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Chapitre XXI


Grenade, ce 29 octobre.

Vous vous souvenez peut-être, madame, qu'excepté une retraite que j'oserai comparer à celle des dix mille, toute cette histoire de la terrasse de Grenade est restée sans dénouement. Je vous ai dit toutes les alarmes de notre pauvre Couturier, les visites empressées des senores escribanos, et les différentes évaluations faites par eux des dommages causés par cette petite pierre rouge à l'oeil gauche d'Alexandre. Le moins agréable de ces escribanos, mais à coup sûr le plus retors, s'était, malgré nos instances, et je dirai presque malgré nos menaces, installé chez nous ; et, cloué sur une chaise, incrusté devant une table, il grossoyait, grossoyait, grossoyait, ne s'interrompant que pour nous répéter, en relevant ses lunettes vertes au-dessus de ses yeux et en les fixant entre ses sourcils absents et ses cheveux jaunes :
« Messieurs, la famille Contrairas s'est rendue coupable d'un délit prévu par toutes les lois espagnoles à la fois ; peut-être si vous intercédiez beaucoup près du chef politique, les délinquants ne seront-ils point envoyés aux présides, mais ils ne peuvent manquer de payer une amende énorme, une indemnité colossale. » Puis il ajoutait avec sa funèbre urbanité et son sourire mortuaire : « Beau procès, messieurs, beau procès ! la famille Contrairas sera tout à fait ruinée dans quinze jours. » Et il se remettait à grossoyer avec le mouvement régulier et criard d'une mécanique.
Cette assurance, qu'il nous donnait avec l'impassibilité de la conviction, nous faisait frissonner de la pointe des pieds à la racine des cheveux, nous nous regardions les uns les autres avec une secrète envie d'étrangler le seigneur escribano, et de faire à son corps, le plus combustible de tous les corps que nous eussions jamais vus, un bûcher avec ses paperasses ; c'était en effet le plus court moyen d'en finir avec toute cette affaire.
C'est que, vous comprendrez facilement cela, madame, nous ne pouvions nous habituer à cette idée d'être venus en Espagne, par les pittoresques montagnes du Guipuscoa, les sables gris des deux Castilles, les plaines safranées de la Manche, sous les cyprès, les grenadiers et les vignes du Généralife, en face de l'Alhambra, et des vallées merveilleuses où sur son lit de cailloux sonores roule le Xenil, aux rives bordées de lauriers-roses, pour faire un procès même très beau à trois jeunes garçons très laids. Aussi en étions-nous arrivés, tant chaque visiteur, et les visiteurs s'étaient succédé toute la journée, tant chaque visiteur nous parlait, dis-je, avec acharnement de cette grosse pierre et des scélérats qui l'avaient lancée, à ne plus voir dans la pierre qu'un grain de sable, et dans les drôles qui l'avaient lancée que des chérubins un peu folâtres.
Songez, madame, que Grenade est le plus beau pays du monde ; songez qu'on y respire le jour tout ce que le soleil enlève de parfums à l'oranger, à la violette, aux roses et aux jasmins toujours verts et fleuris, et la nuit tout ce qu'un ciel d'azur, constellé de millions d'étoiles, peut secouer de fraîcheur sur la terre ; qu'on s'y perd à chaque pas sous des allées de bois, de lentisques et de sycomores, à travers les échancrures desquels on semble voir la face souriante de Dieu, qui a béni ce pays enchanté ; qu'on a, si l'on regarde Grenade des terrasses du Généralife, à sa gauche, les tours cuivrées du palais que pleura Boabdil ; à sa droite, l'Albaizin et ses nids de Bohèmes cachés dans les aloès et les cactus ; devant soi, une vallée verdoyante et parfumée, qui va vers un horizon bleuâtre échancrer une chaîne de montagnes qui semblent la ceinture que le Seigneur jaloux mit comme un rempart autour de la ville, à laquelle ses habitants ont donné la forme et le nom du plus doux fruit ; enfin, derrière soi, la Sierra Nevada, immense forteresse granitique, toute crénelée d'argent mat et d'argent poli. Toutes merveilles que nous avions désirées avant de les voir, et adorées après les avoir vues. Songez que, lorsque le soir nous voilait cette Grenade poétique, il nous restait la promenade insoucieuse dans la ville endormie, le théâtre embrasé par les babylès nationaux, le plaisir de se perdre en sortant du théâtre dans ces rues mystérieuses où devant de douces et indulgentes Madones brûlent des cierges parfumés ; en un mot, le droit de nous reposer si délicieusement la nuit de n'avoir rien fait dans la journée. Et voilà, comprenez-vous bien cela, madame ? voilà qu'un méchant escribano nous effaçait tout ce bonheur avec un seul trait de sa plume de corbeau. Voilà que nous avions un procès, un beau procès, un magnifique procès ! Vous figurez-vous vos pauvres voyageurs, si à l'aise dans leurs vestes de voyage, endossant leurs habits noirs pour aller visiter leurs juges ; votre serviteur, flanqué de l'interprète Desbarolles forcé d'abandonner un instant sa carabine, vous figurez-vous, dis-je, votre serviteur veillant au maintien de son droit de père et à sa dignité d'ambassadeur ? Voyez-vous monsieur Dumas hijo, en sa qualité de témoignage vivant, forcé d'entretenir sous sa paupière gauche la fraîcheur de cet arc-en-ciel qui vient d'ordinaire iriser une pommette contusionnée ? Voyez-vous Maquet pâlir sur des grosses et sur des mémoires, Giraud lever le plan des deux terrasses, et Boulanger toiser, la chaînette du géomètre à la main, la parabole décrite par ce morceau de brique grenadine, depuis la phalange d'une main espagnole jusqu'à l'orbite d'un oeil français ?
En vérité, tout cela nous constituait, vous en conviendrez, madame, une position intolérable ; aussi invoquâmes-nous d'une commune voix cette bonne Providence, la même que vous connaissez déjà, madame, pour l'avoir vue à nos côtés en divers endroits écartés, et dans différentes positions plus ou moins difficiles. Elle répondit comme toujours, la consolante déesse ! Seulement cette fois elle était vêtue d'une veste de peau de mouton, roulait entre ses doigts un chapeau relevé, entouré, avec deux pompons sur le flanc, tenait un fouet d'arriéro, et répondait au nom de Lorenzo Lopez. Elle me démêla, comme Jeanne d'Arc fit de Charles VII, au milieu de tous mes amis, qui faisaient cercle autour de l'escribano avec la stupeur de l'épouvante, et s'approchant de moi avec respect : « Senor, me dit-elle, j'ai réuni les mules qu'on est venu me commander de votre part. elles sont à l'écurie, nous partirons demain d'aussi bon matin que vous voudrez. »
L'escribano leva sa tête bombée, le suppôt d'Arimane flairait Oromase. « Votre Seigneurie partirait-elle ? demanda-t-il avec inquiétude. – Et pourquoi donc ne partirais-je pas ? demandai-je. – Parce qu'il est impossible que vous quittiez Grenade en ce moment, don Alejandro. – Allons donc ! vous plaisantez ; est-ce que je suis prisonnier, par hasard ? – Non ; mais vous avez un procès, et l'on ne s'en va pas quand on a un procès, surtout un beau procès comme celui-là. »
Tout ceci nous était dit en espagnol, idiome que nous comprenions à grand- peine ; mais il y a dans toutes les langues des discours, des phrases, des mots que tout le monde comprend sans avoir appris ces langues. Appelez cela, si vous le voulez, madame, le langage de la situation. L'interprète Desbarolles n'eut donc pas besoin de nous expliquer ce que le seigneur escribano venait de dire, son accentuation l'avait trahi. Je fis un signe à Maquet et à Boulanger, ils entraînèrent la Providence hors de la chambre.
Arimane resta seul. Alexandre vint s'asseoir près de lui en le couvrant de son oeil droit, et prêt à le contenir si besoin était. Giraud, aiguisant son crayon comme on ferait d'un stylet, alla se placer devant la porte, et, pour ne pas perdre son temps ni son intarissable bonne humeur, il commença de faire son portrait. Enfin Desbarolles se mit à rouler désespérément son pouce droit autour de son pouce gauche, mouvement qui décelait chez lui ou une grande quiétude ou une grande agitation. Cette fois il n'y avait pas à s'y tromper, les pouces de Desbarolles étaient à l'inquiétude. Je me penchai à son oreille : « Vous qui parlez l'espagnol comme Cervantes, lui dis-je, allez aider Maquet et Boulanger à débattre les prix avec le muletier. – J'y vais », répondit-il. Il prit sa carabine et sortit.
Malgré les nattes qui couvraient le plancher et sur lesquelles j'avais compté pour assourdir le pas toujours quelque peu retentissant de Desbarolles, le senor escribano l'entendit, se retourna, le vit sortir, et se gratta l'oreille avec sa plume. Dix minutes se passèrent sans qu'Alexandre, Giraud ni moi tentassions le moins du monde de réveiller la conversation. Au bout de ce temps, Maquet et Boulanger rentrèrent affectant la plus innocente insouciance.
Le seigneur escribano se retourna pour les voir rentrer, comme il s'était retourné pour voir sortir Desbarolles : en reconnaissant qu'ils étaient seuls, un rayon de joie blafarde illumina son visage. « Est-ce fini ? demandai-je le plus bas possible à Maquet. – Oui, ou à peu près ; du moins Desbarolles et le muletier se tiennent à dix francs. – Lui avez-vous dit de ne pas souffler le mot de notre départ devant le seigneur escribano ? – Non, mais je cours le lui dire. »
Mais au moment où Maquet s'élançait vers la porte, la porte s'ouvrit avec fracas, et maître Desbarolles apparut les bras en croix, la bouche en coeur, une paillette à l'oeil. « C'est fait ! » s'écria-t-il d'une voix de tonnerre. L'escribano se retourna comme s'il eût été mis en contact avec la pile de Volta, il releva ses lunettes comme c'était son habitude quand il regardait autre chose que son papier. Les plus braves pâlirent.
Il était évident que notre interprète juré venait de commettre l'imprudence prévue. En vain nos signes de détresse le lui apprirent, en vain ses bras retombèrent, en vain sa bouche passa de l'arc concave à l'arc convexe, en vain son oeil s'éteignit. Hélas ! madame, il était trop tard. L'escribano avait tout entendu, tout compris ; il plia proprement sa pancarte, essuya sa plume, et nous saluant avec une grâce menaçante, il prit congé de nous. Il n'avait pas refermé la porte, qu'une salve d'imprécations écrasait le malheureux Desbarolles.
« Vous n'avez donc pas vu mes yeux ? criait Maquet. – Vous n'avez donc pas deviné ce que voulait dire mon doigt sur mes lèvres ? disait Boulanger. – Je t'ai pourtant allongé un triomphant coup de pied, grommelait Giraud. – Ah çà ! que voulez-vous dire tous ? demanda Desbarolles effarouché ; eh ! qu'y a-t-il donc ? – Pardieu ! il y a que vous avez crié : C'est fait ! dit Alexandre. – Je l'ai crié dans ma langue maternelle, que cet Espagnol ne comprend pas, répondit majestueusement Desbarolles, espérant nous anéantir sous ce dilemme. – Oui, repris-je ; mais vous aviez les bras en guirlande : l'Espagnol a compris, et il s'est foui, comme on dit en Espagne ; cela nous portera malheur. – Oh ! sacré tonnerre ! dit Desbarolles en frappant le parquet de sa carabine, tandis que sa figure passait graduellement de l'expression de l'étonnement à celle du désespoir. – Voyons, ne vous désolez pas, lui dis-je ; cela ne remédiera à rien ; parlez- nous bien plutôt de ce muletier ; qu'avez-vous arrêté avec lui ? – J'ai retenu toutes les mules de notre homme, dit-il ; huit mules. – Je ne veux pas d'une mule, s'écria Alexandre : cela va trop doucement. – Le cas était prévu ; vous aurez un cheval, dit Desbarolles. – Et moi je ne veux pas non plus d'une mule, s'écria à son tour Boulanger : cela va trop vite. – J'avais pensé à une voiture pour vous, dit Desbarolles ; mais outre que sur certains points la route de Grenade à Cordoue est praticable à peine pour les mules, il n'y a pas une seule voiture à louer à Grenade. – Alors j'irai à pied dit Boulanger ; je ne suis pas cavalier, moi. – Ah ! cher ami, lui dis-je, ne t'inquiète point ; tu as vu les étriers mauresques des montures espagnoles ; ce sont des espèces de bottes dans lesquelles les cavaliers s'embarquent jusqu'à mi- jambe ; tu ne seras pas à cheval, tu seras en bateau. – Alors me voilà rassuré, dit Boulanger : en bateau j'irais au bout du monde. »
En ce moment, la porte tourna sur ses gonds, et Pepino, le patron de tous les pupillos français, passés et futurs, entra annonçant : « Monsieur le corrégidor. – Bon, murmura chacun de nous, nous tenons notre procès, ou plutôt notre procès nous tient. » Monsieur le corrégidor, en redingote noire, apparut alors sur le seuil, tenant un rouleau de papiers à la main ; il nous parut sinistre ; il fit trois pas et s'arrêta pour saluer.
Comme il était probable qu'un magistrat qui se présentait avec tant de solennité allait employer un langage relevé, fleuri, technique, tout percé de faux-fuyants comme les cuevas des Bohémiens, je fixai auprès de moi l'interprète Desbarolles, en le suppliant d'oublier l'anglais et l'allemand pour ne se souvenir que de l'espagnol et du français. J'avais bien raison de me précautionner ainsi : le magistrat commença par un exorde ; il posa une narration, poussa une confirmation, et conclut par une péroraison. Nous avions eu la triste chance de tomber sur un orateur.
Desbarolles suait à grosses gouttes, et il me semblait voir la mémoire liquéfiée de notre interprète s'enfuir par tous les pores.
Voici la substance de son discours, madame. « Je n'ai pas hésité, senor et senores, à me présenter devant un illustre écrivain, planète brillante escortée de lumineux satellites Il vous a été fait au moyen d'une pierre une injure, un tort, une agression même, et cela pendant que vous étiez sur une terrasse qui domine la place des Cuchilleros. Je me suis fait représenter la pierre, qui est rouge, et j'aperçois d'ici à la lueur des bougies l'oeil de monsieur votre fils, qui est vert. – Bleu, interrompit Alexandre. – Le soir le bleu paraît vert, dit Giraud ; n'interromps pas monsieur pour si peu de chose. – Qui est vert, reprit l'orateur. Messieurs, il ne dépendra pas de la justice espagnole que vous soyez vengés d'une manière terrible. Veuillez en conséquence signer cette plainte, que j'ai rédigée pour vous en épargner la peine. – Mais, monsieur, répondis-je par la voix de l'interprète, Je ne me suis pas plaint, et mon fils se déclare suffisamment vengé. »
Le corrégidor daigna sourire. « Vous n'êtes pas juge dans votre cause, senor, me dit-il. – Eh bien ! senor corrégidor, puisque la justice veut bien me faire cette politesse de se substituer à mon lieu et place, je la supplie avec tout le respect que je dois à une si grande dame d'oublier mon offense. – Cela est impossible ; nous ne souffrirons jamais qu'un illustre Français comme est le senor don Alejandro ait été impunément insulté, attaqué, frappé dans la personne de son fils. Nous sommes hospitaliers à Grenade, senores. mais je vous déclare que je ne signerai jamais une plainte qui peut ruiner une famille, senor corrégidor. – Ma foi ! senor don Alejandro, la famille Contrairas a moins de scrupules, car elle a signé contre vous une plainte en violation de domicile ; elle se porte demanderesse, elle réclame des dommages-intérêts ; de sorte que si vous ne la ruinez pas, elle vous ruinera, elle. Ce qui lui sera d'autant plus facile, ajouta le magistrat avec un coup d'oeil perçant, que vous manifestez l'intention de partir. – De partir ! qui vous a dit cela, monsieur ? – Un estimable escribano qui sort à l'instant de chez vous, et à l'empressement duquel vous devez ma visite. »
Cinq regards, acérés comme des poignards, transpercèrent le malheureux Desbarolles, qui reconnut alors toute l'étendue de sa faute. Je vis que c'était le moment de briser les vitres et de passer du Fabius au Scipion. « Eh bien ! oui, m'écriai-je, nous partirons. Nous laisserons la famille Contrairas nous ruiner si bon lui semble ; mais nous ne signerons rien ; nous ne témoignerons de rien, et surtout nous ne gâterons pas le souvenir d'une aussi adorable ville que Grenade par les ennuis d'un abominable procès ; le soleil lui-même a des taches, c'est vrai ; mais Grenade est mieux que le soleil lui- même : c'est la maîtresse du soleil. – Est-il possible, senor, que vous enleviez ainsi à la justice sa liberté d'action ? dit le magistrat. – J'aime mieux l'injustice, répondis-je. – Alors vous êtes décidé, riposta le corrégidor de ce ton qui veut dire gare. – Irrévocablement décidé. – Bueno. » Et le magistrat nous salua révérencieusement.
A peine la porte fut-elle refermée sur ses talons que je m'écriai : « Messieurs, les grandes circonstances amènent les grands pardons. Oublions l'attentat de Desbarolles. Ne nous laissons ruiner que de loin, s'il est possible ; et pendant qu'il en est temps encore, fuyons les alcades, les corrégidors, et surtout les escribanos. – Fuyons, répéta toute l'assemblée. – Oui, fuyons ; mais comment fuirons-nous ? dit Boulanger. – Nous avons un cheval, nous avons huit mules, nous avons des étriers mauresques. – Pardon, interrompit Desbarolles fort troublé, pourquoi donc parlez-vous toujours d'étriers mauresques ? Je n'ai jamais dit que nos mules eussent des étriers mauresques. Que diable ! ne me faites pas dire non plus ce que je ne dis pas. » Boulanger frémit.
« Après tout, repris-je, voyons, Boulanger, quand ils ne seraient pas tout à fait mauresques, pourvu que le pied y entre. Que diable ! le Cid se tenait bien à cheval après sa mort, tu te tiendras bien à mule pendant ta vie. – Allons, dit Boulanger, avec sa bonté ordinaire, j'essayerai, et pourvu qu'il y ait des étriers quelconques... – Mais, reprit Desbarolles, voilà justement le hic ! c'est qu'il n'y a pas d'étriers du tout, ni mauresques ni autres. – Où met- on ses pieds, alors ? demanda Boulanger. – On les laisse pendre. En hiver cela les réchauffe ; en été cela les dégourdit. – Les pieds pendent ! s'écria Boulanger ; mais l'équilibre, messieurs ; où prend-on l'équilibre ? – Dans le centre de gravité », répondit majestueusement Desbarolles.
En effet, je me rappelai que sur les routes parcourues nous avions vu passer bon nombre de voyageurs, les jambes flottant aux flancs de leurs mules. « Je crois en effet que Desbarolles a raison, repris-je, il n'y a pas d'étriers ; mais console-toi, mon cher Louis, à la selle de ces mules s'élèvent, l'un devant, l'autre derrière, deux montants rembourrés avec soin, et qui pour la plupart sont garnis de clous dorés ; ce qui fait un admirable effet, tu te le rappelles ; l'un soutient le ventre du cavalier jusqu'à la poitrine, l'autre lui comprime les reins jusqu'aux omoplates. Ainsi emboîté dans sa selle, le voyageur peut dormir comme dans un fauteuil. Or, comme nous voyagerons de jour, tu ne dormiras pas, et tu pourras même, dans cette espèce de carapace qui te laissera la liberté des bras, tu pourras faire tes croquis en marchant. As-tu de la répugnance pour voyager en fauteuil ? – Ma foi non ! dit Boulanger transporté d'aise. – Tu consentais bien à voyager en bateau ; tu seras mieux, et tu ne risqueras pas le mal de mer. – C'est-à-dire que je m'en fais une fête. – Va donc pour le fauteuil. – Va pour le fauteuil ! – Un moment, un moment ! interrompit Desbarolles. Mais on voit bien que vous ne voyagez pas comme nous depuis quatre mois en Espagne ; sans cela vous sauriez... » Desbarolles s'arrêta hésitant.
« Eh bien ! que saurions-nous, voyons ? – Vous sauriez que cette selle, dont vous venez de donner à Boulanger une description si poétique, est comme ces monnaies fictives avec lesquelles on compte, mais qui n'existent pas. Avez-vous jamais vu une pistole, vous ? – Comment ! s'écria Boulanger, la selle mauresque n'existe pas ? – Elle existe, elle existe... chez les Maures, et nous la trouverons bien certainement en Algérie ; mais vous ne la trouverez pas en Espagne, et surtout chez les arriéros. – Mais alors, qu'y trouverons- nous chez vos arriéros ? la selle à l'anglaise ? – Hum ! fit Boulanger, la selle à l'anglaise ! – Tu es comme Bertrand, dit Giraud, tu ne t'y fies pas. – Mais, reprit Desbarolles, décidé à nous faire mesurer l'abîme d'un seul coup, mais c'est que la selle anglaise n'existe pas plus que la selle arabe, pas plus que les étriers mauresques. – Tu verras, mon pauvre ami, dis-je à Boulanger, que tu seras obligé de te contenter d'un bât. – Eh ! eh ! dit Maquet ; en y attachant deux paniers. – Alors, tu voyageras en cacolet, on mettra les provisions dans les paniers, et on t'élèvera au grade d'inspecteur général des vivres. – Va pour les cacolets, dit Boulanger, quoique je me défie des nouvelles inventions. – Mais c'est que le bât est inconnu ! s'écria Desbarolles, c'est que le bât est illusoire, que jamais un seul bât n'est entré en Espagne, ou du moins n'a déshonoré le dos d'une mule. – Alors sur quoi monter, donc ? dit Boulanger ; avouez-moi cela tout de suite ; s'agit-il d'aller d'ici à Cordoue à poil nu, comme un Numide ? voyons, accouchez, Desbarolles. – Voici comment cela se pratique, répondit l'interprète : l'arrério étend une couverture sur son mulet, et fixe cette couverture avec une sangle. – Puis ? demanda Boulanger. – Puis, pour ceux qui sont habitués au vain luxe des étriers, il fixe sur le garrot de l'animal une corde à chaque bout de laquelle il pratique un noeud coulant ; on passe les pieds par cette ouverture, et je vous assure, Boulanger, que si l'on n'est ni en bateau, ni en fauteuil, ni en cacolet, on n'est véritablement pas mal. – J'irai à pied, s'écria Boulanger d'un air résolu. – A pied ? – Sans doute. – Il y a quarante-deux lieues d'ici à Cordoue, nous devons faire le chemin en trois jours, c'est treize à quatorze lieues par jour, voilà tout. – Tu te trompes, mon ami, dit Alexandre ; quarante-deux lieues de l'Espagne font soixante-six lieues de France à peu près, c'est vingt-deux lieues par jour, et non quatorze, quatre- vingt-huit kilomètres, pour parler plus clairement. Tu te sens la force d'avaler quatre-vingt-huit kilomètres en douze heures, toi ? merci ! – D'ailleurs, repris-je, tu connais le caractère de la mule ? – Oui, entêté comme une mule, cela se dit, je sais bien. – Entêtée, parce qu'elle récuse le trot, nie le galop, et ne veut marcher qu'au pas. Toi qui es peintre, voyons, n'as-tu pas vu quantité d'enseignes qui représentaient une jeune fille tirant une mule et une mule tirant une jeune fille ? qu'y avait-il au-dessous de l'enseigne ? Aux deux entêtés : mais tu n'as jamais vu sur une enseigne une mule emportant son cavalier ou sa cavalière, jamais. – C'est vrai, jamais. – D'ailleurs, ta mule essayerait de t'emporter, qu'avec l'aide de la bride... – En tirant, n'est-ce pas ? – Oui, en tirant comme cela, hein ! n'est-ce pas, Desbarolles, qu'avec une bonne bride on arrêterait la mule la plus rétive ? Voyons, répondez, morbleu ! Vous êtes familier avec les mules, vous, depuis quatre mois que vous êtes en Espagne. – Certainement, qu'on l'arrêterait avec une bride, dit-il. – Tu vois bien. – Si on avait une bride, mais on n'a pas de bride. – Pas de bride ? – Non, jamais. Oh ! le licou suffit, la mule est l'animal le plus facile à conduire que je connaisse. – Je n'arriverai jamais vivant à Cordoue, dit Boulanger ; j'irai à pied, décidément, j'irai à pied ! – Mais il n'y a que des muletiers qui puissent suivre à pied des mules, dit Giraud. – Je ferai comme si j'étais muletier. – Tu es fou. – Mais, dit Maquet, l'homme froid de nous tous, l'homme raisonnable, l'homme à ressource enfin, je ne vois pas pourquoi on se passerait de selles, d'étriers et de brides. – Je le vois bien, moi, dit Boulanger, c'est qu'on n'en a pas. – Oui, mais on peut en avoir. – Où cela ? – Chez un bourrelier, parbleu ! – Tiens, au fait, m'écriai-je, achetons, messieurs, achetons. – Cela manquera de caractère, dit dédaigneusement Desbarolles. – Eh bien ! tu monteras sans selle, sans bride et sans étriers, on ne t'en empêche pas, toi. – Et nous deux Maquet, dit Alexandre, nous allons chez un bourrelier. Venez, Maquet. » Mais Maquet avait regardé sa montre. « Messieurs, dit-il en posant sa montre sur la table, minuit va sonner, et je vous ferai observer qu'à neuf heures du soir toutes les boutiques sont fermées ; or, un marchand espagnol a trop de peine déjà à vendre gracieusement pendant le jour, pour se décider à vendre la nuit. J'ai donc donné un conseil impraticable, un conseil dont je me repens, puisqu'il a fait naître de fausses espérances, et dont je demande pardon à la société. – D'ailleurs, reprit Desbarolles, qui tenait singulièrement à avoir l'air d'un contrabandista, d'ailleurs le rendez-vous donné aux muletiers est fixé à quatre heures précises du matin, et jamais d'ici là, les marchands consentissent-ils à nous ouvrir, nous n'aurions assez de temps pour acheter étriers, selles, brides, disposer tout cela, faire nos malles, ranger les dessins, payer la note, et dormir, car enfin, messieurs, il faut bien dormir. »
Il faut vous dire, madame, que Desbarolles est un dormeur féroce. Il dormirait comme un coq, à la pointe d'un clocher, comme un héron, sur une patte. Il est vrai que même en dormant il conserve un extérieur des plus convenables.
« Dame ! il y aurait un moyen, dit Alexandre. – Lequel ? – Au lieu de partir demain à quatre heures du matin, partons demain à midi ; il fait jour à six heures du matin, les magasins ouvrent à huit ; les malles seront faites, les dessins seront rangés, la note sera payée de cette nuit ; il nous restera quatre heures, c'est plus qu'il ne faut pour acheter une selle, une paire d'étriers, une bride pour Boulanger. – Et les autres ? – Pardieu, les autres iront comme ils pourront. – Mais si demain on s'oppose à notre départ ? – Eh bien ! nous ferons une sortie. » Desbarolles courut à sa carabine. « Voilà, dit-il en prenant une pose d'escopetéro, voilà ! – Tu es fou ! Nous lutterons à six contre une ville ? – Tu as bien pris la poudrière de Soissons à toi tout seul ! Et même que tu es décoré de Juillet pour cela. Ah ! Attrape ! – Que pense Maquet ? demandai-je. – Messieurs, je pense que l'on ne tenterait pas d'employer la violence contre des gens qui sont venus en Espagne en hôtes presque royaux ; je pense que nous sommes menacés mais non encore atteints d'un procès ; que nous n'avons rien signé, que nous n'avons encore reçu ni citation ni commandement ni lettre officielle, et que par conséquent nous sommes libres de quitter Grenade à l'heure du jour ou de la nuit qui nous conviendra. Oh ! si au contraire nous étions officiellement convoqués... » Maquet en était là de sa déduction, quand un grand coup du marteau de fer retentit sur la porte de la rue. « Oh ! oh ! qui vient ici à minuit ? demanda Giraud. – Croyez-vous déjà qu'on vous assiège ? répondit Maquet. Celui qui frappe est un des pupillos de Pepino. Vous savez que ses pensionnaires n'osent rentrer chez eux que lorsque nous sommes couchés ; celui-là nous croit couchés, et il se hasarde à rentrer. Le pauvre garçon, c'est bien naturel ! – Bien, firent quelques-uns de nous avec un reste de doute. »
Ceux qui doutaient avaient raison : un pas lourd et ignorant des localités résonna sur les dalles du patio, puis dans l'escalier. enfin Pepino entra chez nous, son bonnet de nuit à la main. Il paraissait radieux. « Une lettre, dit-il. – Une lettre ! et de qui ? – De Son Excellence le seigneur capitaine général. On attend la réponse en bas. Demonio ! vous avez de belles connaissances, messieurs. – C'est bien. Dites que nous sommes couchés, et que demain à notre réveil vous nous remettrez le message de monsieur le capitaine général. – Mais, senor... – Dites cela, je vous prie. » Pepino s'inclina et sortit.
Je tenais le papier d'une main mal assurée ; je le pesais avec des pressentiments sinistres. Il me semblait qu'en l'ouvrant j'allais donner la liberté à une foule de malheurs enfermés dans une nouvelle boite de Pandore. Cependant, il fallait bien finir par ouvrir la fatale lettre, je l'ouvris, je lus le premier tout bas, et je la passai à Desbarolles pour la lire tout haut à son tour, c'était son droit. La dépêche était écrite en espagnol. Elle contenait trois lignes dont Desbarolles déclama lentement la traduction. « Le capitaine général invite monsieur Alexandre Dumas à se présenter demain chez lui à onze heures du matin. Il le prie d'agréer, etc. »
Vous le voyez, madame, monsieur le capitaine général avait sur moi un grand avantage, celui d'être concis. Cette concision frappa tout le monde : aussi n'y eut-il plus parmi nous qu'un mouvement ; on oublia selles, étriers, bâts, cacolets, brides, amour-propre et sommeil ; chacun courut aux malles, qui étaient vides, et qui se remplirent avec la rapidité de canaux pendant une inondation. Eau de Benjoin lui-même feignit de se remuer pour nous aider quelque peu. Maquet régla la dépense, Boulanger renferma les dessins, Giraud recueillit ce qui nous restait de notre splendeur passée, en huile, vinaigre, beurre, jambon, etc. Desbarolles fit en rangeant les armes partir, selon son habitude, un ou deux coups de fusil, qui heureusement ne blessèrent personne. Alexandre s'endormit avec un héroïsme dont peu de gens eussent été capables au milieu d'un pareil vacarme. Et moi, madame, me retirant dans le coin que la déférence de mes compagnons m'a ménagé, je me mis à vous écrire cette lettre, que j'achève à trois heures trente-cinq minutes du matin, tandis que mes compagnons, harassés de fatigue, dorment comme des soldats au bivouac sur un amas de bagages et de fusils.
Il me reste pour arriver à quatre heures, moment, vous vous le rappelez, madame, fixé pour notre départ, il me reste vingt-cinq minutes, que je vais tâcher d'employer de la même façon.
Daignez agréer, etc.

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