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Chapitre II


Bayonne, 5 octobre 1846.

Je vous ai tant parlé de moi dans ma dernière lettre, qu'à peine y ai-je trouvé une petite place à donner à mes compagnons. Laissez-moi vous en dire deux mots. Giraud vous les fera connaître sous le rapport physique, à moi le côté moral.
Louis Boulanger est ce peintre rêveur que vous connaissez, toujours accessible au beau, sous quelque aspect qu'il se présente, admirant presque à un degré égal la forme avec Raphal, la couleur avec Rubens, la fantaisie avec Goya. Pour lui, toute grande chose est grande, et, au contraire de ces pauvres esprits dont l'oeuvre stérile est d'abaisser sans cesse, lui se laisse prendre sans combat, s'incline devant l'oeuvre des hommes, tombe à genoux devant l'oeuvre de Dieu, admire ou prie. Homme d'études, élevé dans son atelier, ayant passé sa vie dans le culte de l'art, il n'a aucune des habitudes violentes nécessaires à un voyageur. Jamais il n'a monté à cheval, jamais il n'a touché une arme à feu ; et cependant, j'en suis certain, madame, vous le verrez, si l'occasion s'en présente dans le cours de ce voyage, enfourcher la selle comme un picador, et faire le coup de fusil comme un escopetero.
Quand à Maquet, mon ami et mon collaborateur, vous le connaissez moins, madame, Maquet étant, après moi, l'homme qui travaille peut-être le plus au monde, sort peu, se montre peu, parle peu : c'est à la fois un esprit sévère et pittoresque, chez lequel l'étude des langues antiques a ajouté la science sans nuire à l'originalité. Chez lui, la volonté est suprême, et tous les mouvements instinctifs de sa personne, après s'être fait jour par un premier éclat, rentrent, presque honteux de ce qu'il croit une faiblesse indigne de l'homme, dans la prison de son coeur, comme ces pauvres enfants que le maître surprend faisant l'école buissonnière, et qu'il fait impitoyablement rentrer à la classe, le martinet à la main. Ce stoïcisme lui donne une espèce de raideur morale et physique, qui, avec des idées exagérées de loyauté, constituent les deux seuls défauts que je lui connaisse. Au reste, familier avec tous les exercices du corps et apte à toutes les choses pour lesquelles il est besoin de persévérance, de sang-froid et de courage.
Que vous dirai-je de mon fils, que vous gâtez si obstinément que, s'il ne vous appelait pas sa soeur, il vous appellerait sa mère. Il est venu au monde à cette heure douteuse où il ne fait plus jour et où il ne fait pas encore nuit ; aussi, l'assemblage d'antithèses qui forme son étrange moi est-il un composé de lumière et d'ombre ; il est paresseux, il est actif ; il est gourmand et il est sobre, il est prodigue et il est économe, il est défiant et il est crédule. Il est blasé et il est candide, il est insoucieux et il est dévoué, il a la parole froide et il a la main prompte, il se moque de moi de tout son esprit et m'aime de tout son coeur. Enfin, il se tient toujours prêt à me voler ma cassette comme Valère, ou à se battre pour moi comme le Cid.
D'ailleurs, possédant la verve la plus folle, la plus entraînante, la plus obstinée que j'aie jamais vue étinceler aux lèvres d'un jeune homme de vingt et un ans, et qui, pareille à une flamme mal enfermée, se fait jour incessamment dans la rêverie comme dans l'agitation, dans le calme comme dans le danger, dans le sourire comme dans les pleurs. Au reste, montant résolument à cheval, tirant suffisamment l'épée, le fusil, le pistolet, et dansant d'une façon supérieure toutes les danses de caractère qui se sont introduites en France depuis le trépas de l'anglaise et l'agonie de la gavotte. De temps en temps, nous nous brouillons, et comme l'enfant prodigue, il prend sa légitime et quitte la maison paternelle : ce jour-là, j'achète un veau et je l'engraisse, bien certain qu'avant un mois il en reviendra manger sa part. Il est vrai que les mauvaises langues disent que c'est pour le veau qu'il revient et non pas pour moi, mais je sais à quoi m'en tenir là-dessus.
Maintenant passons à Paul. Puisque vous voulez non seulement nous suivre sur la carte, mais encore nous voir là où nous serons et comme nous serons, avec les yeux du souvenir, il faut donc que je vous rappelle Paul. Paul est un être à part, madame, et qui mérite une mention toute particulière. D'abord, Paul ne s'appelle pas Paul, il s'appelle Pierre ; je me trompe, il ne s'appelle pas Pierre, il s'appelle Eau de Benjoin ; cette triple appellation désigne un seul individu, noir de peau, Abyssin de naissance, cosmopolite de vocation.
Comment cette goutte de senteur est-elle éclose au penchant des monts Samen, entre les rives du lac Dembea et les sources du fleuve Bleu ? C'est ce qu'il aurait grand-peine à dire lui-même, et par conséquent ce que je ne vous dirai pas. Vous saurez seulement qu'un matin un gentleman-traveller, qui venait de l'Inde par le golfe d'Aden, et qui, après avoir remonté le fleuve Anaso, passait par Emfras et Gondar, vit le jeune Eau de Benjoin dans cette dernière ville, en eut envie, et l'acheta moyennant une bouteille de rhum. Eau de Benjoin le suivit donc, pleura trois jours son père, sa mère et sa maison ; puis, la variété des objets amena la distraction, la distraction l'oubli, et au bout de huit jours, c'est-à-dire en arrivant aux sources de la rivière Rahad, il était à peu près consolé.
L'Anglais descendit la rivière Rahad depuis Abou-Harad, où elle se jette dans le fleuve Bleu, jusqu'à Halfay, où le fleuve Bleu se jette dans le Bahr- el-Abiad ; deux mois après ils étaient au Caire. Eau de Benjoin resta six ans avec son gentleman-traveller. Pendant ces six ans, il parcourut l'Italie et apprit un peu d'italien ; la France, et apprit un peu de français ; l'Espagne, et apprit un peu d'espagnol ; l'Angleterre, et apprit un peu d'anglais. Eau de Benjoin se trouvait très bien de cette vie nomade, qui lui rappelait celle de ses ancêtres, les rois pasteurs. Aussi n'eût-il jamais quitté son Anglais, mais ce fut son Anglais qui le quitta. Le pauvre homme avait tout vu, l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Amérique et même la Nouvelle-­élande ; il n'avait plus rien à faire dans ce monde, il résolut de visiter l'autre. Un matin qu'il n'avait pas sonné à son heure habituelle, Eau de Benjoin entra dans sa chambre : l'Anglais s'était pendu avec le cordon de sonnette. Voilà pourquoi il n'avait pas sonné.
Eau de Benjoin aurait pu faire des économies au service de son Anglais, car son Anglais était généreux. Mais Eau de Benjoin n'est pas économe. En véritable fils de l'Equateur, il aime tout ce qui brille au soleil ; strass ou diamant, verre ou émeraude, cuivre ou or, peu lui importe. Il acheta donc tant qu'il eut de l'argent, entremêlant ses emplettes de quelques gorgées de rhum, car Eau de Benjoin aime fort le rhum, et si jamais il retourne au pied des monts Samen, sur les rives du lac Dembea, près des sources du fleuve Bleu, il est capable de vendre son fils au même prix que son père avait vendu le sien. Quand Eau de Benjoin se fut séparé de son dernier écu, il comprit qu'il était temps de chercher une nouvelle condition : il chercha ; et, comme il a l'oeil bon, le sourire naïf et les dents blanches, il ne resta pas longtemps sur le pavé.
Son nouveau maître fut un colonel français, qui l'emmena en Algérie. Là, Eau de Benjoin se trouva en famille. Les Arabes d'Afrique, dont il parle la lange avec toute la pureté des souches primitives, le regardèrent comme un frère un peu plus foncé qu'eux en couleur, voilà tout ; et Eau de Benjoin passa en Algérie cinq années heureuses, pendant lesquelles, touché par la grâce du Seigneur, il se fit baptiser sous le nom de Pierre, pour se réserver sans doute la faculté de renier trois fois Dieu, comme a fait son saint patron. Malheureusement pour Eau de Benjoin, son colonel fut mis à la retraite. Il revint en France pour réclamer contre cette ordonnance ; malgré ses réclamations, l'ordonnance fut maintenue. Le colonel se trouva réduit à la demi-solde. Cette réduction dans son revenu en amena une dans son domestique, et Paul se retrouva sur le pavé.
Il va sans dire qu'il n'avait pas plus économisé près de son colonel que près de son Anglais. Mais il avait fait une belle connaissance : cette connaissance, c'était Chevet. Chevet me le recommanda comme un valet de chambre précieux : parlant quatre langues, sans compter la sienne, bon à pied, bon à cheval, et n'ayant qu'un seul défaut, c'était de perdre tout ce qu'on lui confiait, voilà tout. Il s'agissait seulement de ne lui rien confier, et alors c'était la perle des domestiques. Quant à son goût prononcé pour le rhum, Chevet ne m'en dit pas un mot, devinant sans doute que je m'en apercevrais bien tout seul.
Chevet se trompait. Je voyais bien de temps en temps Eau de Benjoin rouler de gros yeux, qui, au lieu d'être blancs, étaient jaunes ; je remarquais bien qu'il appuyait d'une façon plus prononcée son petit doigt à la couture de sa culotte ; j'entendais bien qu'il mêlait confusément l'anglais, le français, l'espagnol et l'italien ; mais je sais les nègres d'un tempérament fort bilieux ; cette pose toute militaire me semblait un dernier hommage rendu à son colonel ; je comprenais enfin que lorsqu'on parle quatre langues, sans compter la sienne, il est permis de dire yes pour si et no pour non, et je continuais à ne rien confier à Eau de Benjoin, si ce n'est la clef de la cave, que, contrairement à ses habitudes, il n'avait jamais perdue.
Cependant, un jour que j'étais parti pour une chasse, où je devais rester toute une semaine, et de laquelle j'étais revenu le lendemain, je rentrai sans être attendu, et, selon mon habitude, quand je rentrai, j'appelai Paul. Ah ! Il faut vous dire, puisque vous savez déjà comment Eau de Benjoin s'était appelé Pierre, il faut vous dire maintenant comment Pierre s'était appelé Paul.
J'avais déjà, à la maison, un jardinier du nom de Pierre, qui se trouva blessé qu'un moricaud portât le même nom que lui. Je lui proposai de s'appeler autrement, lui offrant en échange de son prénom les syllabes les plus euphoniques du calendrier. Mais il refusa obstinément, invoquant son ancienneté dans la maison, et la suprématie que devait lui donner naturellement sur le nouveau venu son titre d'homme à peau blanche. Je posai le cas devant Paul, qui répondit qu'ayant déjà changé une première fois de nom, peu lui importait d'en changer une seconde ; seulement, il désirait ne pas déchoir, et me priait de lui choisir, dans la hiérarchie céleste, un patron aussi distingué que celui qu'il s'était choisi lui-même. Je ne voyais comme égal d'un apôtre qu'un autre apôtre, que le glaive qui valût la clef, que saint Paul qui ne fût point inférieur à saint Pierre. Je proposai donc à Eau de Benjoin de se nommer Paul, et Eau de Benjoin accepta. Moyennant cette concession, la paix se rétablit entre Pierre et Paul.
En rentrant de la chasse, j'appelai donc Paul. Paul ne répondit pas. J'ouvris la porte de sa chambre, craignant qu'il ne se fût pendu, comme son ancien maître. Je fus vite rassuré. Paul avait adopté non pas la position perpendiculaire, mais la position horizontale.
Il était couché sur son lit, aussi raide et aussi immobile qu'un soliveau. Je crus d'abord qu'il était trépassé, non pas de suicide, mais de mort naturelle. Je l'appelai, il ne répondit pas ; je le secouai, il ne bougea point ; je le soulevai par les épaules, comme Pierrot soulève Arlequin, pas une articulation ne plia ; je le posai sur ses jambes, ses jambes vacillèrent ; je l'appuyai contre le mur, il se tint debout. Cependant, pendant cette dernière évolution, j'avais remarqué que Paul faisait des efforts pour parler ; cela me rassura. En effet, peu à peu il ouvrit de gros yeux fixes, remua les lèvres et dit : « Pourquoi me lève-t-on ? » Tout en maintenant Paul, j'appelai Pierre. Pierre entra. « Ah çà ! Paul est-il fou ? demandai-je. – Non, monsieur. Paul est ivre. » Et il s'en alla.
Je savais que Pierre avait gardé une dent contre Paul, depuis cette malheureuse proposition de changer de nom que j'avais eu l'imprudence de lui faire, aussi j'écoutais rarement les fréquents rapports qu'il me faisait contre lui. Mais cette fois l'accusation me paraissait si probable qu'elle illumina mon esprit. Cependant, me rappelant qu'il est certain pays où l'on ne punit pas l'accusé sans l'aveu du coupable, je me retournai vers Paul, et le maintenant toujours du doigt contre la muraille : « Paul, lui demandai-je, est-il vrai que vous êtes ivre ? » Mais Paul avait déjà refermé la bouche et les yeux. Paul ne répondit pas, il s'était rendormi. Cette somnolence me parut plus convaincante que tous les aveux du monde. J'appelai le cocher, je lui dis de coucher Paul sur son lit, et de me prévenir quand Paul serait éveillé.
Vingt-quatre heures après, le cocher entra dans ma chambre et m'annonça que Paul venait de rouvrir les yeux. Je descendis, prenant tout le long de l'escalier mon visage le plus sévère, et j'annonçai à Paul qu'il n'était plus à mon service. Dix minutes après, j'entendis des cris effrayants. Paul, dont cette nouvelle surexcitait la sensibilité, Paul avait des attaques de nerfs, Paul criait de toutes ses forces qu'il n'avait quitté son premier maître que parce qu'il s'était pendu, et son second parce qu'il avait été mis à la retraite ; qu'il ne connaissait que ces deux cas qui fussent des cas rédhibitoires, et que tant que je ne serais pas en retraite ou pendu, il ne me quitterait pas.
Il n'y a personne qui se rende plus vite que moi aux bonnes raisons ; celle-là me parut excellente. J'obtins de Paul la promesse qu'il ne boirait plus ; j'exigeai la restitution de la clef de la cave, et tout rentra dans l'ordre accoutumé. Il va sans dire que de temps en temps Paul manque à sa promesse ; mais comme je sais les causes de sa léthargie, je ne suis plus inquiet, et, comme je déteste les attaques de nerfs, je ne me hasarde plus à le renvoyer.
Vous comprenez, madame, qu'au moment de partir pour l'Afrique, je m'applaudis de ma mansuétude. Si, dans cette confusion des langues que j'avais si souvent remarquée, Paul n'avait pas oublié la sienne, Paul allait me devenir de la plus grande utilité comme interprète. Voilà donc pourquoi Paul, à l'exclusion de tout autre, avait été choisi pour nous accompagner. Ce n'était plus le néophyte Paul ou Pierre que j'emmenais, c'était l'Arabe Eau de Benjoin.
Vous nous avez laissés, madame, subissant les premières oscillations du chemin de fer, le 3 octobre, vers six heures et demie au soir, juste au moment où nos maréchaux de logis Giraud et Desbarolles, partis depuis trois mois, ayant déjà parcouru la Catalogne, la Manche, l'Andalousie, frappent, selon toute probabilité, harassés de fatigue et haletants de chaleur, à la porte de quelque venta de la Vieille-Castille, qu'on se garde bien de leur ouvrir.
Quand on est sur un chemin de fer bien doux, quand il fait nuit serrée, quand cette nuit est orpheline de sa lune et en deuil de ses étoiles, quand on est menacé de cinq autres nuits de diligence, ce qu'on a de mieux à faire est de s'endormir. En conséquence, nous nous endormîmes. Tout à coup l'absence de tout mouvement nous réveilla. Quand un train qui suit les rails d'un chemin de fer cesse de rouler, on ne peut supposer que deux choses : c'est que le train est arrivé à une station ou qu'un accident est arrivé au train. Nous passâmes nos quatre têtes par les deux portières ; il n'y avait de station ni à droite ni à gauche. Nous augurâmes qu'il y avait accident. En tout cas, c'était un accident bien inoffensif, car on n'entendait aucun cri, on ne ressentait aucun mouvement ; seulement, on entendait ouvrir les voitures, et l'on commençait d'entrevoir une foule d'ombres qui s'agitaient dans l'obscurité. Ces ombres étaient non pas les ombres des voyageurs comme cela aurait pu arriver au val Fleury ou à Fampoux, mais les voyageurs eux- mêmes, qui profitaient de ce bienheureux accident pour se dégourdir les jambes aux deux côtés du railway.
Nous descendîmes à notre tour, et nous nous informâmes de l'endroit où nous étions, et des causes de cette halte oubliée au programme. Nous étions un peu au-delà de Beaugency ; une fuite s'était faite dans la chaudière, l'eau avait éteint le feu, la locomotive était morte d'hydropisie. Il fallait attendre celle que l'on ne pouvait manquer de nous envoyer de Blois, quand on verrait à Blois que nous n'arrivions pas.
Nous attendîmes près de deux heures. Au bout de ce temps, nous aperçûmes un point rougeâtre qui s'avançait flamboyant comme l'oeil d'un cyclope, et qui s'élargissait en avançant. Bientôt, nous entendîmes la respiration haletante du monstre ; nous vîmes le sillage de flamme qu'il laissait sur son chemin ; il passa devant nous rapide et rugissant, comme le lion de l'Ecriture, puis s'arrêta et revint docile et soumis se présenter à son frein de fer. Nous remontâmes en voiture, on attacha à la queue de notre train la locomotive morte, et nous reprîmes notre route. A six heures du matin, nous étions à Tours.
Vers trois heures de l'après-midi, nous traversâmes Châtellerault. Dieu vous garde de Châtellerault, madame, si vous n'avez pas la passion des petits couteaux ; il est vrai que si vous l'avez, en cinq minutes vous pouvez en faire la plus complète collection qui soit au monde. Malheureusement, on s'arrête près d'un quart d'heure à Châtellerault. Bloqués dans notre diligence par toute une population de femmes, dont la plus jeune pouvait avoir sept ans, et la plus vieille quatre-vingts, et qui nous sollicitaient sur tous les tons de la gamme, à l'endroit de leur marchandise, nous appelâmes le conducteur pour nous aider à opérer notre sortie, espérant gagner les portes de la ville à l'aide d'une trouée. Mais soit que notre plan fût mal conçu, soit que ce projet téméraire fût impraticable en réalité, à peine eûmes-nous mis pied à terre que nous fûmes dispersés, poursuivis, entourés, vaincus ! et, après une défense plus ou moins héroïque, forcés de nous rendre à discrétion. Au lieu de nous reprendre en masse au sortir de la ville, ainsi que la chose avait été dite, la diligence nous recueillit donc çà et là, comme fait une chaloupe de sauvetage de malheureux naufragés ; chacun était porteur, à sa honte, l'un d'une paire de rasoirs, l'autre d'une serpette, celui-ci d'une paire de ciseaux, celui-là d'un bistouri.
Alexandre surtout avait acheté un couteau-poignard à manche de nacre et à garniture de cuivre simulant l'argent, de la taille la plus gigantesque. On le lui avait fait un louis ; croyant couper court à la proposition, il en avait offert cinq francs, et on le lui avait laissé. Rappelez-vous ce détail, madame, si jamais vous passez à Châtellerault, il n'est pas indifférent. Quant à nous, nous pensâmes ou que les habitants de Châtellerault avaient de furieuses dispositions au commerce, ou que c'était la Providence qui, sous la figure d'une coutelière, nous envoyait à vil prix cette arme, sans doute destinée à accomplir des miracles pareils à ceux qui illustrèrent Joyeuse, Balisarde et Durandal.
Il me serait difficile, madame, de rien spécialiser de ce que nous vîmes sur la route de Châtellerault à Angoulême. Tout ce que je sais, c'est que nous montâmes de nuit les rampes de cette dernière ville, que sa position à l'intérieur des terres a fait choisir, à l'exclusion de Brest, de Cherbourg ou de Marseille, pour y placer une école de marine. C'est probablement de l'école d'Angoulême que sortait le capitaine de la Salamandre.
A quelle heure nous arrivâmes à Bordeaux, je n'en sais trop rien. Ce que je sais, c'est que nous avions perdu deux heures à Beaugency, et deux autres heures en cherchant à les rattraper, ce qui nous faisait quatre heures de retard ; il résultait de tout cet arriérage que la dernière voiture partant pour Bayonne sortait de Bordeaux par une porte, tandis que nous entrions par l'autre. C'était vingt-quatre heures de retard, car il ne partait plus aucune voiture avant le lendemain. Nous étions au 5. Le mariage du prince avait lieu le 10 ; la frontière était distante encore de cinquante lieues : il n'y avait pas une minute à perdre si nous voulions arriver.
J'achetai, moyennant 1 300 francs, une voiture de voyage qui en valait bien 500, tout au contraire d'Alexandre, qui avait acheté 5 francs un couteau qui en valait 24. Il est vrai que le carrossier m'expliqua que je faisais une magnifique spéculation, attendu que les voitures françaises étant fort estimées en Espagne, je revendrais incontestablement la mienne à Madrid, et cela trois fois le prix qu'elle m'avait coûté. J'ai peu de confiance, non pas dans ce que me disent messieurs les carrossiers, Dieu m'en garde ! mais dans mon génie personnel pour la spéculation. Cependant, il n'y avait pas à hésiter, la poste était le seul moyen de locomotion qui pût, en vingt-quatre heures, me transporter de Bordeaux à Bayonne, et en arrivant à Bayonne le lendemain dans la matinée, il y avait chance pour que je trouvasse place à la malle-poste de Madrid. Je fis donc atteler, et nous partîmes.
Il était quatre heures du soir : je n'avais donc qu'une heure de jour pour étudier le changement de paysage. L'Espagne, m’avait-on dit, commençait en sortant de Bordeaux, et, en effet, nous vîmes se coucher le soleil sur de vastes plaines qui ressemblaient fort à ces plaines de la Manche dont parle Cervantes, dans cette Iliade comique, restée, comme l'autre Iliade, sans égale, et que l'on appelle Don Quichotte. En effet, lorsque nous nous éveillâmes vers Roquefort, nous étions dans un pays complètement nouveau. Si les Landes, au lieu d'être en France, étaient à deux mille lieues de la France, nous aurions cinquante descriptions des Landes, elles seraient connues comme les plaines des pampas, comme la vallée du Nil, comme les rives du Bosphore. Malheureusement, les Landes sont entre Bordeaux et Mont-de-Marsan, ce qui fait qu'on y passe tous les jours sans les visiter jamais.
Au lever du soleil, les Landes formaient un spectacle merveilleux. Nous avions à notre droite et à notre gauche des plaines immenses, mouchetées de bruyères fauves comme la peau d'un tigre gigantesque ; à l'horizon oriental, tout était flamme, la lumière tombait ruisselante ; à l'horizon occidental, au contraire, l'obscurité livrait sa dernière lutte, et se retirait lentement, laissant traîner derrière elle les plis sombres de son manteau, encore constellé de quelques étoiles. En face de nous, c'est-à-dire au midi, la vue était bornée par une dentelure ferme et nerveuse : c'étaient les monts Pyrénées, qui découpaient leur silhouette argentée sur l'azur du ciel espagnol.
Tout cela, plaine sablonneuse, bruyères fauves, horizons sombres ou ardents, tout cela s'éveillait à l'existence, aussi jeune, aussi ardent à vivre qu'au premier jour de la création. Des alouettes montaient perpendiculairement au ciel, et chantaient en montant. Des troupeaux de moutons marchaient devant eux, conduits par des pâtres montés sur de longues échasses, et soulevaient des myriades de perdrix rouges, qui, après un vol bruyant et effaré, allaient s'abattre à cinq cents pas du lieu d'où elles étaient parties. Enfin la caille, invisible et obstinément tapie dans l'herbe, faisait entendre sa note stridente et claire, dont le grincement métallique des cigales semblait former la Lasse continue.
Au relais de Roquefort nous nous aperçûmes que l'attelage, lui aussi, avait changé de nature. Aux rétifs et hennissants chevaux blancs du Perche, aux lourds chevaux normands croisés danois, avaient succédé de petits chevaux maigres, à la queue et a la crinière flottantes, usant à la voiture, pour laquelle ils ne sont pas faits, les restes de ce sang arabe que leurs pères ont fait couler dans leurs veines, lorsque les Maures, descendus des Pyrénées, traversaient la Guyenne pour venir conquérir la France, comme ils avaient conquis l'Espagne. Nous gagnions à ce changement dix minutes par lieue. On a beau dire, la race se sent toujours, quelque part qu'elle soit et si peu qu'il en reste.
Je n'ai rien vu de plus charmant, madame, que la sortie de Mont-de-Marsan. Je crois que les derniers grands arbres de la France sont là. Dites-leur adieu si jamais vous passez à leur ombre, car vous n'en retrouverez plus de pareils ni en Espagne, ni en Algérie. Aux deux côtés d'une route unie comme un tapis de billard, ils joignent leur cime et forment un adorable berceau de verdure ; à droite et à gauche du chemin s'étendent d'immenses bois de pins, dont chaque tronc blessé par le fer, comme les arbres de la forêt enchantée du Tasse, laisse couler, non pas des ruisseaux de sang, mais une source argentée, qui n'est autre que leur sang aussi ; mais le sang des pins, vous le savez, est la résine, et l'arbre blessé, comme l'homme, meurt parfois d'épuisement.
Après les grands arbres de Mont-de-Marsan, je vous recommande le pont de Saint-André-de-Cubzac. Saluez aussi la Dordogne qui, à cet endroit, à près d'un demi-quart de lieue de large. Vous verrez encore bon nombre de rivières, ayant des pierres, ayant du sable, ayant des lentisques, ayant des myrtes, ayant des lauriers-roses même dans leur lit, mais vous n'en verrez plus guère ayant de l'eau. Quant à des ponts, vous en verrez de reste ; il est vrai que si vous tenez à ne pas tomber avec eux dans l'eau, vous serez obligée de passer à côté.
Nous arrivâmes à Bayonne vers midi. La façon charmante dont nous avions fait le voyage de Bordeaux nous avait décidés, bien plus encore que les promesses dorées de mon carrossier, à continuer notre route en poste. Je courus donc, à peine descendu à l'hôtel, chez monsieur Leroy, notre consul à Bayonne, pour le prier de viser notre passeport et de nous aider de tous ses moyens à partir sans retard. Je trouvai un homme charmant, disposé à nous rendre toutes sortes de services, mais qui m'apprit deux choses qui mettaient à néant notre beau projet ; la première, c'est que toute voiture française payait 1 800 francs d'entrée en Espagne ; la seconde, c'est qu'à cause du passage des princes, nous ne trouverions pas de chevaux de poste.
Il ne fallait donc plus songer à ce mode de locomotion. Je courus à la malle- poste : quatre places restaient dans l'intérieur, qui, du reste, ne contenait que quatre places. Je les arrêtai, je les payai, et rentrai à l'hôtel annoncer à mes compagnons ces nouvelles dispositions de voyage. La difficulté était de charger tout notre bagage sur une voiture destinée à transporter seule ment des lettres, et pour laquelle les individus sont déjà un supplément. Rien qu'en fusils et en couteaux de chasse, nous avions plus que le poids accordé en France à chaque voyageur. Mais, par bonheur, les courriers espagnols sont de meilleure composition que les courriers français, et, après dix minutes de causerie accompagnée de gestes animés et expressifs, l'affaire se trouva arrangée à la satisfaction de tout le monde.
Maintenant, trois choses me forcent à vous dire adieu, madame. La première, la longueur de ma lettre ; la seconde, l'heure de la poste, et la troisième, les cris de mon courrier qui réclame son voyageur. J'aurai l'honneur de vous écrire au premier repos. Ce ne sera pas probablement avant Madrid.

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