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Chapitre XII


Aranjuez, 25 octobre.

Deux heures après avoir clos la dernière lettre que j'eus l'honneur de vous adresser, madame, nous devions partir pour Tolède. Ce voyage devait se faire avec les mêmes amis et dans les mêmes conditions que celui de l'Escurial. C'est-à-dire que Giraud, Maquet, Boulanger, Desbarolles, Achard et Alexandre devaient, après changement de mules fatiguées contre des mules fraîches, s'emboîter dans la fameuse berline verte et jaune. Don Riégo et moi, nous devions prendre la diligence. J'avais pris en affection ce bon prêtre, et je voulais ne m'en séparer que le plus tard possible.
Dès la surveille, nos provisions avaient été faites et emballées dans un immense panier, car nous ne devions plus revenir à Madrid. Les mêmes moyens de transport qui nous avaient conduits à Tolède devaient nous ramener à Aranjuez ; la diligence péninsulaire dont nous avions retenu tout l'intérieur devait nous prendre et nous emporter à Grenade. Le panier aux provisions était placé sous la surveillance immédiate de Giraud.
A l'heure convenue, je saluai d'un dernier adieu la casa de monsieur Monnier, la place d'Alcala, la porte de Tolède, et nous sortîmes de Madrid. La route suit les bords du Tage, qu'accompagne tout le long de son cours une ligne de verdure, d'autant plus remarquable qu'elle se profile au milieu d'immenses plaines de sable et de bruyère. Je ne sais si nous prîmes la bonne route, ou si, pour nous faire gagner quelques kilomètres, notre mayoral adopta une route de fantaisie ; mais ce que je sais, c'est que nous fîmes la moitié du chemin à pied, émus de pitié pour les malheureux animaux qui traînaient notre voiture, et que dans deux ou trois circonstances même nous leur donnâmes, empêtrés qu'ils étaient par le sable ou par les ornières, un coup d'épaule qui ne leur parut pas indifférent.
Dans chacune de ces circonstances, je dois même ajouter que ce pauvre don Riégo poussait de grandes lamentations, se plaignant de l'état de la voirie en Espagne, et se faisant donner les plus exacts renseignements sur l'état de la voirie en France, ce qui prouvait que, malgré son âge avancé, il n'avait pas perdu le désir de s'instruire.
Il y a une chose terrible en Espagne, madame, et contre laquelle il faut vous prémunir d'avance, c'est la différence qui existe toujours entre la distance accusée et la distance réelle. Ainsi, de Tolède à Madrid, ou de Madrid à Tolède, on vous accuse douze lieues. Vous partez emportant dans votre esprit une vague idée des lieues de France. Vous vous dites tout bas, multipliant un par quatre, quatre fois douze quarante-huit, et vous comptez sur quarante-huit lieues, c'est-à-dire sur six heures de chemin, en supposant que vous alliez d'un train ordinaire. Vous partez dans cette confiance, vous cherchez sur la route ces points militaires qui, en France, amusent notre impatience comme des morceaux de chocolat amusent un estomac affamé : point de bornes, de poteaux, rien. Première déception.
Mais vous vous répétez au fond de vous-même : douze lieues. Bah ! douze lieues, en supposant que nous ne marchions pas si bien que nous l'espérions, au lieu de six heures, c'est huit heures. Vous marchez ainsi six heures, huit heures, dix heures, douze heures, vous demandez à chaque instant si vous approchez ; à chaque demande, on vous fait une réponse consolante. Enfin, quinze ou seize heures après votre départ, vous voyez comme la silhouette d'une ville qui se découpe sur le soleil couchant.
Vous demandez : Est-ce là Tolède, Aranjuez, Burgos, Grenade ou Séville ? on vous dit non ; mais quand nous serons là, nous en approcherons. Il en résulte qu'après être partie à cinq heures du matin comme nous, vous ferez ce que nous avons fait : vous arriverez à huit heures du soir. Dans les beaux chemins et avec les grandes exploitations, la vitesse vous console un peu. Il est vrai que cette consolation se compense par le risque de verser ; mais qu'importe qu'on verse, pourvu qu'on arrive !
En arrivant, Tolède nous saisit par son aspect peut-être plus imposant encore la nuit que le jour. Il est vrai que Dieu nous avait accordé, pour nous consoler des fatigues de la journée, une de ces nuits tièdes et transparentes comme il en donne seulement au pays qu'il favorise de son amour. Or, à la clarté mystérieuse et calme de cette nuit, nous apercevions une porte immense, une route escarpée longeant une montagne ; au haut de cette montagne, les crêtes dentelées des maisons et les flèches aigus des clochers s'élancent dans le ciel, tandis que dans les profondeurs qui ceignaient la montagne, nous entendions bondir et crier, sur un lit de roches, ce Tage que nous avions vu couler si tranquille dans la plaine, et qui, forcé de faire un détour, se plaint et murmure comme le voyageur dont un obstacle inattendu vient tout à coup allonger le chemin.
Nous descendîmes à huit heures où descendait la voiture, c'est-à-dire à la posada del Lino. Nous étions partis, mes compagnons à quatre heures du matin, et moi à cinq. Nous avions, toujours dans notre calcul erroné, nous avions douze lieues à faire. Donc, vers deux ou trois heures de l'après-midi, au plus tard, nous devions être à Tolède. A deux ou trois heures de l'après- midi, dans tous les pays du monde, excepté en Laponie, il fait jour, et quand il fait jour, dans une ville d'Espagne surtout, il est toujours facile de se retrouver. Nous n'avions en conséquence pris aucun rendez-vous.
Mais voilà qu'au lieu de cela, nous arrivions à huit heures du soir. Il était donc urgent de se retrouver le soir même. J'envoyai donc tous les garçons de la posada del Lino à la recherche de la colonie, comptant bien que, de son côté, la colonie enverrait à ma recherche tous les garçons de la posada où elle étaie descendue. A onze heures, j'eus des nouvelles ; la colonie soupait à la fonda de los Caballeros. Mon messager avait même cru remarquer que la colonie était fort préoccupée de moi. Je pris mon manteau. En Espagne, madame, on prend toujours son manteau, et je fis marcher mon messager devant moi.
Après dix minutes de pérégrinations à travers des rues fabuleuses, après avoir parcouru un demi-kilomètre de précipices bordés de maisons qui me parurent devoir être admirables à voir au jour, mon messager s'arrêta devant une maison de modeste apparence, en disant : C'est ici.
J'entrai. Une fois ce seuil franchi, nul n'eut besoin de me guider. Vous connaissez mes amis, madame ; aucun d'eux ne se pose en Hamlet, en Faust ni en Antony. Ils ont enrichi la gamme du rire d'une octave inconnue. Ils parcouraient cette gamme dans toute son étendue quand j'ouvris la porte ; le maître et la maîtresse de la maison servaient en personne. « Tiens, voilà papa ! s'écria Alexandre. – L'amo », dirent tous les autres. La colonie se leva et me salua respectueusement.
Je jure rarement, je bois peu, et je ne fume pas. Il en résulte que quand je fais une de ces trois choses défendues par les commandements de Dieu et de l'Eglise, je le fais avec exagération. J'avais amassé une dose incalculable de bile depuis trois heures, de sorte que je laissai échapper un juron qui eût fait bondir de joie le coeur d'un Allemand. Giraud se retourna du côté de la colonie. « Je vous en avais bien prévenu, dit-il, que le maître se fâcherait. – C'est le prince, c'est le prince », répétèrent tout bas l'hôte et l'hôtesse.
Je ne comprenais rien à ces dénominations d'amo, de prince et de maître dont on m'honorait, non plus qu'à l'humilité affectée avec laquelle toute la colonie me saluait. « Voyons, dis-je en riant à mon tour, finissons-en ; qu'est-ce que cette plaisanterie ? – Achard, dit Boulanger, vous qui êtes orateur, expliquez à l'amo ce qui s'est passé. » Achard s'inclina. « Maître », dit-il.
Je n'y comprenais rien ; mais pour y comprendre quelque chose, j'étais décidé à laisser aller l'orateur jusqu'au bout ; d'ailleurs chacun était convenu d'avance de se prêter à toutes les fantaisies et à tous les caprices qui pouvaient donner à notre voyage le plaisir de l'inattendu.
« Maître, dit Achard, Votre Excellence saura, – je saluai, – Votre Excellence saura que, dans notre empressement à partir ce matin, nous n'oubliâmes qu'une chose, c'était la permission sollicitée et accordée hier par vous de nous faire ouvrir la porte. – Je l'avais donnée à Desbarolles, interrompis-je. – Voilà le tort, si toutefois Votre Excellence peut avoir un tort. Desbarolles a si bien rangé la permission, que personne ne la voyant au moment du départ, tout le monde l'a oubliée. – Entends-tu ? dit Giraud en appuyant le pouce sur le nez de Desbarolles, qui avait profité, pour s'endormir, du moment de repos que devait lui donner le discours d'Achard. – Quoi ? demanda Desbarolles, se réveillant en sursaut. – Rien, dit Giraud. Continue, Achard, tu parles très bien. » Achard salua modestement et continua.
« On retourna à la casa Monnier ; mais de permission, il n'en fut pas trouvé trace. Au bout d'une demi-heure de recherches, Desbarolles s'écria : « Ah ! je me rappelle. – Quoi ? – J'ai chargé ma carabine avec. – Avec la permission ? – Oui. » Desbarolles, comme Votre Excellence le comprend bien, fut couvert de malédictions. Nous revînmes à la porte à cinq heures, elle s'ouvrit. Il y avait en dehors de cette porte, continua Achard en se drapant dans son manteau, de grands convois de chariots et des caravanes de mules ; des ânes sans nombre, rangés pêle-mêle dans les champs voisins, broutaient philosophiquement les carottes et les choux qu'on leur avait confiés. Les grands boeufs ruminants, les chariots aux roues pleines, les bergers armés de longues gaules, donnaient à la campagne un aspect plein de grandeur et de simplicité. – Bravo ! murmura la colonie. – Il parle très bien, dit Giraud ; ce n'est pas moi ni Lepaule qui parlerions comme cela. Continue, homme de lettres, continue. – Continuez, ajoutai-je avec dignité. »
L'hôte et l'hôtesse regardaient et écoutaient toute cette scène, plongés dans le plus profond étonnement. Achard reprit avec une intonation aussi juste que si, comme Caïus Gracchus, il avait eu derrière lui un joueur de flûte pour lui donner le la. Toute cette foule était immobile et muette ; les paysans, accoudés au timon des chariots comme les moissonneurs de Léopold Robert ; les muletiers, rêveurs près de leurs mules et fumant leurs cigarettes ; les bûcherons, drapés dans un bout de manteau et la tête ceinte d'un mouchoir ; nul d'entre ces hommes ne pressait son voisin et ne cherchait à prendre sa place : celui qui arrivait le dernier restait le dernier. Ce silence et cette gravité me firent songer au bruit et au tumulte qui retentissent aux barrières de Paris.
« O patrie ! dit Giraud. – Très bien ! ajoutai-je. – Alors, dit Achard, je puis envoyer cela à L'Epoque ? – Parbleu ! » Alexandre se leva, prit un charbon, et écrivit sur la muraille blanche de la posada : « Lisez L'Epoque. »
Achard continua. « Quand les grilles eurent tourné sur leurs gonds, chacun passa selon son rang. Une lueur blanche glaçait la terre, et les sillons humides de rosée éparpillaient, aux clartés de l'aube nouvelle, leurs ceintures d'argent ; une vapeur tremblante flottait, ainsi que le voile d'une fiancée, autour des campagnes lointaines, et de petits nuages traversaient le ciel vagabond et rose comme les amours que l'on voit dans les tableaux de l'Albane. – Assez, dit Boulanger, ou je saisis mes pinceaux. – Oui, oui, dit Alexandre, assez, où nous n'en finirons jamais. Je vais te conter cela, moi, papa. Nous avons fait route par un chemin abominable. Nous avons mis quatorze heures au lieu de huit. Nous n'avons absolument rien trouvé à manger sur le chemin, ce qui fait que nous avons entamé le panier aux provisions. »
Giraud baissa la tête avec un soupir. « Enfin, nous sommes arrivés ici, mourant de faim. Pour tâcher d'avoir quelque chose à mettre sous notre dent, nous avons dit que nous étions toute la maison d'un grand seigneur que nous attendions. Ce grand seigneur, c'est toi. Te voilà arrivé, as-tu faim ? – Oui. – En ce cas, prends la place de Desbarolles, qui s'est rendormi, mets-toi à table et mange. – Bravo ! cria toute la colonie. – L'amo ? demandèrent l'hôte et l'hôtesse en me regardant avec respect. – Oui », fit toute la société.
L'hôte et l'hôtesse se précipitèrent pour me servir selon mes mérites. Je fis un geste d'arrêt. « J'ai soupé, dis-je. – Eh bien ! alors, dit Alexandre, si tu as soupé, assieds-toi tout de même, bois de ce mancenillo que Maquet a découvert, et raconte-nous ton voyage. » Je m'assis et racontai à mon tour mes douleurs.
« Messieurs, dit Giraud lorsque j'eus fini, je propose que nous reconduisions l'amo jusqu'à sa posada, d'abord pour lui faire honneur comme c'est notre devoir, ensuite pour être bien fixés sur la situation de sa posada. – Soit, reconduisons l'amo », dit toute la société.
Giraud appuya son pouce sur le nez de Desbarolles. « Hein, demanda-t-il, que quiere usted ? – Très bien, dit Giraud, très bien. Puisque tu es en train de parler espagnol, dis à ces braves gens que nous reconduisons notre maître à la posada, et qu'ils aient à nous établir nos lits pendant ce temps-là. » Desbarolles traduisit la phrase de Giraud, et accompagna ma sortie d'un salut mélancolique.
Je fus reconduit en grande pompe à travers les mêmes rues que j'avais traversées en venant. Mon guide m'attendait à la porte. Il reçut une piécette pour sa peine, c'était la première monnaie d'argent qu'il touchait de sa vie, aussi cria-t-il « Vive monseigneur ! » ni plus ni moins que Grippe-Soleil.
Le lendemain, tout Tolède fut réveillée avec cette nouvelle qu'elle possédait dans ses murs un prince voyageant incognito. Retenez bien ceci, madame, car ceci a une plus grande importance que vous ne croyez. La plaisanterie, bonne ou mauvaise, a failli coûter la vie à cinq de nos compagnons, qui ne vous reverront un jour que grâce à l'intervention de cette bonne Providence qui, montée avec nous dans la même voiture que nous, au moment de notre départ, a bien voulu traverser la frontière, invitée sans doute qu'elle était au mariage de Son Altesse le duc de Montpensier, et nous suivit jusqu'à Tolède.
Maintenant, madame, peut-être, après ce que je vous ai dit de la dignité des aubergistes espagnols, vous étonnerez-vous de l'empressement du digne hôte et de la digne hôtesse de la fonda de los Caballeros. Tolède est une ville qui se meurt, madame. De quoi meurt-elle ? Sa fierté l'empêche d'avouer que c'est de faim.
Tolède, la vieille cité royale que se disputaient, comme le plus beau joyau de la couronne pour laquelle ils s'entr'égorgeaient, don Pèdre le Justicier, et don Henri de Trastamare ; Tolède, après avoir compté jusqu'à 100 et 120 000 habitants, en cherche maintenant, dans ses murailles désertes, 15 000 sans pouvoir les trouver. Tolède, madame, est maintenant loin de toute route, et, excepté la fameuse manufacture d'épées, séparée de tout commerce ; Tolède enfin ne vit ou plutôt ne se soutient que par les rares étrangers qui se décident à traverser un désert bien autrement désert que celui de Suez pour arriver jusqu'à elle.
Ces étrangers, qui apportent avec eux l'existence, sont, vous le comprenez, les bienvenus, et surtout par les hôteliers. Si la faim fait sortir les loups hors du bois, la faim peut bien faire sortir les aubergistes de leurs maisons. Or, les aubergistes de Tolède, je signale ce fait, ont cette spécialité qu'ils sortent de leurs maisons pour aller au marché et pour venir au-devant des voyageurs. Il en résulte que c'est dans la ville d'Espagne où il y a le plus d'affamés que l'on mange le mieux. Au reste, madame, il faut se hâter de le dire, Tolède ne mérite pas cet abandon.
Tolède est une merveille de situation, d'aspect et de lumière. Tolède a vingt églises plus richement découpées dans la pierre qu'aucune de nos églises de France. Tolède a des souvenirs à occuper un historien pendant dix ans, et un chroniqueur toute sa vie. Et tout cela, sans compter cette majesté des grandes villes mortes ou mourantes, dans laquelle Tolède s'enveloppe avec la majesté d'une reine.
Tout le monde a fait des descriptions de Tolède, madame, depuis notre bon et excellent monsieur Delaborde jusqu'à notre spirituel et pittoresque ami Achard, qui, en même temps que je vous écris à vous, écrit à Solar, et qui a réuni en lui tout ce qui a été écrit avant lui. Si donc vous voulez connaître Tolède comme si vous l'aviez vue, je vous répéterai, madame, ce qu'Alexandre écrivait de cette écriture illisible que vous savez, sur les murailles de la fonda de los Caballeros. « Lisez L'Epoque. »
Depuis six heures du matin jusqu'à quatre heures du soir, nous visitâmes Tolède, tournant autour des couvents, entrant dans les églises, montant sur les clochers, usant toutes les formes de l'admiration, et arrivant, à force d'admiration, à n'avoir plus la force d'admirer.
Si vous voyagez jamais en Espagne, madame, si vous visitez Madrid, frétez une voiture, créez une diligence, attendez une caravane s'il le faut, mais allez à Tolède, madame, allez à Tolède. Seulement précautionnez-vous de moyens de retour. J'avais négligé cette précaution, et j'ai failli rester à Tolède avec don Riégo, pour y fonder une colonie.
En effet, vous vous rappelez, madame, que j'étais venu par la diligence. Or, toujours sous l'empire de cette erreur de calcul qui m'avait fait espérer accomplir le trajet en huit heures, j'avais espéré, en prenant la diligence d'Aranjuez, qui, au dire des Espagnols toujours, n'est éloignée de Tolède que de sept lieues, j'avais espéré faire ces sept lieues en trois heures. Pas du tout, il m'était démontré maintenant que si je faisais ces sept lieues en huit heures, Je pouvais me regarder comme très favorisé du ciel.
Or, en partant de Tolède à six heures, j'arrivai à Aranjuez à deux heures juste, c'est-à-dire une heure après le passage de la diligence péninsulaire dans laquelle je crois vous avoir dit que nos sept places étaient retenues. Il fallait donc trouver un autre mode de transport. On lâcha Desbarolles à travers la ville, en mettant à sa disposition tous les fonds de la société. Desbarolles revint avec deux mules, qui devinrent à l'instant même l'objet de l'ambition générale. On tira au sort ; les mules échurent, pour les deux premières lieues, à Giraud et à Achard. Desbarolles et moi devions jouir de nos montures pendant la troisième et la quatrième lieue ; enfin Maquet et Boulanger pendant les trois dernières. Boulanger s'était retiré des rangs en déclarant son incapacité dans l'équitation, et don Riégo en déclinant son caractère de prêtre.
A cinq heures, tout était prêt pour le départ. Nous avions avec notre mayoral un contrat écrit par lequel nous étions convenus de lui donner dix douros par jour, c'est-à-dire trente douros pour les trois jours, soit cent cinquante francs. Moyennant ces cent cinquante francs, il s'était obligé, de son côté, à nous prendre sains et saufs casa Monnier, et à nous déposer, toujours sains et saufs, le surlendemain, au parador de la Collurera, à Aranjuez. Nous devions, pour être sûrs d'arriver à temps à Aranjuez, partir de Tolède à cinq heures, arriver à Villa-Mejor, petite posada située à trois lieues de Tolède, vers les neuf heures ; y coucher, et partir le lendemain à cinq heures du matin, et arriver pour déjeuner à Aranjuez. Tout cela était écrit et signé. L'homme propose et Dieu dispose.
Je vous ai dit aujourd'hui ce que nous avions proposé, madame. Vous saurez demain ce que Dieu disposa. En attendant, priez pour nous, car nous sommes, je vous l'avoue, madame, sous le poids d'un grand danger.

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