Chapitre XVIII
Grenade, 28 octobre.
Quand vous recevrez des lettres datées de Grenade, madame, vous pourrez supposer que vous avez conservé des relations et établi des correspondances avec une âme qui habite encore un des coins du ciel que vous avez abandonné pour nous depuis si peu de temps et que cette âme vous entretient de son pays enchanté et de ses impressions célestes. Grenade, plus éclatante que la fleur, et plus savoureuse que le fruit dont elle porte le nom, semble une vierge paresseuse qui s'est couchée au soleil depuis le jour de la création dans un lit de bruyères et de mousse défendu par une muraille de cactus et d'aloès : le soir, elle s'endort gaiement aux chansons des oiseaux, et le matin s'éveille souriante au murmure de ses cascatelles : Dieu, qui l'aimait parmi toutes ses soeurs, lui a fait une couronne qu'envierait un ange, couronne qui ne se fane jamais, et avec laquelle se confondent la nuit, dans un hymen mystérieux et parfumé, les étoiles du firmament, et qui s'emplit de tant de parfums que lorsque au réveil la vierge agite son front aux premières brises du matin et aux premiers rayons du soleil, les voyageurs qui passent dans les castilles voisines s'arrêtent et se demandent d'où viennent ces parfums inconnus et presque célestes ; mais Grenade était femme et partant coquette. Faites bien attention, madame, que je ne veux pas plus attaquer la coquetterie, qui est l'esprit de la beauté, que l'esprit, qui est la coquetterie de l'intelligence, et quoiqu'une robe légère d'une entière blancheur soit toujours la parure dont monsieur Planard et moi sommes enchantés, je ne répudie pas certain goût pour ces adorables fleurs artificielles par lesquelles, pendant certaines saisons de l'année et certaines années de la vie, la femme est quelquefois forcée de suppléer aux fleurs naturelles qui lui manquent.
Grenade était donc coquette, c'est chose convenue ; et malgré sa nonchalance proverbiale, elle se retournait de temps en temps pour prendre une pose nouvelle, si bien que le matin la retrouvait souvent dans une attitude bien différente de celle qu'elle avait prise le soir. Vous dire que c'était pour des yeux étrangers que Grenade s'étudiait à poser ainsi, ce serait une accusation terrible, dont moi, son ami, je me garderai bien de prendre la responsabilité. Et je suis bien convaincu qu'à cette époque encore toutes les amours de la blanche espagnole étaient la nature et le soleil, sa mère et son amant.
Malheureusement Grenade était couchée sur une colline, si bien que les curieux pouvaient la découvrir de loin sans être découverts eux-mêmes, et la surprendre quelque beau jour comme Suzanne au bain. Si chaste que l'on soit, quand on est d'habitude paresseuse, on ne peut pas toujours se retourner chastement dans son lit ; on montre, se croyant seule, son bras un peu plus haut que le coude, son pied un peu plus loin que la cheville ; les cheveux peuvent se dérouler tout à coup, et dans le brusque mouvement que l'on fait pour arrêter le flot d'or où d'ébène qui inonde les épaules, on ne s'aperçoit pas qu'un coin du voile se déchire, et que le sein blanc et arrondi se montre par la déchirure du voile. Or, qui empêche que pendant ce temps un amant, ignoré sans doute, mais présent néanmoins, n'ait collé son regard à quelque ouverture indiscrète de rocher ou à quelque clairière d'arbres, et que, doutant encore de la beauté de celle qu'il convoite, il n'ait attendu que cette imprudence pour se convaincre et que cette conviction pour agir ? Hélas, madame, ce fut ce qui arriva à Grenade.
La malheureuse fille, avec cette ignorance de la virginité qui double le danger des vierges, s'abandonnait donc sans scrupule et sans honte à tous les caprices de son esprit fantasque et changeant ; mais cette innocence en plein soleil devait amener tôt ou tard quelque terrible catastrophe, et la Lucrèce andalouse devait se perdre comme la Lucrèce romaine, par ce qu'elle croyait devoir la protéger. Par-delà Grenade il y avait les mers ; par-delà les mers il y avait les Maures. Or les Maures ont été de tout temps les hommes les plus débauchés du monde, il leur faut toujours un sérail de villes pour leurs sérails de femmes ; ils aperçurent en se haussant sur la pointe des pieds la pauvre Grenade, qui, ne se croyant pas surveillée, faisait tout ce qu'une fille ingénue peut faire, et soudain ils furent pris d'un grand amour pour la vierge espagnole. Or, les Maures ont l'exécution du désir presque aussi rapide que le désir lui-même, et un beau Jour que la pauvre enfant faisait la sieste, selon son habitude, ils fondirent en véritables vautours de l'Atlas sur la pauvre colombe de la sierra, et bâtirent une muraille toute hérissée de bastions autour de son chaste nid de mousse. Grenade cria, pleura, se défendit, voulut mourir ; mais pour gens aussi experts en matière d'amour que l'étaient les méchants Sarrasins, toutes oppositions n'étaient rien autre chose qu'une résistance affirmative ; et en amants sensés, en séducteurs ingénieux, ils ne demandèrent rien à leur nouvelle maîtresse sans l'avoir auparavant enchaînée par un magnifique présent. En conséquence, ils se mirent aussitôt à ciseler deux bijoux qu'on appelle l'Alhambra et le Généralife. A la vue de ce don splendide, Grenade fit ce qu'eût fait toute femme, elle baissa le front ; mais en baissant le front ses yeux se portèrent sur le Xenil. Le Xenil avait ce jour-là de l'eau par hasard. Grenade se vit avec sa nouvelle parure, et rougit de honte, disent les uns ; car pauvre comme elle était, Grenade ne pouvait parer son front que pour y cacher une tache ; de plaisir, disent les autres ; car coquette comme nous l'avons vue, un si merveilleux diadème devait la faire sans remords du moment où il la faisait sans rivale.
Toujours est-il que, fatiguée de la lutte, elle se recoucha sur ses coussins un peu moins vierge, mais un peu plus belle. Et tout ce que nous pouvons dire aujourd'hui, nous qui ne passons pas pour un moraliste, c'est que son déshonneur lui va, à elle, comme à bien d'autres, à ravir, et que nous ne fûmes pas trompés, nous qui étions arrivés vers elle beaucoup moins par sa virginité que par sa honte. En effet, madame, soit jalousie, soit avarice, les Espagnols en reprenant Grenade ont fait peu de chose pour elle, et ses plus beaux bijoux, ses plus riches joyaux sont encore ceux qui ont été donnés à la pauvre fille par les Maures, c'est-à-dire par ses amants. Mais vous le savez, madame, à tous les bonheurs excessifs il est des bonheurs préliminaires à travers lesquels on passe comme à travers l'aube pour arriver au jour, comme à travers le crépuscule pour arriver à la nuit. Il faut donc qu'avant d'arriver avec moi à l'Alhambra et au Généralife, vous fassiez la même route que moi. Ne vous inquiétez point, madame, la route est charmante, et si vous la trouvez longue, la faute en sera bien certainement à moi.
Nous trouverons sur la route, d'ailleurs, une petite maison qu'on appelle el Carmen de los Siete Suelos. En Espagne tout le monde est noble ou a l'air de l'être, hommes et maisons. Or, Carmen de los Siete Suelos est, dans cette chaîne non interrompue d'étonnements et de merveilles qui conduisent à l'Alhambra, un des plus charmants anneaux que je connaisse. Et cependant Carmen de los Siete Suelos avec son doux nom n'est qu'un cabaret, madame. Hélas ! oui, un simple cabaret ; mais nous avons à ce cabaret trop de reconnaissance pour ne pas vous en parler, et je vous sais trop artiste pour m'exposer à ne pas vous le décrire.
Figurez-vous en sortant de la porte de Grenade, c'est-à-dire après avoir marché pendant dix minutes sous un ciel de tôle rougie et sous un soleil de feu, figurez-vous, madame, se dressant devant vous comme par enchantement, une allée large, ombreuse, ascendante. De chaque côté de cette allée des arbres qui se rejoignent au-dessus de la tête des promeneurs, enlaçant leurs branches comme des amis qui se donnent la main. Plus de soleil, mais seulement des langues de lumière qui, tamisées par les feuilles, éclairent doucement la route sans lui rien ôter de sa fraîcheur, et impriment aux choses et aux individus cette teinte chaude et vivace que jusques aujourd'hui je n'ai trouvée qu'en Espagne. Au milieu de tout cela, des fleurs avec des parfums à faire damner un sage, des oiseaux avec des chants à faire croire un athée. Cette allée peut avoir cinq ou six cents pas de long. Au bout de cette allée le soleil éclate de nouveau dans toute sa force et dans toute sa volonté, montrant une petite maison blanche, au pied de laquelle coule un ruisseau ; sur sa muraille s'étend une treille, à l'ombre de laquelle presque toujours cinq ou six Grenadins, paresseux, Dieu merci ! comme Grenade leur mère, absorbent la chaleur, les parfums et les chants, rendant en échange à la nature qui leur donne cette fête éternelle l'éternelle fumée de leurs cigaritos. En Espagne comme en France, et plus même qu'en France, madame, la fumée du cigare est la vapeur de cet alambic humain où toutes les choses de la nature travaillent et se transforment.
Si vous suivez cette allée jusqu'au bout, madame, vous allez au Généralife ; si vous vous arrêtez à la venta de los Siete Suelos, et qu'après avoir jeté un coup d'oeil sur cette riante maison vous tourniez brusquement à gauche et que vous continuiez de monter, vous allez à l'Alhambra. Nous allions d'abord au Généralife. Mais arrivés à l'angle que forment les deux allées, nous entendîmes le cabaret dont je vous parlais tout à l'heure, lequel chantait si gaiement au soleil, en s'accompagnant de castagnettes, que nous nous arrêtâmes tout court à regarder cette maison éclatante de blancheur, sur laquelle se balançait gracieusement la silhouette mouvante des feuilles bercées par la brise de la montagne. Ce qui donnait surtout un caractère étrange à cette maison, c'était une longue grappe de piments rouges pendant à l'une des fenêtres ; on eût dit une fantaisie de Decamps. On montait dans le jardin par trois marches, et alors on se trouvait sous cette treille défrayée par un seul pied qui montait en se tordant comme un serpent noueux autour du tronc d'un figuier, et qui courait de folâtre et vagabonde façon à travers le grillage de bois que le maître du logis lui avait fait faire pour s'ébattre tout à son loisir. Sous cette treille étaient plusieurs tables de Montmorency et de Saint-Cloud, c'est-à-dire se composant de quatre troncs d'arbustes plantés en terre, de deux planches clouées sur ces quatre troncs, et d'une nappe trop courte. A l'une de ces tables, dont par prudence sans doute on avait cru devoir ôter la nappe, buvaient deux Bohémiens, deux purs Bohémiens, madame, je vous réponds d'eux, et sur trois ou quatre autres réunies en une seule, s'offrait un des plus gracieux spectacles que les yeux de l'appétit aient jamais aperçus et appréciés.
Des couverts en nombre égal à notre nombre, des assiettes représentant la prise d'Arcole, la mort de Virginie et les amours de la jeune Adèle étoilaient circulairement la table de leur zodiaque appétissant ; un vin qui semblait de la topaze en fusion brillait dans des carafes transparentes ; enfin des hors- d'oeuvre au vinaigre, dont la seule vue transformait l'appétit en faim féroce, brillaient aux mouvants rayons du soleil que la vigne voulait bien laisser tomber sur la table. Tous les regards se portèrent sur Couturier. Alors il nous avoua que c'était une surprise qu'il nous avait faite. Je vous laisse à juger, madame, vous à qui nous avons avoué notre gourmandise, je vous laisse à juger, dis-je, de quels sourires de reconnaissance cette attention fut payée.
En effet, en homme d'un sens profond, Couturier avait pensé que le Généralife et l'Alhambra nous prendraient une partie de la journée, et comme leurs généreux possesseurs n'étaient plus là pour nous offrir l'hospitalité, il n'avait pas voulu nous laisser entrer l'estomac vide dans ces jardins enchantés et dans ces palais magiques, auxquels les préoccupations de la faim auraient, tant sont faibles les pauvres mortels, dirait monsieur l'abbé Delille, auxquels les préoccupations de la faim auraient pu, disons- nous, ôter de leur valeur. Desbarolles ne se sentait pas d'aise ; sa chère Espagne nous apparaissait enfin dans toute sa splendeur. Alexandre, chez qui les grandes émotions ont un écho dans l'estomac, se mit à table ; Giraud et Boulanger serrèrent sans rien dire les crayons qu'ils venaient de tirer à la vue de ce charmant cabaret. Maquet nous annonça qu'il était onze heures, et moi je retroussai mes manches, et, défiant comme toujours, j'entrai dans la cuisine pour voir un peu quelles espèces de choses on allait nous mettre sur ces assiettes historiques.
Alors, madame, je fus frappé d'un tableau touchant, et qui me rappela, à quelques détails près, les anciens patriarches. Dans la salle précédant la cuisine, à l'odeur des côtelettes qui rôtissaient, le maître de la maison dansait gravement avec sa servante, aussi grave que lui, le fandango national, dans ce que le fandango a de plus simple et de plus honnête ; la voûte de la salle était toute constellée de magnifiques grenades pendues au plafond avec des ficelles, et destinées à être mangées à la venue de la bise, si toutefois la bise vient jamais à Grenade. Une vaste cheminée, avec un feu sur lequel bouillait un puchero, décorait hospitalièrement cette salle ; auprès de ce feu, la maîtresse du cabaret, tout en berçant un petit chérubin andalou qui dormait sur son sein, regardait, le sourire sur les lèvres, la danse de son mari et de sa servante. Un bruit cadencé de castagnettes accompagnait cette scène, et un grand rayon de soleil, qui entrait hardiment par la porte, traversait la danse, et allait faire cligner de l'oeil un magnifique chat blanc qui faisait béatement sa sieste.
Vous comprenez que lorsque je parus la danse s'interrompit ; mais sur un signe auquel mon ignorance de la langue espagnole ne me permettait pas de joindre une intonation satisfaisante, la danse recommença. Mes amis, prévenus par un mouvement de tête, s'approchèrent alors à leur tour, et restèrent, ainsi que moi, quelque temps occupés à contempler cette scène de famille, si commune dans le pays qu'il fallait être étranger pour y faire attention. Enfin, ce fut la servante, la première, qui, honteuse, quitta la partie, moitié riant, moitié rougissant, et son maître, resté seul, nous salua tout en détachant ses castagnettes et en s'étonnant du plaisir que nous paraissions prendre à une chose qui lui paraissait une occupation naturelle à tout être intelligent.
Couturier nous regarda en proférant un de ces « heim ? » qui veulent dire : vous ne vous attendiez pas à cela, n'est-ce pas ? puis, comme la servante avait profité de l'interruption de la danse pour servir les côtelettes, il nous ramena vers la table, avec un « venez ! » non moins enthousiaste que le « heim ? ». Ce fut un déjeuner charmant que ce déjeuner del Carmen de los Siete Suelos, sans compter le soleil qui était assis familièrement à notre table, et une douce brise qui caressait le soleil. Nous avions nos deux Bohémiens, auxquels une bouteille de ce même vin doré qui brillait dans nos carafes avait donné la plus haute opinion de nous, et qui, en reconnaissance du don, accompagnaient notre repas d'une chanson mélodieuse et monotone comme le bruit du ruisseau qui coulait à quatre pas de nous.
Couturier, qui, en sa qualité de presque indigène, était chargé d'avoir des idées pour les étrangers dont il s'était constitué le cicérone, Couturier nous demanda si en revenant de visiter le Généralife et l'Alhambra nous voulions voir une danse de Bohémiens. Vous comprenez, madame, que la proposition fut accueillie avec des hourras. En conséquence, Couturier s'approcha des deux Bohémiens, qui laissèrent mourir la chanson sur leurs lèvres et les sons sur les cordes de leurs guitares, pour écouter ce que ledit Couturier avait à leur dire.
Nous attendîmes le résultat de la négociation, qui se fit aussi heureusement que si l'ambassade anglaise s'y était opposée, et il fut convenu que le même jour, à deux heures de l'après-midi, le père, accompagné de son fils et de ses deux filles ornées de leurs plus belles basquines, se trouveraient tous à la venta de los Siete Suelos pour nous offrir le bal que nous demandions. Nous devions d'ici là faire connaissance avec le Généralife et avec l'Alhambra. Vous voyez, madame, que Titus, ce prétentieux occupé, n'avait pas beaucoup de journées mieux remplies que la nôtre.
Comme nous entrons dans le pays des songes, madame, vous me permettez bien, n'est-ce pas, de me recueillir quelques instants. Un songe passe si vite, et puis je veux que mon récit, vrai de tout point, ne vous paraisse pas invraisemblable. Vous ai-je dit qu'il faisait beau ? est-il d'ailleurs nécessaire de dire qu'il fait beau à Grenade ? oui, car ce me sera une occasion d'ajouter qu'il ne fait pas beau à Grenade de la même façon qu'ailleurs. Là, le ciel n'est point comme les autres ciels ; il y a une vapeur dans l'air qui tamise les couleurs et qui adoucit le ton des horizons, à tel point que l'oeil semble se reposer sur des océans de velours ; c'était ce qui nous avait frappés, surtout lorsque nous avions passé sous ce délicieux berceau de sycomores et de platanes qui conduit, comme nous l'avons dit, à la venta de los Siete Suelos.
En sortant, nous plongeâmes un dernier regard sous la voûte ombreuse, pour y chercher une fois encore ces fantastiques effets de lumière qui sont le charme inconnu, impalpable, invincible de l'Espagne. Puis nous nous acheminâmes, à travers un espace tout en flammes, vers un carrefour, au bord duquel s'élevait une petite maison blanche et au milieu duquel une porte ouverte dessinait un carré sombre. On se fût cru en face d'une métairie normande : des poules sur un fumier, des charrettes les bras en l'air, des chiens couchés paresseusement la tête entre les pattes ; enfin à droite, sous une vigne trapue, des femmes travaillant et riant, tandis qu'un bambin vêtu d'un sayon grisâtre se barbouillait, comme un véritable Egipan, de raisins noirs qu'il déchirait de ses dix gros doigts bistrés.
Cette porte, madame, qui, hâtons-nous de le dire, ne ressemble en rien à l'entrée d'un palais mauresque, est la limite du Généralife ou plutôt de ses dépendances. Ces femmes en sont les gardiennes, ces raisins que déchire l'enfant il les arrache à ces ceps qui marient leur racines aux racines des cyprès qui ont abrité Boabdil. Encore quelques pas et nous allons entrer dans l'avenue à angles obtus qui monte insensiblement vers le palais, déployant toutes ses merveilles de végétation, et découvrant peu à peu toutes ses perspectives comme pour accoutumer l'oeil aux prodiges qu'il embrassera bientôt dans tout leur ensemble.
Cette avenue rappellerait assez celles de nos jardins anglais, si les arbres n'avaient pas cent cinquante pieds de haut, si le ciel n'était pas d'un bleu indigo, si dans ce fouillis de verdure qu'on perce si difficilement du regard n'apparaissaient point des plantes inconnues, des buissons de formes étranges, des lauriers-roses mêlés avec des myrtes, si l'automne n'y confondait pas fruits et fleurs avec le printemps, si le voyageur tout ébahi ne sentait pas enfin ruisseler sur sa tête, lorsqu'il regarde en haut, les graines rubicondes des grenades crevant de maturité, s'il ne respirait un parfum de fleur d'oranger en admirant la grâce nonchalante d'un groupe de palmiers, et si enfin, au faîte de ce cyprès dont la hauteur est vertigineuse, il ne voyait reluire comme des escarboucles et des topazes les grappes de muscat blanc et rare, dont la vigne, serpent gigantesque, le couronne triomphalement lorsqu'elle a pu marier sa tête à la cime aromatique du géant, son appui.
Jamais vous n'aurez respiré, madame, plus douces violettes que celles que je cueille pour vous, et qui poussent au bord de ces chemins, sous les églantiers et sous les aveliniers touffus ; leurs couches moelleuses appellent la main ; elles tapissent le cours d'un ruisseau grondant qui fait le furieux pour un pauvre caillou jeté sur sa route ; mais on lui sait gré de sa colère écumeuse, car cette colère finit toujours par un flocon de mousse, c'est-à- dire par quelque arc-en-ciel ; car notez-le bien, madame, dans cette nature splendide les éléments s'entraident pour concourir à l'effet sublime. Le soleil donne ses feux à l'eau, dont il change chaque goutte en diamant, en perle ou en saphir. La terre fait jaillir un manteau d'herbe ou de mousse autour de chaque fleur, enfin l'air n'est si doux que pour laisser chanter dans toute la pureté de leur chant les fauvettes et les rossignols. Vous me croirez, madame, moi qui suis assez peu enthousiaste de ces sortes de choses, quand je vous dirai que cette ascension au Généralife, par l'allée que je viens de vous décrire, restera pour moi l'une des émotions les plus suaves et les plus enivrantes de ma vie.
Chemin faisant, Maquet et Boulanger, qui ne disaient mot, mais qui causaient des yeux, s'arrêtèrent devant une vigne gigantesque entrelacée à un cyprès perdu dans le ciel. Un homme travaillait à deux pas de là, ou pour mieux dire feignait de travailler, il interpréta le désir de mes deux amis, qui en ce moment avaient, en se haussant sur la pointe des pieds, emprunté l'allure du renard de la fable. Il se mit à gravir lentement, mais sûrement, les échelons noueux que formait chaque anneau de l'énorme spirale, et parvint à détacher de la tige plusieurs grappillons d'un muscat velouté comme je n'en ai vu nulle part, et qui mûrissait plein de confiance, croyant n'avoir rien à craindre que des guêpes et des oiseaux. Evidemment cet homme était un génie envoyé vers nous par la fée bienheureuse qui règne sur ce palais enchanté. Il avait mission de compléter la jouissance de nos sens ; l'oeil, la main, l'oreille et l'odorat étaient satisfaits ; le goût seul n'avait point encore pris sa part de cette fête universelle.
Au bout du troisième crochet de l'avenue, on aperçoit le Généralife ou plutôt la boîte de pierre qui le renferme comme fait un écrin d'un bijou précieux. Cette fois encore le voyageur est trompé dans ses prévisions : l'extérieur de ce bâtiment est tout rustique. Une vigne le précède, formant un large plafond de verdure et versant une ombre épaisse sur la porte basse et cintrée du mystérieux séjour. Avant de nous enfoncer sous cette porte basse, nous jetâmes un dernier regard autour de nous. A droite, la vue est bornée. On touche à un massif d'arbres étagés sur une colline qui surplombe le Généralife ; mais à gauche, perpendiculairement au mur de soutènement, le vide se fait, le ciel s'ouvre, et vous voyez à plein horizon vingt lieues de plaines coupées par deux sierras et deux fleuves. Grenade sommeille au premier plan.
Avares des moindres détails de ce trésor, nous n'anticipâmes point sur nos jouissances futures : nous apercevions sur la face latérale de gauche certain mirador, galerie oblongue éclairée par des arcades en ogive. Il était donc inutile, puisque existait ce mirador, de chercher un autre point de vue. Les Maures étaient gens d'esprit, et s'ils avaient décidé que le point de vue devait être pris de là, c'est qu'effectivement c'était de là qu'il devait être pris. Nous nous fîmes en conséquence ouvrir la petite porte basse, et nous entrâmes dans le Généralife.
Il y a d'abord une chose contre laquelle il faut que je vous prévienne, madame, c'est la fausse idée que vous avez incontestablement prise des monuments orientaux, à la Porte-Saint-Martin et au Cirque. Lorsque vous entendez nommer devant vous le Généralife ou l'Alhambra, vous voyez à l'instant même surgir aux yeux de votre imagination un amas de monuments bariolés de bleu, de rouge et de jaune, avec force portiques en ogives, force coupoles, force minarets. Rayez des pages de votre esprit, madame, tous ces alhambras fantastiques et tous ces généralifes fabuleux pour envisager avec moi les choses sous leur véritable aspect.
Figurez-vous donc, madame, au contraire, de grandes lignes simples et uniformes, au-dessus desquelles s'élancent parfois un palmier ou un cyprès, coupole ou minaret naturel du monument dans quelque coin duquel il est né. Toute cette muraille, à peine trouée de place en place par des ouvertures qui ressemblent bien plus à des meurtrières qu'à des fenêtres, a pris un magnifique ton feuille-morte sous les baisers de ce soleil, amant jaloux qui conserve la beauté de ses maîtresses avec plus de soin qu'un avare ne conserve ses trésors. Voilà pour l'extérieur, madame, quant à l'intérieur, si vous voulez en avoir quelque idée, suivez-nous.
D'abord, après avoir franchi cette porte basse dont j'ai eu l'honneur de vous dire deux mots, nous ne vîmes qu'un massif de douce verdure et de lumières harmonieusement distribuées ; pas un coin du ciel, pas un pouce de terrain n'apparaissait ; c'était comme un rêve encadré dans le cintre de cette porte noire. En regardant plus attentivement, on reconnaît que cette voûte ombreuse est formée par des ifs taillés en berceaux et en charmilles, le tout formant un carré oblong de quarante pas de long à peu près sur vingt-cinq de large. Ce carré est coupé dans toute sa longueur par un ruisseau encaissé dans la brique ; ce ruisseau a trois pieds de large, et court comme un forcené dans sa cuvette inflexible et profonde.
C'est au bord de ce ruisseau, madame, que vous pouvez vous asseoir pour oublier le monde entier ; vous entendrez seulement alors le murmure de l'eau et le chant des fauvettes cachées dans les profondeurs des ifs ; vous entendrez courir le lézard qui égratigne les murs baignés par le soleil et qui vous paraîtront du sein de l'ombre une ceinture de flamme ; mais de la terre, mais des hommes, plus rien ; puis enfin, quand votre oeil se dilatant dans l'ombre saura distinguer jusqu'au dernier les joyaux les plus obscurs de cet écrin, quand votre oreille reposée saura saisir le moindre frôlement de ces harmonies aériennes, alors vous verrez les espaliers de citrons, d'orangers et de jasmins enfermer ces jardins, dont vous pourrez vous croire la souveraine, d'une ceinture parfumée. Alors vous entendrez des bruits inconnus, formés par les ramures des hauts cyprès, que vous pourrez prendre pour les soupirs d'amour des anciens hôtes de ces palais.
Ce qu'il y a de merveilleux au Généralife, madame, ce ne sont point ses salles, ses bains, ses corridors, nous retrouverons tout cela à l'Alhambra, plus beau et mieux conservé ; ce sont ses jardins, ses eaux, sa vue. Restez donc au milieu des jardins le plus longtemps que vous pourrez, enivrez-vous de parfums comme vous n'en retrouverez nulle part ; car nulle part ne seront réunis dans un plus petit espace tant d'orangers, tant de roses, tant de jasmins ; imprégnez-vous de la molle fraîcheur qui monte de l'eau ; car nulle part vous ne verrez sourdre tant de sources, bondir tant de cascades, rouler tant de torrents ; enfin regardez par toutes les ouvertures, et chaque ouverture sera une fenêtre ouverte sur le paradis.
Et ce qui vous charmera surtout, madame, c'est cette senteur d'Arabie restée flottante dans l'air. A part les couches de blanc dont on a plâtré ces beaux murs, ciselés autrefois comme des éventails d'ivoire, et qui, en remplissant tous les interstices, n'ont plus laissé qu'une espèce de vermicelle courant sur les murailles ; à part cette espèce de désordre que la nature joyeuse d'être enfin libre après tant d'années de captivité a introduit dans les jardins ; vous croyez les Maures à cent pas de vous, et vous vous attendez à chaque instant à voir la belle sultane oréide sortir par une des portes mystérieuses du palais de Boabdil, pour venir s'asseoir sous le gigantesque cyprès qui a gardé son nom. Aussi, madame, aujourd'hui encore, quand un descendant de ces Maures qui ont possédé tant de merveilles et qui les ont perdues après les avoir possédées est triste, là-bas, de l'autre côté de la mer, au bord du lac de Bizerte ou au pied de l'Atlas, on dit en souriant : Il pense à Grenade.
Nous restâmes deux heures au Généralife ; nous y serions restés toute notre vie sans songer même à aller voir l'Alhambra, tant nous nous sentions merveilleusement reposés et satisfaits. Personne de nous n'y fit rien que boire de l'air, respirer des arômes inconnus, à l'exception de Maquet, madame, qui, à notre honte à tous, a trouvé moyen de crayonner sur son album des vers charmants que je vous envoie :
Voyageur qui suivez lentement les chemins
Du vieux Généralife aux parvis de dentelles,
Voyageur qu'assoupit le bruit des cascatelles,
Qu'enivre l'espalier de roses, de jasmins ;
La calice étoilé des grenades trop mures,
Sur votre front rêveur égraine ses rubis :
L'orange avec amour caresse vos habits,
Que veulent ces parfums ? Que disent ces murmures ?
L'eau qui frémit, la fleur qui baise vos genoux,
L'oiseau chantant, les ifs ouvrant leur palais sombre,
Du ciel offrant l'azur, le marbre versant l'ombre,
Vous disent : Voyageur, reste, reste avec nous.
Toute chose en ces lieux cherche à garder votre âme.
Défiez-vous des bruits magiques du cyprès,
Du ruisseau qui vous flatte et qui vous raille après,
Du soleil qui vous boit de ses lèvres de flamme.
Défiez-vous du chant des sirènes d'ici,
Voyageur, il pourrait vous empêcher d'entendre
Cette voix de là-bas qui vous dit, triste et tendre :
Ceux que vous oubliez vous oublieront aussi.
Les peintres eux-mêmes ont remis leurs dessins à demain, et nous avons quitté le Généralife pour l'Alhambra. Nous avons repris le même chemin que nous avions suivi pour venir. En vérité, madame, il semblait que pour nous retenir dans ces autres jardins d'Armide, les fleurs sortissent de terre plus colorées et plus odoriférantes que jamais ; les grappes de raisin, les oranges, les grenades nous faisaient une voûte à la portée de la main. Oh ! ne venez pas ici, madame, vous qui êtes libre de votre temps, de votre fortune et de votre coeur, ne venez pas ici, nous ne nous reverrions plus là bas où nous sommes forcés de retourner, nous.
Adieu, madame, ou plutôt au revoir. Si je ne craignais pas que vous me prissiez pour un fou, je cueillerais la première venue de ces fleurs et je vous l'enverrais ; peut-être vous dirait-elle mieux que moi ce que l'on éprouve dans ce paradis du monde où elle est née, et que par malheur, moi, je ne visite qu'en passant.
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