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Chapitre XXVII


Cordoue.

Voilà, de bon compte, madame, cinq lettres que je vous écris depuis notre départ de Grenade ; c'est que la route est longue, quoique peu fertile en accidents. C'est toujours la même chose. Comment déjeunerons-nous ? comment dînerons-nous ? et où coucherons-nous ? Puis, de temps en temps, pour redonner du nerf à l'intérêt qui va s'alanguissant, il est question de voleurs, qu'on ne voit pas, bien entendu, ou qui, lorsqu'ils se montrent, vous font leurs excuses très humbles de s'être montrés.
Ce qui vous frapperait surtout, madame, si vous faisiez la route que nous venons de faire, c'est cette absence absolue de villes, de bourgs et même de maisons, qui fait d'une portion de l'Andalousie, c'est-à-dire d'une des plus belles provinces de l'Espagne, un vaste désert, dans lequel vous faites dix ou quinze lieues de France sans rencontrer un voyageur, sans voir poindre une habitation. En effet, qu'avons-nous rencontré entre Grenade et Cordoue, ces deux grandes capitales de l'empire mauresque d'Abd-el-Rhaman et de Boabdil ? Deux villes où à peine nous avons pu trouver deux lits, Alcala Réal et Castro del Rio, et deux villages dans lesquels nous n'avons rien trouvé du tout.
Aussi, madame, si jamais vous avez le désir de voyager en Espagne autrement que de Bayonne à Madrid, et de Madrid à Séville ou à Barcelone, lignes privilégiées sur lesquelles on trouve les diligences ou les malles- poste, lesquelles ressemblent fort à des diligences dans lesquelles on est plus rudement secoué, voilà tout, je me permettrai de vous donner un conseil. Ce conseil sera de voyager en caravane, comme nous voyageons ; seulement vous substituerez les ânes aux mules, et vous prendrez vos auberges à Paris.
Il existe sur le boulevard Bonne-Nouvelle, madame, un bazar fondé par un homme d'esprit qui doit avoir voyagé et souffert en voyage. Ce bazar est destiné à procurer à l'honnête homme qui se déplace pour aller voir d'autres honnêtes gens que ceux qu'il a l'habitude de rencontrer boulevard Bonne- Nouvelle, boulevard Saint-Denis, ou boulevard de Gand, toutes ces petites commodités sans lesquelles la locomotion trop prolongée devient un supplice. Ce bazar a pour nom : Bazar du voyage, et est tenu par monsieur Godillot. Je vous prie de croire, madame, que ceci n'est pas le moins du monde une réclame. Si, dis-je, vous avez jamais l'envie, madame, de faire un voyage pareil à celui que nous faisons, vous trouverez donc, sur le boulevard à gauche, en allant de chez Barbedienne à la porte Saint-Denis, vous trouverez le Bazar du voyage, de Godillot et Compagnie. Là, madame, vous achèterez deux charges de mulets complètes, toutes deux montées sur leurs bâts, prêtes à être posées sur le dos de l'animal ; chaque charge contiendra une tente, trois lits, une cantine complète avec sa poêle, son gril, sa broche, madame ! monument qui manque complètement en Espagne, mais qui a dû y être connu dans les temps reculés, puisque son nom existe ; sa broche, disais-je donc ; des assiettes, son pot-au-feu, ses cuillères, ses fourchettes et ses couteaux. De plus : hache, marteau, tenaille, ciseau, tout ce qui est nécessaire enfin à la vie nomade à laquelle vous allez vous livrer. Quand vous aurez fait cette emplette et choisi vos compagnons de voyage, – je m'en rapporte à vous pour les prendre braves, spirituels et instruits, – vous partirez avec eux par le chemin de fer d'Orléans ; à Orléans, vous aurez retenu d'avance des places pour Chalon ; à Chalon, vous monterez sur le bateau à vapeur, que vous ne quitterez plus qu'à Marseille ; enfin, à Marseille vous prendrez le bateau de Barcelone.
A Barcelone, vous achèterez des ânes, – vous allez vous récrier, madame, vous allez dire que je me trompe, que ce sont des chevaux ou des mules que je vous donne le conseil d'acheter. Détrompez-vous, ce sont des ânes, de vrais ânes, de purs ânes. Mais il faut l'avouer, madame, l'âne espagnol a une incontestable supériorité, non seulement sur les ânes français, mais encore sur tous les ânes du monde, les ânes arabes exceptés. Il est vrai que, selon toute probabilité, l'âne espagnol descend de l'âne arabe, et, au contraire des descendants ordinaires, n'a rien perdu pendant ces quatre siècles de descendances.
Quand vous aurez vu les ânes espagnols, madame, vous comprendrez le fanatisme de Sancho pour son âne. Déjà du temps de Cervantes le besoin de réhabiliter l'âne se faisait sentir en Espagne, et Cervantes, comme tous les grands génies, se faisant l'expression des besoins d'une époque, l'a réhabilité. Vous achèterez donc six ânes et deux mules. Six ânes pour en faire votre monture et celles de vos compagnons, deux mules pour porter vos bagages. Ne vous effrayez pas du prix, madame ; les six ânes vous coûteront neuf cents francs ; les deux mules, trois cents ; total : douze cents ; et en quittant l'Espagne, vous revendrez le tout mille. A moins que vous ne préfériez ramener le tout en France, où vous le vendrez alors le double de ce qu'il vous aura coûté. Vous aurez ainsi une monture plus douce, aussi rapide et moins gênante que le cheval, puisque vous n'aurez qu'à le lâcher dans le premier champ de chardons venu pour qu'il y trouve sa nourriture.
Quant à vous, madame, au lieu d'entrer dans les villes et de vous installer à grand-peine dans quelque misérable venta, vous déploierez votre tente, comme aurait pu le faire Sémiramis ou Cléopâtre ; vos compagnons suivront votre exemple ; les domestiques, pendant ce temps, prépareront les uns le foyer, tandis que les autres iront acheter les provisions en ville et vous serez infiniment plus chez vous que vous ne le seriez dans la meilleure des auberges espagnoles. Si je retourne jamais en Espagne, c'est ainsi que j'y retournerai. Toutes ces réflexions me sont suggérées, madame, par la manière dont nous avons été couchés à Castro del Rio. C'est une charmante ville, madame, dans une position pittoresque ; mais passez-y de jour, si la chose vous est possible.
Nous nous remîmes en marche au point du jour. A ce magnifique clair de lune dont je vous ai parlé, avait succédé un brouillard humide qui avait un peu détrempé les chemins ; nous montâmes donc sur nos mules, si fatiguées qu'elles parussent, pour nous soustraire au désagrément de cette boue matinale. Alexandre fit comme nous, et enfourcha le malheureux Acca, qui allait de plus en plus s'affaiblissant. Le paysage était toujours le même, c'est-à-dire à la fois grandiose et accidenté. Parfois au sommet d'une montagne, dominant le chemin que nous suivions, surgissait une tour en ruine, sentinelle perdue des temps écoulés, fantôme de granit, ombre des âges féodaux.
Deux ou trois fois j'avais remarqué que le chemin, en s'escarpant au-dessus de quelque fondrière, présentait des dangers pour le pied fatigué de nos montures, les mules ; les mules ont cela de particulier, que si elles s'abattent, c'est presque toujours dans les beaux chemins où elles vont nonchalamment sans penser à leurs cavaliers ni, à ce qu'il paraît, à elles-mêmes ; les mules, à la vue de ces escarpements, prenaient connaissance des localités, flairaient pour ainsi dire le chemin et, se raidissant sur leurs jambes, passaient d'un pied assez ferme ; mais il n'en pouvait pas être de même du cheval d'Alexandre ; son laisser-aller n'était plus de l'insouciance, c'était de l'abattement : aussi deux fois, dans des mauvais pas pareils à ceux que je viens de signaler, criai-je à Alexandre de mettre pied à terre.
Vous connaissez Alexandre, madame, et vous savez avec quelle déférence il obéit aux avis paternels : Alexandre n'en fit absolument rien. Cependant je traversai le premier un troisième passage si difficile, qu'une troisième fois je lui fis la même invitation. Cette fois, selon toute probabilité, comme j'étais fort loin, il ne m'entendit point, car il descendit. Bien lui en prit... Au bout de cinq secondes, j'entendis des cris et des jurements ; je me retournai, le malheureux Acca était tombé dans la fondrière ! La chute portait sa moralité avec elle. A grand-peine, on tira Acca de son trou ; Acca était fort essoufflé et paraissait prêt à défaillir. On n'en continua pas moins de marcher ; seulement Alexandre prit son fusil et se mit à chasser. Je pris le mien pour lui tenir compagnie, et j'en fis autant ; mais toujours sans autre résultat que quelques alouettes. Au reste, le besoin de vivres était moins urgent, nous devions arriver vers les deux heures à Cordoue. Nous ne devions rencontrer aucun village sur notre route, par conséquent nous avions pris nos provisions avec nous ; elles consistaient purement et simplement en pain, en vin et en chocolat. Au moment où j'arrêtais la mule chargée de vivres, je m'aperçus qu'elle toussait avec acharnement, et que quelques gouttes de sang lui tombaient de la bouche. J'appelai Alonzo Lopez, et lui fis part du phénomène. Il parut savoir parfaitement ce que cela voulait dire, et appela à son tour Juan. L'un des deux ouvrit la bouche de l'animal, l'autre lui fourra la main jusqu'au fond du gosier, et en tira une première sangsue. Puis il renouvela l'opération et en tira une seconde. Après quoi, le sang continua de couler, mais la bête ne toussa plus. Je demandai des explications. C'est encore une chose qu'il faut que vous sachiez, madame. Presque toutes les sources, les ruisseaux, les rivières de l'Andalousie contiennent de petites sangsues fines comme des cheveux ; hommes ou animaux les avalent en buvant ; elles s'arrêtent où elles peuvent ; où elles s'arrêtent, elles s'attachent, et, une fois attachées, elles acquièrent, au grand désagrément de l'individu qui les aide à l'acquérir, le développement d'une sangsue ordinaire. Le moyen de s'en préserver est de passer l'eau qu'on boit dans son mouchoir. Eau de Benjoin nous donna un moyen qui nous parut encore plus sûr que celui-là, c'était de ne boire que du vin.
La chaleur devenait étouffante, bien que nous fussions au 5 novembre ; la chasse ne donnait pas, je remontai sur ma mule, Alexandre sur son cheval. Nous marchâmes trois heures encore sur un terrain continuellement boursouflé ; on nous avait promis Cordoue pour midi ; il était deux heures : nous demandions Cordoue à cor et à cri. Enfin nos guides nous promirent que, lorsque nous aurions franchi un dernier mamelon qui se dressait sur notre route, nous verrions Cordoue.
Nous franchîmes le mamelon et, en effet, non pas immédiatement, mais après avoir traversé un pli de terrain qui s'étendait encore sur notre chemin, nous aperçûmes la ville tant demandée. Il y a dans certains noms de ville un singulier prestige ; dès l'enfance, ces noms ont résonné à notre oreille d'une façon étrange : Memphis, Athènes, Alexandrie, Rome, Constantinople, Grenade et Cordoue, sont de ces noms-là ; on a, depuis que l'âge du désir est en nous, été poursuivi du désir de voir ces villes aux noms historiques et pittoresques ; on y a si souvent pensé, si souvent la crainte de ne pas les visiter, malgré le désir qu'on en a, est venue vous traverser l'esprit, qu'on s'en est fait une image selon son imagination ; on a vu en rêve la ville que l'on craignait de ne pas voir en réalité ; puis le jour se lève où les obstacles ont disparu comme ces nuages que chasse le vent ; on part, on traverse l'espace, on demande, on s'informe, on presse le pas, on arrive ! La ville désirée vous apparaît enfin au pied d'une montagne, au bord d'un lac, ceinte d'une rivière ; vous vous arrêtez, vous soupirez ; tout votre rêve est détruit, toute votre illusion envolée ; vous ne voyez rien de ce que vous avez cru voir ; vous soupirez, et vous dites : C'est donc cela !
Il est vrai que le premier aspect des villes est presque aussi trompeur que le premier aspect des hommes. Lorsque j'entrai à Rome, je crus entrer dans une ville bâtie par Louis XV pour madame de Pompadour. Ce n'est pas la situation qui manque à Cordoue, c'est l'aspect. En effet, Cordoue, adossée aux dernières rampes de la Sierra Morena, dominée par ces pics sombres qui ont fait donner aux montagnes qu'ils couronnent le titre de montagnes Noires, couchée au bord du Guadalquivir, la plus grande rivière ou plutôt le plus grand fleuve de toute l'Espagne, Cordoue, chauffée par son soleil mauresque, Cordoue est dans une admirable situation ; seulement, Cordoue, masse de maisons sans ombre, sans jardins, sans monuments autres que la cathédrale, Cordoue, malgré les trois ou quatre palmiers qui balancent au dessus d'elle leurs gracieux éventails, Cordoue manque d'aspect.
Il est vrai que, comme toutes les bonnes choses, Cordoue gagne à être connue. En attendant, il n'en est pas moins vrai que Cordoue n'est point à la première vue la Cordoue que vous vous êtes faite. Aussi, comme il faisait très chaud, que le soleil frappait d'aplomb sur nos têtes, nous passâmes bien vite de la contemplation à l'action, et nous nous remîmes en marche. Mais un incident nous arrêta... Quelque instance qu'on lui fît, le malheureux Acca ne voulut jamais repartir.
Tout à coup, et comme nous regardions en cercle cette lutte, dont le résultat commençait à nous paraître fort douteux, Alexandre s'écria : « Messieurs, je m'écroule. » En effet, Acca manquait par sa base : il tomba sur les genoux de devant, plia sur les jarrets de derrière, allongea la tête, tira la langue, poussa un soupir, et se coucha.
Alexandre écarta les jambes et se trouva sur ses pieds. « Eh bien ! qu'a-t-il donc ? demanda Desbarolles. – Il a qu'il est mort, répondit Giraud. – Allons donc ! » Lopez et Juan ne firent qu'un signe de tête, mais si expressif, qu'il n'y avait pas à s'y tromper.
Acca était parfaitement trépassé, trépassé à la vue de Cordoue, où l'attendait le repos, comme trépasse un naufragé à la vue du port. Alexandre tira son livre de notes et écrivit : « La méthode Baucher ne convient pas aux chevaux andalous. »
Ce fut, à part les doléances des muletiers, toute l'oraison funèbre du pauvre Acca. On lui ôta sa selle, Acca était le seul qui portât ce vain ornement, qu'on avait cru devoir accorder à son titre de cheval, on lui ôta sa selle et l'on en chargea la mule aux bagages. Puis on l'abandonna aux corbeaux, sans même juger que sa peau méritât la peine d'être recueillie. « Ma foi ! dit Alexandre, je suis satisfait au moins de savoir à quoi m'en tenir ; j'avais un cheval, et j'allais à pied ; j'étais comme les dragons, je ne savais pas si j’étais dans l'infanterie ou dans la cavalerie, maintenant au moins je suis fixé. »
Cordoue était loin encore, mais du moins on voyait Cordoue : quoique ce soit une grande impatience que de voir et de ne pas atteindre, c'est cependant en même temps une consolation. Cette consolation nous soutint pendant deux heures de marche, durant lesquelles nous fîmes deux lieues et demie à peu près ; puis nous nous trouvâmes sur les rives du Guadalquivir.
A cet endroit, le Guadalquivir est grand comme la Marne et ne porte pas encore bateau. Nous trouvâmes un bac et non pas un pont. J'avais presque autant entendu parler du pont de Cordoue que du pont de Tolède ; comment donc se faisait-il que pour la première fois où je trouvais de l'eau, je ne trouvasse pas de pont ?
Nos muletiers nous expliquèrent qu'en passant sur le pont, nous eussions payé un réal par homme et un réal par bête, ce qui faisait quelque chose comme dix-sept réaux, c'est-à-dire quelque chose comme quatre francs cinq sous ; tandis qu'en passant par le bac, nous ne payions que deux sous par homme et deux sous par bête, ce qui faisait quelque chose comme trente- quatre sous. Pour nous économiser trois francs entre huit, les misérables nous avaient fait faire un détour d'une lieue. L'intention était bonne ; mais l'enfer, on le sait, est pavé de bonnes intentions.
Nous avions épuisé tous nos liquides et nous mourions de soif depuis deux heures ; depuis deux heures nous tirions droit sur le Guadalquivir ; comme une meute altérée, nous voyions enfin, après deux cent cinquante lieues faites à travers l'Espagne, un fleuve avec de l'eau, et nous espérions que, sauf les sangsues, que nous avions un moyen de combattre, c'était de l'eau à boire. Erreur !
En arrivant, nous nous aperçûmes que ce que roulait le Guadalquivir, et que nous avions pris de loin pour de l'eau, était une espèce de boue liquide, ayant la couleur et le compact, sinon le goût, d'un immense courant de chocolat à la crème.
Nous nous regardâmes en nous grattant l'oreille avec un ho, ho ! des plus expressifs.
« Il faut arriver à Cordoue, dit une voix. – A Cordoue ! à Cordoue ! » répétèrent toutes les autres, comme dans le Régulus de Lucien Arnault tous les comparses du Théâtre-Français criaient : « A Carthage ! » ce qui était d'un effet magnifique.
En conséquence, nous nous entassâmes dans le bac pêle-mêle avec les chiens, les chevaux et les mules d'une autre caravane que les passeurs faisaient attendre depuis dix minutes pour nous passer tous ensemble d'un seul coup. Il y eut un moment de confusion qui rappelait assez exactement l'embarquement dans l'arche ; après quoi, à l'exception de femelles de notre espèce, nous nous trouvâmes embarqués. Tout embarquement, à moins de naufrage, implique un débarquement ; cinq minutes après nous débarquâmes donc sur l'autre rive du Guadalquivir.
Nous nous trouvions dans une espèce de petit bosquet d'oliviers assez agréable : au-dessus de la cime rabougrie des oliviers, nous apercevions la flèche de la cathédrale de Cordoue, notre étoile polaire. Un chemin tracé par les pieds des animaux et par les roues des charrettes nous traçait notre route. Nous étions tous à pied ; c'était notre habitude dans les grandes circonstances : depuis longtemps nous avions remarqué que nous allions bien plus vite à pied qu'à mule. Nos arriéros, que nous avions laissés en arrière pour régler nos comptes avec les passeurs, nous suivaient de loin.
Paul était perché sur les bagages, qu'il ne quittait jamais. Depuis qu'il avait eu l'idée de se faire ficeler au-dessus des malles, comme un sac de nuit, sa quiétude était parfaite ; et assis les jambes croisées, à la manière des orientaux et des tailleurs, sur la plate-forme des bagages, il semblait, s'épanouissant sous ce soleil qui lui rappelait celui de Gondola, quelque divinité des bords du Gange, que des voyageurs curieux rapportaient de l'Inde pour en faire don à un musée européen. Nous continuions à chercher de l'eau.
Une maison nous apparut toute brodée de treilles, qui jetaient sur elle une ombre bleuâtre d'une couleur adorable ; dans un autre moment les peintres se fussent arrêtés et eussent croqué la maison. L'idée ne leur en vint même pas ; ils se précipitèrent vers la maison et frappèrent d'un même coup à toutes les fenêtres et à toutes les portes, en criant : « Agua, agua ! » La maison étaie solitaire, ou les habitants étaient morts de soif ; nous ne fûmes jamais bien fixés là-dessus ; mais la chose qui ne nous laissa aucun doute, c'est que l'on ne nous ouvrit point. Rien n'altère comme une espérance déçue. Cordoue se rapprochait visiblement ; mais il y avait à craindre que la rage se manifestât dans la caravane avant que nous atteignissions Cordoue. Les uns mâchèrent quelques feuilles de vigne. Hélas ! ce n'était plus comme à Grenade, les raisins étaient absents des treilles jusqu'aux derniers grains. Les autres essayèrent de manger des olives fraîches ; ceux-là, Dieu leur fasse miséricorde en l'autre monde, ils l'auront bien mérité dans celui-ci. Enfin, nous atteignîmes un petit sentier assez ombreux, et par conséquent assez frais, qui eût ressemblé à ces charmants chemins qui donnent entrée aux villages de Normandie, si les deux haies qui bordaient ce sentier n'eussent été formées par d'immenses aloès.
A l'extrémité de ce sentier, nous débouchâmes dans une prairie, puis dans une petite plaine, à l'extrémité de laquelle, c'est-à-dire à mille pas de nous à peu près, nous voyions s'étendre dans la forme la plus pittoresque du monde la muraille mauresque qui aujourd'hui encore ceint la ville des califes. Au centre de cette muraille, à gauche de la cime d'un beau palmier, qui se déployait comme le panache d'un guerrier gigantesque au-dessus des remparts, s'ouvrait une trouée ogivique qui semblait pleine de fraîcheur, étant pleine d'ombre. C'était la porte de la ville.
Nous tendîmes à l'instant même vers ce but. Mais en avant de cette porte existait un objet qui attirait toute notre attention. Cet objet était une espèce de hangar, habité par quelques individus des deux sexes, entourés d'une myriade d'enfants, les uns debout, les autres assis. Chacun se demandait ce que pouvait être cette baraque, et que pouvait faire cette population de marmaille qui paraissait savourer avec délices un aliment dont la distance nous empêchait de distinguer la nature. Toutes les intelligences de la troupe étaient tendues, mais inutilement, vers ce grand problème. Un éclair m'illumina. Je me rappelai Naples. « Giraud, m'écriai-je, cocoméri ! cocoméri ! » Vous vous rappelez Naples, vous aussi, madame, eh bien, cette baraque était celle d'un marchand de pastèques, et toute cette population se grisait, comme Arnal, avec du melon. Tout disparut à l'instant même à nos yeux, madame, Cordoue, ses murailles, sa mosquée, sa porte, son palmier, ses souvenirs ; nous nous précipitâmes vers la baraque en criant : « Cocoméri ! cocoméri ! »
Nous étions armés, et d'un aspect, il faut le dire, assez peu rassurant, surtout après ce voyage à travers terres : les enfants prirent peur les premiers, et se sauvèrent en faisant des cris inhumains ; les hommes les suivirent en emportant leurs plus gros melons, qu'ils espéraient sauver aussi. Une seule femme resta.
Je ne sais rien de plus brave en face des invasions qu'une femme très laide, si ce n'est une très jolie femme. Notre héroïne était très laide. Elle paraissait résignée à tout. Desbarolles lui expliqua dans un castillan très altéré que nous étions d'honnêtes voyageurs mourant de soif, et que notre plus grande ambition était pour le moment d'avoir chacun un melon, en le payant, bien entendu. La prétention parut des plus justes à notre marchande, qui mit tout son magasin à notre disposition.
Ah ! madame, si vous nous aviez vus nous ruer sur les melons, trois jours auparavant objets de nos dédains, quand Pepino se hasardait à en glisser un sur notre table, quelles réflexions sans fin cette vue lamentable n'eût-elle point inspirées à votre esprit si philosophique ! La peur de l'hydropisie nous arrêta seule. Giraud et Alexandre avaient entamé leur troisième melon, lorsque mes effroyables prédictions le leur firent tomber de la bouche à moitié dévoré.
Pendant ce temps-là, la caravane nous rejoignait ; de loin, nous apercevions Paul qui suçait quelque chose avec sa sensualité ordinaire. C'était un énorme cocoméro qu'il avait découvert dans les bagages de la caravane qui avait passé le bac en même temps que nous, et qui lui avait coûté la somme de dix centimes. Nous payâmes les nôtres, qui étaient un peu plus petits, un réal la pièce. Nous en fîmes l'observation à la marchande, qui nous répondit avec dédain que le cocoméro de Paul était un cocoméro d'occasion. Paul ne s'était pas dérangé, madame, et une demi-heure avant nous, il avait eu moins qu'à moitié prix un melon d'une grosseur double des nôtres.
Avouez, madame, que sous tous les rapports Paul est un être privilégié. Nous n'avions plus rien à faire ; nous étions, momentanément du moins, rafraîchis et reposés. Nous nous acheminâmes vers la ville. « Ah ! sacrebleu ! » dit Maquet. Nous nous retournâmes quelque peu effrayés : Maquet ne jurait que dans les grandes occasions. « Quoi ? – Et la douane ? – Ah ! c’est vrai, la douane ! dit Boulanger. – Est-ce qu'il y a une douane à Cordoue ? demandai-je en interrogeant du regard Giraud et Desbarolles. – Hélas ! oui, répondit Giraud. – Et des plus sévères même, ajouta Desbarolles. – Bon ! en voilà pour deux heures ! dit Alexandre. – Il y a une chose bien simple, répondis-je. – Laquelle ? – Nous laisserons les clefs à Paul, nous laisserons Paul avec les muletiers, les muletiers avec les bagages, et Paul, les muletiers et les bagages nous rejoindront à l'hôtel de la Poste. » On nous avait d'avance, à Grenade indiqué l'hôtel de la Poste comme celui auquel nous devrions descendre. « Bravo ! » cria tout le monde.
Nous nous engouffrâmes sous la porte. Il y avait de l'autre côté de cette porte encombrement de populaire. Le populaire nous attendait ; les moutards fugitifs nous avaient annoncés, et les curieux, assez peu récréés dans leur ville de Cordoue, s'étaient amassés sur notre route pour se donner la satisfaction de nous voir. Nous présentâmes nos passeports au corps de garde, tandis que nos mules et nos muletiers s'arrêtaient à la douane. Ces deux établissements, douane et corps de garde, sont situés chacun d'un côté de la rue. L'officier était au poste ; il nous salua gracieusement et presque sans visiter le passeport de mes compagnons, après avoir jeté les yeux sur le mien : « Passez, messieurs, nous dit-il, passez, nous vous attendons depuis longtemps. – Vous nous attendez ? – Oui. Nous savions que monsieur Alexandre Dumas était en Espagne, et nous comptions bien qu'il ne quitterait pas l'Espagne sans visiter notre ville. »
Nous passâmes en général ; et moi en particulier, j'adressai quelques remerciements à l'officier, et nous nous remîmes en marche. Muletiers et mules nous suivirent. « Eh bien ! demandai-je à Paul, la douane ? – Oh ! fit Paul, le chef des douaniers a vu le nom de monsieur sur les malles ; il m'a demandé si monsieur était l'auteur de Monte-Cristo, je lui ai dit que oui, et il a répondu : « C'est bon, passez. » – Sans rien visiter ? – Sans rien visiter. » Je revins sur mes pas, et j'allai remercier le chef de la douane, comme j'avais remercié le chef du poste.
Je vous raconte un fait, madame, que vous attesteront mes cinq compagnons, et que je ne vous raconterais point s'ils n'étaient là pour l'attester. Connaissez-vous rien de plus littéraire et de plus poli que les soldats et les douaniers de Cordoue ?
Un quart d'heure après ce triomphe, nous entrions dans l'hôtel de la Poste.

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