ; les femmes surtout, pour qui la musique du jeune maestro semble plus spécialement écrite et sur le jugement desquelles la haine nationale a moins d'influence, avaient presque toutes dans leur salon un portrait del gentile maestro, et il était bien rare qu'une visite, si étrangère qu'elle fût à l'art, se terminât sans qu'il y eût échange de regrets entre les visiteurs et les visités sur la perte que l'Italie venait de faire.
Donizetti surtout, qui déjà portait le sceptre de la musique et qui héritait encore de la couronne, était admirable de regrets pour celui qui avait été son rival sans jamais cesser d'être son ami. Cela avait, du reste, ravivé les querelles entre les bellinistes et les donizettistes, querelles bien plus promptement terminées que les nôtres, où chacun des antagonistes tient à prouver qu'il a raison, tandis que les Napolitains s'inquiètent peu, au contraire, de nationaliser leur opinion, et se contentent de dire d'un homme, d'une femme ou d'une chose qu'elle leur est sympathique ou antipathique. Les Napolitains sont un peuple de sensation. Toute leur conduite est subordonnée aux pulsations de leur pouls.
Cependant les deux partis s'étaient réunis pour honorer la mémoire de l'auteur de Norma et des Puritains. Les élèves du Conservatoire de Naples avaient ouvert une souscription pour lui faire des funérailles ; mais le ministre des cultes s'était opposé à cette fête mortuaire, sous le seul prétexte, peu acceptable en France, mais suffisant à Naples, que Bellini était mort sans recevoir les sacrements. Alors ils avaient demandé la permission de chanter à Santa Chiara la fameuse messe de Winter ; mais cette fois le ministre était intervenu, disant que ce Requiem avait été exécuté aux funérailles de l'aïeul du roi, et qu'il ne voulait pas qu'une messe qui avait servi pour un roi fût chantée pour un musicien. Cette seconde raison avait paru moins plausible que la première. Cependant les amis du ministre avaient calmé l'irritation en faisant observer que Son Excellence avait fait une grande concession au progrès des esprits en daignant instruire le public du motif de son refus, puisqu'il pouvait tout bonnement dire : Je ne veux pas, sans prendre la peine de donner la raison de ce non-vouloir. Cet argument avait paru si juste que le mécontentement des bellinistes s'était calmé en le méditant.
Puis, comme les jours poussent les jours, et comme un soleil fait oublier l'autre, un événement à venir commençait à faire diversion à l'événement passé. On parlait comme d'une chose incroyable, inouïe, et à laquelle il ne fallait pas croire, du reste, avant plus ample informé, de la. présomption d'un musicien français qui, lassé des ennuis qu'ont à éprouver les jeunes compositeurs parisiens pour arriver à l'Opéra-Comique ou au Grand Opéra, avait acheté un drame à l'un de ces mille poètes librettistes qui marchent à la suite de Romani, et qui, de plein saut et pour son début, venait s'attaquer au public le plus connaisseur de l'Europe et au théâtre le plus dangereux du monde. A l'appui de cette opinion sur eux-mêmes et sur Saint-Charles, les dilettanti napolitains rappelaient, avec la béatitude de la suffisance, qu'ils avaient hué Rossini et sifflé la Malibran, et ne comprenaient rien à la politesse française, qui se contentait de leur répondre en souriant : Qu'est-ce que cela prouve ? Une chose encore nuisait on ne peut plus à mon pauvre compatriote, j'aurais dû dire deux choses ; il avait le malheur d'être riche, et le tort d'être noble, double imprudence des plus graves de la part d'un compositeur à Naples, où l'on est encore à ne pas comprendre le talent qui va en voiture et le nom célèbre qui porte une couronne de vicomte.
Enfin, comme un point plus sombre en ce sombre horizon, une cabale, chose, il faut l'avouer, si rare à Naples qu'elle est presque inconnue, menaçait pour cette fois de faire infraction à la règle et d'éclater en faveur du compositeur étranger. Voici comment elle s'était formée ; je la raconte moins à cause de son importance que parce qu'elle me conduit tout naturellement à parler des artistes.
La direction du théâtre Saint-Charles avait, sur la foi de ses succès passés, engagé la Ronzi pour soixante représentations, et cela à mille francs chacune. Il était donc de son intérêt de faire valoir un pensionnaire qui lui coûtait par soirée la recette ordinaire d'un théâtre de France. En conséquence, elle avait exigé que le rôle de la prima donna fût écrit pour la Ronzi. Mais, par une de ces fatalités qui rendent les dilettanti de Saint- Charles si fiers de leur supériorité dans l'espèce, la nouvelle prima donna, fêtée, adorée, couronnée six mois auparavant, était venue tomber à plat, et si j'osais me servir d'un terme de coulisse, fit un fiasco complet à Naples. On avait trouvé généralement qu'il était absurde à l'administration de payer mille francs par soirée pour un reste de talent et un reste de voix, tandis qu'en ajoutant mille francs de plus on aurait pu avoir la Malibran, qui était le commencement de tout ce dont l'autre était la fin. En conséquence de ce raisonnement, une espèce de bande noire s'était attachée aux ruines de la Ronzi et la démolissait en sifflant chaque soir.
Dès lors, l'administration avait compris deux choses : la première, qu'il fallait obtenir de la nouvelle pensionnaire qu'elle réduisit de moitié le nombre de ses représentations, et les dégoûts qu'elle éprouvait chaque soir rendaient la négociation facile ; la deuxième, que c'était une mauvaise spéculation de soutenir un talent qui n'était pas adopté par un opéra, qui ne pouvait pas l'être. En conséquence, le rôle de la prima donna était passé des mains de la Ronzi dans celles de la Persiani, pour la voix de laquelle, du reste, il n'était pas écrit, celle-ci étant une soprano de la plus grande étendue. De là l'orage dont nous avons signalé l'existence.
Au reste, la troupe de Saint-Charles restait toujours la plus belle et la plus complète d'Italie : elle se composait de trois éléments musicaux nécessaires pour faire un tout : d'un ténor mezzo-carattero, d'une basse, d'un soprano. Par bonheur encore les trois éléments étaient aussi parfaits qu'on pouvait le désirer, et avaient noms : Duprez, Ronconi, Tacchinardi.
A cette époque, la France ne connaissait Duprez que vaguement : on parlait bien d'un grand artiste, d'un admirable chanteur qui parcourait l'Italie et commençait à imposer des conditions aux impresarii de Naples, de Milan et de Venise ; mais des qualités de sa voix on ne savait rien que ce qu'en disaient les journaux ou ce qu'en rapportaient les voyageurs. Quelques amateurs se rappelaient seulement avoir entendu chanter à l'Odéon un jeune élève de Choron, à la voix franche, sonore, étendue ; mais l'identité du grand chanteur était si problématique qu'on se demandait avec doute si c'était bien celui-là que les étudiants avaient sifflé qui était applaudi à cette heure par les dilettanti italiens. Deux ans après, Duprez vint à Paris, et débuta dans Guillaume Tell. Nous n'avons rien de plus à dire de ce roi du chant.
Ronconi était, à cette même époque, un jeune homme de vingt-trois à vingt- quatre ans, inconnu, je crois, en France, et qui se servait d'une magnifique voix de baryton que le ciel lui avait octroyée, sans se donner la peine d'en corriger les défauts ou d'en développer les qualités. Engagé par un entrepreneur qui le vendait trente mille francs et qui lui en donnait six, il puisait dans la modicité de son traitement une excellente excuse pour ne pas étudier, attendu, disait-il, que lorsqu'il étudiait on l'entendait, et que lorsqu'on l'entendait, il ne pouvait pas dire qu'il n'était pas chez lui. Depuis lors Ronconi, payé à sa valeur, a fait les progrès qu'il devait faire, et c'est aujourd'hui le premier baryton de l'Italie.
Le Tacchinardi était une espèce de rossignol qui chante comme une autre parle : c'était madame Damoreau pour la méthode, avec une voix plus étendue et plus fraîche ; rien n'était comparable à la douceur de cet organe, jeune et pur, mais rarement dramatique. Du reste, talent intelligent au suprême degré, sans devenir jamais ni mélancolique ni passionné ; figure froide et jolie : c'était une brune qui chantait blond. La Tacchinardi, en épousant l'auteur d'Inès de Castro, est devenue la Persiani.
Voilà quels étaient les artistes chargés de représenter le poème de Lara.
Lorsque j'arrivai à Naples, l'ouvrage était en pleine répétition, c'est-à-dire qu'on l'avait mis à l'étude le 8 du mois de novembre, et qu'il devait passer le 19 dudit ; ce qui faisait onze répétitions en tout pour un ouvrage de premier ordre. Tous les opéras cependant ne se montent pas avec cette rapidité. Il y en a auxquels on accorde jusqu'à quinze et dix-huit répétitions. Mais cette fois il y avait ordre supérieur : la reine-mère s'était plainte de ne pas avoir cette année pour sa fête une nouveauté musicale, ce qui ne manque jamais d'arriver pour celle de son fils ou de sa fille ; et le roi de Naples, faisant droit à la plainte, avait ordonné qu'on jouerait l'opéra du Français pour faire honneur à l'anniversaire maternel : c'était une espèce de victime humaine sacrifiée à l'amour filial.
Aussi ne faut-il pas demander dans quel état je retrouvai mon pauvre compatriote. Il se regardait comme un homme condamné par le médecin, et qui n'a plus que sept à huit jours à vivre. Le fait est qu'en examinant sa position il n'y avait guère qu'un charlatan qui pût promettre de le sauver. J'essayai cependant de ces consolations banales qui ne consolent pas. Mais à tous mes arguments il répondait par une seule parole : Grand gala ! mon ami, grand gala ! Je lui pris la main : il avait la fièvre ; je me retournai vers le chef d'orchestre, qui fumait avec un chibouque, et je lui dis en soupirant : il y a un commencement de délire.
- Non, non, dit Festa en ôtant gravement le tuyau d'ambre de sa bouche : il a parbleu raison, grand gala ! grand gala ! mon cher monsieur, grand gala !
J'allai alors vers Duprez, qui faisait dans un coin des boulettes avec de la cire d'une bougie, et je le regardai comme pour lui dire : Voyons, tout le monde n'est-il pas fou, ici ? Il comprit ma pantomime avec une rapidité qui aurait fait honneur à un Napolitain.
- Non, me dit-il en s'appliquant la boulette de cire sur le nez, non, ils ne sont pas fous. Vous ne savez pas ce que c'est que le grand gala. vous ?
Je sortis humblement. J'allai prendre un dictionnaire, je cherchai à la lettre G : je ne trouvai rien.
- Auriez-vous la bonté, dis-je en rentrant, de m'expliquer ce que veut dire grand gala ?
- Cela veut dire, répondit Duprez, qu'il y a ce jour-là dans la salle douze cents bougies qui vous aveuglent et dont la fumée prend les chanteurs à la gorge.
- Cela veut dire, continua le chef d'orchestre, qu'il faut jouer l'ouverture la toile levée, attendu que la cour ne peut pas attendre ; ce qui nuit infiniment au choeur d'introduction.
- Cela veut dire, termina Ruoltz, que toute la cour assiste à la représentation, et que le public ne peut applaudir que lorsque la cour applaudit, et la cour n'applaudit jamais.
- Diable ! diable ! dis-je, ne trouvant pas autre chose à répondre à cette triple explication. Et joignez à cela, ajoutai-je pour avoir l'air de ne pas rester court, que vous n'avez plus, je crois, que sept jours devant vous.
- Et que les musiciens n'ont pas encore répété l'ouverture, dit Ruoltz.
- Oh ! l'orchestre, cela ne m'inquiète pas, répondit Festa.
- Que les acteurs n'ont point encore répété ensemble, ajouta l'auteur.
- Oh ! les chanteurs, dit Duprez, ils iront toujours.
- Et je n'aurai jamais ni la force ni la patience de faire la dernière répétition.
- Eh bien ! mais ne suis-je pas là ? dit Donizetti en se levant. Ruoltz alla à lui et lui tendit la main.
- Oui, vous avez raison, j'ai trouvé de bons amis.
- Et, ce qui vaut mieux encore pour le succès, vous avez fait de la belle musique.
- Croyez-vous ? dit Ruoltz avec cet accent naïf et modeste qui lui est propre. Nous nous mîmes à rire.
- Allons à la répétition, dit Duprez.
En effet, tout se passa comme l'avaient prévu Festa, Duprez et Donizetti. L'orchestre joua l'ouverture à la première vue ; les chanteurs habitués à jouer ensemble, n'eurent qu'à se mettre en rapport pour s'entendre, et Ruoltz, mourant de fatigue, laissa le soin de ses trois dernières répétitions à l'auteur d' Anna Bolena.
Je revins du théâtre fortement impressionné. J'avais cru assister à l'essai d'un écolier, je venais d'entendre une partition de maître. On se fait malgré soi une idée des oeuvres par les hommes qui les produisent, et malheureusement on prend presque toujours de ces oeuvres et de ces hommes l'opinion qu'ils en ont eux-mêmes. Or, Ruoltz était l'enfant le plus simple et le plus modeste que j'aie jamais vu. Depuis trois mois que nous nous connaissions, je ne l'avais jamais entendu dire du mal des autres ni, ce qui est plus étonnant encore pour un homme qui en est à son premier ouvrage, du bien de lui. J'ai trouvé en général beaucoup plus d'amour-propre dans les jeunes gens qui n'ont encore rien fait que dans les hommes arrivés, et, qu'on me passe le paradoxe, je crois qu'il n'y a rien de tel que le succès pour guérir de l'orgueil. J'attendis donc, avec plus de confiance, le jour de la première représentation. Il arriva.
C'est une splendide chose que le théâtre Saint-Charles, jour de grand gala. Cette immense et sombre salle, triste pour un oeil français pendant les représentations ordinaires, prend, dans les occasions solennelles, un air de vie qui lui est communiqué par les faisceaux de bougies qui brûlent à chaque loge. Alors les femmes sont visibles, ce qui n'arrive pas les jours où la salle est mal éclairée. Ce n'est, certes, ni la toilette de l'opéra ni la Fashion des Bouffes ; mais c'est une profusion de diamants dont on n'a pas d'idée en France ; ce sont des yeux italiens qui pétillent comme des diamants, c'est toute la cour avec son costume d'apparat, c'est le peuple le plus bruyant de l'univers, sinon dans la plus belle, du moins dans la plus grande salle du monde.
Le soir, contre l'habitude des premières représentations, la salle était pleine. La foule italienne, toute opposée à la nôtre, n'affronte jamais une musique inconnue. Non ; à Naples surtout, où la vie est toute de bonheur, de plaisir, de sensation, on craint trop que l'ennui n'en ternisse quelques heures. Il faut à ces habitants du plus beau pays de la terre une vie comme leur ciel avec un soleil brûlant, comme leur mer avec des flots qui réfléchissent le soleil. Lorsqu'il est bien constaté que l'oeuvre est du premier mérite, lorsque la liste est faite des morceaux qu'on doit écouter et de ceux pendant lesquels on peut se mouvoir, oh ! alors on s'empresse, on s'encombre, on s'étouffe ; mais cette vogue ne commence qu'à la sixième ou huitième représentation. En France, on va au théâtre pour se montrer ; à Naples, on va à l'opéra pour jouir.
Quant aux claqueurs, il n'en est pas question : c'est une lèpre qui n'a pas encore rongé les beaux succès, c'est un ver qui n'a pas encore piqué les beaux fruits. L'auteur n'a de billets que ceux qu'il achète, de loges que celles qu'il loue. Auteurs et acteurs sont applaudis quand le parterre croit qu'ils méritent de l'être, les jours de grand gala exceptés, où, comme nous l'avons dit, l'opinion du public est subordonnée à l'opinion de la cour ; quand le roi n'y est pas, à celle de la reine ; quand la reine est absente, à celle de don Carlos, et ainsi de suite jusqu'au prince de Salerne.
A sept heures précises, des huissiers parurent dans les loges destinées à la famille royale. Au même instant la toile se leva, et l'ouverture fit entendre son premier coup d'archet.
Ce fut donc une chose perdue que l'ouverture, si belle qu'elle fût. Moi-même tout le premier, et malgré l'intérêt que je prenais à la pièce et à l'auteur, j'étais plus occupé de la cour que je ne connaissais pas, que de l'opéra qui commençait. Les aides de camp s'emparèrent de l'avant-scène ; la jeune reine, la reine-mère et le prince de Salerne prirent la loge suivante ; le roi et le prince Charles occupaient la troisième, et le comte de Syracuse, exilé dans la quatrième, conserva au théâtre la place isolée que sa disgrâce lui assignait à la cour.
L'ouverture, si peu écoutée qu'elle fût, parut bien disposer le public. L'ouverture d'un opéra est comme la préface d'un livre ; l'auteur y explique ses intentions, y indique ses personnages et y jette le prospectus de son talent. On reconnut dans celle de Lara une instrumentation vigoureuse et soutenue, plutôt allemande qu'italienne, des motifs neufs et suaves qu'on espéra retrouver dans le courant de la partition, enfin une connaissance approfondie du matériel de l'orchestre.
Dès les premiers morceaux, je m'aperçus de la différence qui existe entre l'orchestre de Saint-Charles et celui de l'Opéra de Paris, qui tous deux passent pour les premiers du monde. L'orchestre de Saint-Charles consent toujours à accompagner le chanteur et laisse pour ainsi dire flotter la voix sur l'instrument comme un liège sur l'eau ; il la soutient, s'élève et s'abaisse avec elle, mais ne la couvre jamais. En France, au contraire, le moindre triangle prétend avoir sa part des applaudissements, et alors, c'est la voix de l'artiste qui nage entre deux eaux. Aussi, à moins d'avoir dans le timbre une vigueur peu commune, est-il très rare que quelques notes de chant bondissent hors du déluge d'harmonie qui les couvre ; et encore, comme les poissons-volants, qui ne peuvent se maintenir au-dessus de l'eau que tant que leurs ailes sont mouillées, à peine la voix redescend-elle dans le médium qu'on entend plus que l'instrumentation.
Un très beau duo entre Ronconi et la Persiani passa sans être remarqué. De temps en temps un général portait son lorgnon à ses yeux, examinait avec grand soin quelques dilettanti, puis appelait un aide de camp, et désignait tel ou tel individu au parquet ou dans les loges. L'aide de camp sortait aussitôt, reparaissait une minute après derrière le personnage désigné, lui disait deux mots, et alors celui-ci sortait et ne reparaissait plus. Je demandais ce que cela signifiait ; on me répondit que c'étaient des officiers qu'on envoyait aux arrêts pour être venus en bourgeois au théâtre. Du reste, la cour paraissait si occupée de l'application de la discipline, qu'elle n'avait pas encore pensé à donner ni aux musiciens ni aux acteurs un signe de sa présence ; par conséquent l'ouverture et les trois quarts du premier acte avaient passé déjà sans un applaudissement. Ruoltz crut son opéra tombé et se sauva.
Le second acte commença, les beautés allèrent croissant ; des flots d'harmonie se répandaient dans la salle : le public était haletant. C'était quelque chose de merveilleux à voir que cette puissance du génie qui pèse sur trois mille personnes qui se débattent et étouffent sous elle ; l'atmosphère avait presque cessé d'être respirable pour tous les hommes, autour desquels flottaient des vapeurs symphoniques chaudes comme ces bouffées d'air qui précèdent l'orage ; de temps en temps la belle voix de Duprez illuminait une situation comme un éclair qui passe. Enfin vint le morceau le plus remarquable de l'opéra : c'est une cavatine chantée par Lara au moment où, poursuivi par le tribunal, abandonné de ses amis, il en appelle à leur dévouement et maudit leur ingratitude. L'acteur sentait qu'après ce morceau tout était perdu ou sauvé ; aussi je ne crois pas que l'expression de la voix humaine ait jamais rendu avec plus de vérité l'abattement, la douleur et le mépris : toutes les respirations étaient suspendues, toutes les mains prêtes à battre, toutes les oreilles tendues vers la scène, tous les yeux fixés sur le roi. Le roi se retourna vers les acteurs, et au moment où Duprez jetait sa dernière note, déchirante comme un dernier soupir, Sa Majesté rapprocha ses deux mains. La salle jeta un seul grand cri : c'était la respiration qui revenait à trois mille personnes.
Le premier torrent d'applaudissements fut, comme d'habitude, reçu par l'acteur, qui salua ; mais aussitôt trois mille voix appelèrent l'auteur avec une unanimité électrique ; il n'y avait plus de rivalité nationale, il n'était plus question de savoir si le compositeur était Français ou Napolitain ; c'était un grand musicien, voilà tout. On voulait le voir, l'écraser d'applaudissements comme il avait écrasé le public d'émotions ; on voulait rendre ce que l'on avait reçu.
Duprez chercha l'auteur de tous les côtés et revint dire au public qu'il était disparu. Le public comprit la cause de cette fuite, et les applaudissements redoublèrent, Au bout d'un quart d'heure on reprit l'opéra.
Le dernier morceau était un rondo chanté par la Tacchinardi ; c'était quelque chose de déchirant comme expression. La maîtresse de Lara, après avoir essayé de le perdre par une fausse accusation, se traîne empoisonnée et mourante aux pieds de son amant en demandant grâce. La Malibran ou la Grisi, en pareille situation, se serait peu inquiétée de la voix, mais beaucoup du sentiment ; la Tacchinardi réussit par le moyen contraire ; elle fila des sons d'une telle pureté, fit jaillir des notes si fleuries, s'évanouit en roulades si difficiles, qu'une seconde fois le roi applaudit et que la salle suivit son exemple. Cette fois l'auteur était revenu : on l'avait retrouvé, je ne sais où, dans les bras de Donizetti, qui l'assistait à ses derniers moments. Duprez le prit par une main, la Tacchinardi par l'autre, et on le traîna plutôt qu'on ne le conduisit sur la scène.
Quant à moi, qui, comme compatriote et comme camarade, par esprit national et par amitié, avais senti dans cette soirée mon coeur passer par toutes les émotions, et qui avais appelé ce triomphe de toute mon âme, je le vis s'accomplir avec une pitié profonde pour celui qui en était l'objet : c'est que je connaissais ce moment suprême et cette heure où l'on est porté par Satan sur la plus haute montagne et où l'on voit au-dessous de soi tous les royaumes de la terre ; c'est que je savais que de ce faîte on n'a plus qu'à redescendre. Riche et heureux jusques alors, un homme venait tout à coup de changer son existence tranquille contre une vie d'émotions, sa douce obscurité contre la lumière dévorante du succès. Aucun changement physique ne s'était opéré en lui, et cependant cet homme n'était plus le même homme : il avait cessé de s'appartenir ; pour des applaudissements et des couronnes, il s'était vendu au public ; il était maintenant l'esclave d'un caprice, d'une mode, d'une cabale ; il allait sentir son nom arraché de sa personne comme un fruit de sa tige. Les mille voix de la publicité allaient le briser en morceaux, l'éparpiller sur le monde ; et maintenant, y voulût-il le reprendre, le cacher, l'éteindre dans la vie privée, cela n'était plus en son pouvoir, dût-il se briser d'émotions à trente-quatre ans ou se noyer de dégoût à soixante ; dût-il, comme Bellini, succomber avant d'avoir atteint toute sa splendeur, ou, comme Gros, disparaître après avoir survécu à la sienne

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