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Chapitre XXXIV


Séville, 8 novembre 1846.

Ah ! madame, priez pour ceux qui voyagent sur la route de Cordoue à Séville, et réciproquement, comme on dit en termes de poste. De tout mon corps, je ne puis plus remuer que la main droite, et encore est-ce à force de précautions, parce que j'avais promis de vous écrire, et parce que je tenais à garder ma promesse. Hélas ! oui, madame, on consentit à déloger le conducteur au bénéfice de l'un de nous ; il y eût même à ce sujet, entre Boulanger et moi, un combat de générosité à qui prendrait cette malheureuse boîte collée comme une loupe au front de la malle-poste ; un combat près duquel celui de Pythias et Damon était certainement bien peu de chose.
Boulanger l'emporta en alléguant qu'il était de dix-sept jours plus jeune que moi, et que par conséquent la meilleure place m'était due comme à son aîné. Je cédai : en le démentant j'eusse eu l'air de vouloir cacher mon âge, et c'est une faiblesse que je n'ai pas encore, quoique pour me distinguer d'Alexandre, j'aie le désagrément de m'entendre généralement appeler Dumas d'Utique par nos compagnons de voyage. Espérons, madame, que je ferai meilleure fin que le nouveau patron que l'on m'a donné depuis mon entrée en Espagne. De mes autres compagnons, c'est-à-dire de Maquet, de Giraud et de Desbarolles, je puis rien vous dire, attendu que je suis parti une heure avant eux et qu'ils ne doivent arriver que douze heures après moi. Revenons donc à nous.
A midi, Boulanger s'installa dans sa boîte et moi dans la mienne ; toute la différence qu'il y avait entre nos deux boites, c'est que celle de Boulanger était petite et la mienne grande, celle de Boulanger solitaire et la mienne habitée. Le conducteur avait pris place à côté du postillon, sur une petite planche collée en avant du coupé. Les habitants de la grande boîte, c'est-à- dire mes compagnons de voyage étaient, l'un un négociant français, nommé Poutrel, qui avait assisté au fameux dîner de Madrid ; vous savez, madame, celui où l'on fuma au dessert pour cinq cents francs de cigares. L'autre était un gentilhomme de Séville, arrivant d'un voyage d'Italie et regagnant ses pénates. C'était une bonne fortune que ces deux compagnons de voyage, l'un parlant avec moi de la France que nous quittions tous deux, l'autre me parlant de Séville où nous allions tous trois.
Dès qu'on m'aperçut, il y eut entre le gentilhomme espagnol et Poutrel un autre combat faisant pendant à celui qui avait déjà eu lieu entre Boulanger et moi. Comme j'étais arrivé le premier, je n'avais droit qu'à la place du milieu. Chacun de mes deux compagnons voulut me donner son coin. Je les ai soupçonnés depuis, pardon de cette mauvaise pensée, madame, je les ai soupçonnés depuis de savoir ce qu'ils faisaient. Je me débattis longtemps ; enfin, comme j'avais fait avec Boulanger, il me fallut céder. J'optai pour le coin de Poutrel. Je pris ce malheureux coin, et je m'y installai.
Après force adieux à nos compagnons qui, une heure après moi, devaient prendre la même route, nous partîmes. Notez, madame, qu'Alexandre n'a point reparu. Je le demandai, je le réclamai, il ne parut point. La voiture partit.
Aux premiers tours de roue, je commençai à soupçonner dans quel abîme de douleurs j'étais tombé. La malle-poste, qui allait comme le vent, bondissait sur le pavé de Séville comme si les roues eussent été en gomme élastique ; par malheur l'intérieur était assez parcimonieusement rembourré pour que tous ces bondissements-là eussent un grave inconvénient. Comme je connaissais de longue main le pavé des villes espagnoles, cela ne m'inquiéta point trop d'abord. Mais une fois sur la grand-route, quand je vis que cette danse continuait, je pris de graves inquiétudes. Mes deux compagnons paraissaient parfaitement habitués à cet exercice, et ne se plaignaient même plus. J'entendais au-dessus de moi Boulanger qui, de son côté, dansait dans sa boîte comme une noisette dans sa coque.
De temps en temps un cri d'impatience ou un gémissement de douleur me prouvait qu'il faisait son apprentissage ; l'apprentissage lui paraissait rude. J'interrogeai mes compagnons. Poutrel en était à son dixième voyage en Espagne. Quant au gentilhomme, il était Espagnol. Cet état de choses devenait grave. A moins que je ne voyage avec quelqu'un dont la conversation m'intéresse énormément, j'ai cette bonne ou mauvaise habitude, la chose peut s'envisager sous l'un ou l'autre point de vue, de dormir avec acharnement du moment que j'ai mis le pied dans une voiture. Il semble que je profite de ces moments perdus qu'il faut consacrer à la locomotion pour me rattraper de ce sommeil, après lequel, dans les circonstances ordinaires de la vie, c'est-à-dire quand je travaille quinze heures sur vingt-quatre, je cours toujours, sans l'atteindre jamais. Je m'empaquetai la tête de tous les foulards que je pus trouver, puis, pardessus mes foulards, je tirai mon capuchon, j'espérais ainsi amortir les coups. Tout fut inutile ; au bout d'un quart d'heure de déception, je fus forcé de reconnaître l'impossibilité où je me trouvais d'appuyer ma tête contre les parois de la voiture.
Force me fut d'imiter l'exemple de mes compagnons. Poutrel se suspendait des deux mains aux réseaux du plafond, ce qui le maintenait dans une position verticale ; le gentilhomme espagnol avait passé son bras dans une embrasse, et à l'aide de ce contrefort il éloignait les os de sa tête de tout contact. Il me restait à causer et à regarder le paysage. Je causai le plus longtemps que je pus, de la France avec Poutrel, de l'Italie avec le gentilhomme espagnol, mais toute conversation a sa fin, et force me fut de revenir au paysage. Malheureusement, de Cordoue à Séville le paysage n'a rien de pittoresque. Puis un inconvénient, plus qu'un inconvénient, un malheur vînt se joindre à ceux qui nous poursuivaient déjà.
Une pluie, une de ces pluies comme on n'en voit que dans les pays méridionaux, commença de tomber du ciel. Il n'est pas, madame, que vous n'ayez lu dans la Genèse la description du déluge universel qui arriva l'an... Eh bien ! le déluge universel était une bourrasque en comparaison de ce qui se passait entre le ciel et la terre, sur la route de Cordoue à Séville, hier mercredi 7 novembre 1846. C'étaient des torrents d'eau, avec accompagnement de tonnerre et d'éclairs comme je n'en ai jamais vu ni entendu.
J'eus un instant l'idée que Boulanger allait être noyé dans sa boîte, sans que ses cris pussent être entendus au milieu de cet affreux tapage, et je fis arrêter la voiture pour l'interroger. Heureusement son réceptacle était à claire-voie, et rendait par en bas ce qu'il recevait par en haut. Je lui passai mon burnous et ma mante pour le fortifier encore contre la pluie, et la malle-poste reprit son chemin. La nuit vint. La pluie, qui semblait ne pouvoir augmenter, redoubla de violence.
Comment je passai cette nuit, tantôt jeté sur Poutrel, tantôt renvoyé contre les parois osseuses de la voiture, c'est ce qu'il me serait impossible de dire. C'est une de ces nuits qui, après avoir laissé des marques par tout le corps, laissent un souvenir dans toute la vie. Certainement, si Dante eût connu ce mode de locomotion, nous eussions vu dans son Enfer quelque damné, et des meilleurs, comme dit Hugo, grinçant des dents aux portières de la malle- poste de Séville. Cependant, il y a une chose remarquable, c'est que le temps passe dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Le jour vint, les torrents de pluie continuaient ; on ne voyait le paysage qu'à travers un voile, nous avions traversé Icija et Carmona sans que je fusse en mesure de donner la moindre attention à ces deux petites villes, enfin au point du jour nous aperçûmes Alcala. Tout le souvenir qui m'en reste, madame, au milieu de l'étourdissement que j'éprouvais, c'est l'aspect d'un vieux château sur une montagne qui m'a paru encore plus vieille que lui. Au pied de cette forteresse, dont les remparts ont l'aspect le plus pittoresque, coule au fond d'un ravin une rivière qui, sous prétexte qu'elle a un peu plus d'eau que les autres, fait grand bruit. Mais je dois l'avouer, ce qui me frappa le plus agréablement, dans tous les renseignements que j'obtins sur Alcala, c'est qu'Alcala n'est qu'à trois lieues de Séville.
A la dernière porte, on nous arrêta pour demander si monsieur Alexandre Dumas était parmi les voyageurs : monsieur Alexandre Dumas se montra en cachant de son mieux les bosses dont son front était orné. Là, il apprit que pendant deux jours la voiture du marquis de Aquila l'avait attendu ; on avait su sa prochaine arrivée à Séville, arrivée retardée par l'excursion de la sierra, et l'un des premiers gentilshommes de Séville avait envoyé sa voiture pour qu'il fît dans la capitale de l'Andalousie une entrée digne de lui. Vous voyez, madame, qu'on n'est pas moins galant pour votre ami à Séville qu'à Cordoue. Quant à moi, je ne comprends rien à tous ces honneurs, cette bonne et chère France, notre tendre mère, ne nous ayant jamais gâté à ce point.
L'idée que nous approchions de Séville s'était étendue comme un baume sur toutes mes douleurs. Poutrel et moi avions le cou tendu hors des ouvertures de notre coupé pour voir du plus loin possible cette bonne ville, où il y a des philanthropes qui envoient leurs voitures au-devant des étrangers, en vertu de la connaissance parfaite qu'ils ont sans doute de la façon dont sont confectionnées les voitures de l'Etat. Quant à Boulanger, je n'osais pas demander de ses nouvelles : il devait être en morceaux.
Notre conducteur et notre postillon avaient passé la journée de la veille et la nuit qui venait de s'écouler le derrière sur leur planche, les mains cramponnées, pour ne pas tomber, aux barres de fer servant de support à la boîte de Boulanger ; je n'ai jamais vu gargouilles de cathédrales faisant mieux leur office, l'eau leur entrait par les deux manches et par le col et sortait par les jambes du pantalon. A l'un des détours du chemin, nous nous poussâmes simultanément Poutrel et moi ; nous venions d'apercevoir la Giralda.
La Giralda, madame, c'est la première et la dernière chose qu'on voit à Séville, et elle a certes sa grande part du proverbe : « Quien ne ha visto a Sevilla, ne ha visto a maravilla. » C'est-à-dire, « Qui n'a pas vu Séville n'a pas vu une merveille ». En effet, le voyageur s'approche de chaque ville attiré par son aimant particulier : Florence a son vieux palais, Pise son Campo-Santo, Naples Herculanum et Pompéi, Grenade l'Alhambra, Cordoue sa mosquée. Séville a la Giralda. Certes, il y a peu de maîtresses de roi, et même de maîtresses de poète, pour lesquelles il ait été fait autant de vers que pour cette sultane de granit, que pour cette soeur de l'algèbre, que pour cette fille de Geber qu'on appelle la Giralda.
C'est qu'aussi c'est un charmant nom que la Giralda ; comment les Maures l'appelaient-ils quand ils la bâtirent en l'an mil ? c'est-à-dire cette année même où les chrétiens à genoux attendaient la fin du monde : nul ne le sait ; c'était une tour comme ils avaient l'habitude d'en faire, ces merveilleux architectes qui semblent avoir reçu du ciel tous leurs arts et toutes leurs sciences comme le Coran ; seulement elle était plus large et plus haute que les tours ordinaires, elle avait cinquante pieds sur chaque face, et quelque chose comme deux cent cinquante pieds de haut. Autrefois la tour se terminait en plate-forme, cette plate-forme avait un toit de carreaux vernis de différentes couleurs, surmonté par une barre de fer supportant quatre boules de bronze doré. La Giralda garda sa couronne byzantine jusqu'à l'an 1500, c'est-à-dire pendant cinq cents ans. C'est un assez beau règne, comme vous voyez, pour une conquérante et une usurpatrice ; mais en 1500, l'architecte Francesco Ruiz rêva et accomplit une restauration chrétienne.
En conséquence, Francesco Ruiz abattit le toit de la tour mauresque et la fit monter de cent pieds, c'est-à-dire de trois étages, dont le premier renferme ou plutôt contient les cloches que l'on voit à chaque battement présenter leur gueule, et tirer leur langue de fer aux quatre points cardinaux auxquels elles font face. Le second est une terrasse entourée d'une balustrade à jour et porte écrit quatre fois sur sa quadruple corniche : Turris fortissima nomen Domini. Le troisième est une coupole sur laquelle tourne une gigantesque figure de la Foi : faire de la Foi une girouette, car Giralda ne veut pas dire autre chose que girouette, est une idée assez singulière ; mais les habitants de Séville ont été si enchantés de leur Giralda, quand ils l'ont vue regarder par-dessus les montagnes et causer avec les anges, qu'ils n'ont point chicané son parrain sur les analogies. Ils ont eu raison ; c'est merveilleux de voir tourner dans un rayon de soleil cette figure d'or aux ailes déployées, qui semble, comme un oiseau céleste fatigué d'une longue course, avoir choisi pour se reposer un instant le point le plus proche du ciel. Ajoutez à tout cela, madame, que la Giralda se présente avec un ton rosé que je n'ai vu à aucun monument, comme si elle voulait, mauvaise chrétienne qu'elle sera toujours, faire pâlir sa soeur, la tour Vermeille de Grenade.
A mesure que nous approchions de Séville, les cactus et les aloès, un instant oubliés, semblaient renaître ; ces énormes végétations, abritées de temps en temps par l'ombre d'un palmier, donnent aux plaines un aspect de splendeur inouïe ; enfin, comme pour ajouter un suprême caractère au paysage, à gauche de la route s'élève un de ces aqueducs comme on en voit courir par fragments isolés dans ce magnifique désert qu'on appelle la plaine de Rome. Au reste, une lieue avant Séville, Séville est déjà Séville, c'est-à-dire la ville du bruit, de l'animation, de la lumière ; tout au contraire des environs de Cordoue, où les routes semblent conduire à quelque Nécropolis moderne, les chemins de Séville sont diaprés de paysans, de paysannes, de mulets, d'arriéros, de bohémiens, de contrebandiers ; tout cela rit, tout cela chante, tout cela gratte des guitares et des mandolines, s'interrompant pour se parler sans se connaître, pour se dire : « Bonjour, allez avec Dieu. » On dirait que tous ces gens sont si heureux, si contents, si joyeux de vivre, qu'ils ont sans cesse, par le son même de leurs voix, besoin de s'assurer qu'ils vivent bien réellement.
Nous suivions ces troupes, ou plutôt nous passions au milieu de toutes ces troupes, car notre malle-poste n'avait pas diminué de vitesse, en bondissant comme une boule qu'on fait rouler sur les pavés ; et, chose incroyable, tous ces gens que nous manquions d'écraser, qui se jetaient de côté emportant leurs enfants, tirant leurs ânes, laissant tomber leurs fardeaux, tous ces gens riaient, jetaient des fleurs à notre postillon, à qui, en France, on eût jeté des pierres, puis, c'étaient des andalousades, des rires, des plaisanteries qui nous poursuivaient aussi loin que nous pouvions les entendre.
Enfin, nous entrâmes dans la ville, qui me parut au premier aspect avoir le défaut d'être vouée au jaune ; il est vrai que le jaune est la couleur nationale de l'Espagne, mais cette couleur, qui va si bien aux citrons et aux oranges, me paraît on ne peut plus disgracieuse pour les militaires et pour les maisons. Nous arrivâmes, toujours dansant, sautant, bondissant, à l'hôtel où nous devions nous arrêter ; nous sautâmes en bas de notre coupé, et reçûmes dans nos bras Boulanger, qui s'élançait la tête la première de sa boîte. Boulanger nous a affirmé, madame, qu'une poste de plus, et il devenait fou.
Adieu madame. Vous voilà tranquille sur deux de nous, je puis donc sans remords prendre un bain et me mettre au lit en attendant nos compagnons. Demain, je vous parlerai de la perle de l'Andalousie ; tout ce que j'en sais à cette heure, c'est que nous sommes logés calle de la Surpe, que nous habitons l'hôtel de l'Europe, et que notre hôte se nomme Rica. Ce nom, d'origine italienne, me donne quelques espérances à l'endroit de la nourriture.

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