De Paris à Cadix Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XXXVII


12 novembre.

Enfin, madame, hier à quatre heures ils sont arrivés.
Seulement Alexandre a perdu son chapeau à Cordoue et sa casquette sur la route. J'attendais au bureau de la diligence. De loin, je vis le canon de la carabine de Desbarolles qui sortait par la portière, et je criai Nol ! Alexandre n'a pas attendu que la voiture fût arrêtée pour sauter dans mes bras : je l'ai attrapé au vol. Alors il m'a raconté, avec cette suite que vous lui connaissez, une longue histoire, où il est question d'un tailleur, d'un chien et d'un couteau ; de ces trois objets je n'en connais personnellement qu'un seul. C'est le couteau, le fameux couteau acheté à Châtellerault pour la somme de cinq francs. Il a à ce qu'il paraît rendu des services pour un million.
Alexandre vous contera sans doute un jour tout cela, madame ; alors vous me le raconterez, et peut-être finirai-je par y comprendre quelque chose. Desbarolles ne m'a rien raconté du tout ; il m'a seulement avoué qu'il avait eu de graves inquiétudes, et qu'un instant il avait eu peur d'être obligé d'en appeler à sa carabine. Au reste, vous savez, madame, que les Espagnols eux- mêmes n'appellent plus Desbarolles que Gastibelza. Bref, nous avons ramené les deux coureurs en triomphe à l'hôtel. Il paraît que les vivres n'avaient pas joué un rôle de premier ordre dans toute cette iliade, car ils mouraient de faim.
Vous comprenez qu'à des gens arrivant de Cordoue par la diligence, il n'y avait point à parler de Séville ; ils avaient droit à leurs douze heures de sommeil. Ils se couchèrent aussitôt qu'ils eurent dîné, et ronflèrent aussitôt qu'ils furent couchés. Giraud avait fait préparer un lit à son ami Desbarolles dans son appartement ; j'avais gardé à Alexandre une chambre à côté de la mienne. Bien nous avait pris de nous mettre en mesure : il y avait invasion à l'hôtel de l'Europe : quatre nouveaux Français étaient arrivés. Cette fois, nous nous trouvions quatorze à table, tant de la langue d'oil que de la langue d'oc. Aussi l'aveugle, en nous entendant rire en un seul dîner comme il n'avait jamais entendu rire ses compatriotes pendant toute sa vie, fit-il rage de sa guitare, et eut-il le plus grand succès. Je ne vous ai pas encore parlé de notre aveugle, madame, j'ai eu tort : notre aveugle est un type. D'abord, il chante comme un aveugle et même mieux qu'un aveugle. Et puis, il racle de la guitare comme je n'en ai entendu racler à personne. Notre aveugle, il faut vous le dire, est tout simplement un mendiant.
Seulement chaque peuple mendie avec l'expression de son esprit national. Chez nous le pauvre demande la charité au nom du bon Dieu, avec cette voix douloureuse et ces accents notés qui sont une fatigue cruelle pour celui qui les entend. A Séville, cité joyeuse s'il en fut, le pauvre demande la charité au nom du plaisir, ce dieu universel qui compte autant de dévots que de créatures. Il en résulte que notre pauvre fait fortune, j'en suis bien certain, ce qui ne l'attriste pas le moins du monde.
Aussi madame, pendant que nous dînons, et chaque fois que notre conversation tombe, c'est un homme plein de tact que notre guitariste : il empoigne soit La Manchega, soit Los Toros, soit toute autre chanson castillane ou andalouse, moitié parlée, moitié chantée, et avec les contorsions de visage les plus bizarres, avec l'accent le plus varié, il nous la mène à bonne fin, à notre grande satisfaction à tous. Il va sans dire que lorsque nous rions ou que nous parlons, il se tait religieusement. L'aveugle est donc devenu un plat de notre dîner ; le plat se paye à part, voilà tout, et ce n'est pas le plus cher, quoique à mon avis ce soit un des meilleurs. Ne prenez pas cette dernière phrase pour une accusation contre Rica, madame ; Rica se maintient à sa hauteur. Seulement il a des chaises qui cassent quand on s'assied dessus. Aujourd'hui, avec de grands reproches, je lui ai fait renouveler le mobilier de mon salon ; si je n'avais pas pris les devants, et si je ne lui avais pas fait comprendre qu'il exposait la vie de ses voyageurs, négligence ou même imprudence dont les voyageurs pouvaient se plaindre, il est évident qu'il me faisait un jour ou l'autre payer six chaises dont les débris gisaient dispersés sur le carreau.
La journée, dont je ne vous ai pas dit un mot, a été employée à visiter les curiosités de Séville. Vous savez, madame, ce que l'on entend par curiosités : c'est un certain nombre de pierres posées les unes sur les autres, d'une manière plus ou moins capricieuse, plus ou moins fantasque, que tous les voyageurs ont vues les uns après les autres, conduits devant elles par le même cicérone qui leur a raconté à tous la même histoire qu'ils viennent raconter à leur tour d'une façon uniforme ou différente, selon qu'ils ont plus ou moins d'imagination. Heureusement, madame, nous avons constamment échappé aux ciceroni. Aussi, si vous voyagez en Espagne, ne leur demandez point ce qu'ils pensent de nous, ce serait croire qu'ils savent ce que nous pensons d'eux. Les curiosités de toute la ville, celles que tout le monde voit, se composent de l'Alcazar, de la cathédrale et de la maison de Pilate.
Permettez-moi, madame, de vous faire l'histoire générale de Séville en vingt-cinq lignes. Séville, en espagnol Sevilla, comme vous le savez, mais en latin Hispani, comme vous ne le savez pas, a été visitée, voilà tantôt dix- huit cents ou deux mille ans, par quatre voyageurs qu'on appelait à cette époque et qu'on appelle encore Strabon, Pomponius Méla, Pline et Ptolémée.
Ceux de ces quatre voyageurs qui ne l'ont pas visitée ont écrit sur Séville sans l'avoir vue, comme j'ai fait, moi, pour l'Egypte, et ce ne sont, je ne veux pas dire de mal de ceux qui voient, je n'attaque que la manière dont ils voient, ce ne sont probablement pas ceux qui ont dit le plus de bêtises. Tant il y a, madame, que du temps de Strabon, de Pomponius Méla et de Ptolémée Séville était déjà une vieille ville, sur l'origine de laquelle on discutait sans savoir bien positivement à qui l'attribuer, d'Hercule, de Bacchus, des Hébreux, des Chaldéens ou des Phéniciens.
Jusqu'en 711, Séville obéit aux rois goths. Vous savez cette terrible histoire de don Rodrigue et de la Cava, madame, dont on ferait la plus belle tragédie qui jamais ait été faite, si l'on faisait encore des tragédie, et qui attira les Maures en Espagne. Les Maures prirent Séville en 711 ; le sultan de Cordoue y mit un gouverneur. En 1144, Séville, qui voulait, comme les grenouilles de la fable, avoir un roi à elle, fit de ce gouverneur un roi. De son côté, le sultan de Cordoue voulut ravoir Séville, et reprit Séville, ce que voyant Séville, elle se révolta de nouveau et, ne voulant plus que Cordoue la prît, elle prit Cordoue.
Cela dura ainsi jusqu'à ce que Ferdinand II, roi de Castille et de Léon, ayant pris Cordoue et Jaen en 1236, Séville profita de la circonstance pour se faire république. Comme vous le voyez, madame, Séville avait tâté un peu de tout : de la colonie sous les Romains, de la royauté sous les Goths, du khalifat sous des sultans de Cordoue, de l'empire sous les sultans à elle ; elle allait tâter de la république et se gouverner par ses propres lois. J'ignore si Séville se gouverna bien ou mal, mais ce que je sais, madame, c'est que, douze ans après que Séville se fut faite république, Ferdinand II, qui passait par là, la prit en passant. Cet événement arriva le 28 novembre 1248. Depuis cette époque, Séville n'a pas cessé un instant de faire partie des Etats du roi de Castille.
Il est vrai que sous la domination des rois de Castille, Séville n'a pas prospéré ; lorsque Ferdinand, comme nous l'avons dit, la prit en 1248, il en sortit trois cent mille individus, Maures ou Juifs, qui se retirèrent à Grenade et en Afrique. En 1526, on y comptait encore cent vingt-huit mille habitants. Enfin, au dix-septième siècle, les seules manufactures de soierie occupaient cent trente mille individus des deux sexes. La fuite des Maures commença la dépopulation de la ville ; la chute des manufactures l'acheva ; aujourd'hui Séville n'a plus que quatre-vingt-seize mille habitants, et onze mille huit cents maisons. Mais Séville, comme vous l'avez vu, n'en est pas plus triste ; si Séville se dépeuple, elle se dépeuple en chantant ; si elle va à la tombe qui s'ouvre pour les nations comme pour les villes, pour les villes comme pour les individus, elle mène gaiement son propre convoi.
De toutes ses splendeurs passées, Séville, comme nous l'avons dit, ne garde que trois monuments : I'Alcazar, bâti par ses sultans maures ; la cathédrale, bâtie par ses rois catholiques, et enfin sa maison de Pilate, bâtie par un particulier, un ancêtre des ducs de Medina-Coeli probablement. Commençons par l'Alcazar : à tout seigneur tout honneur. L'Alcazar des rois maures n'a conservé aucun souvenir mauresque ; c'est qu'un homme a franchi le seuil de sa porte, et a passé sous ses voûtes sculptées, attirant à lui tout le passé, et je dirai presque tout l'avenir. Cet homme, c'est Pierre le Cruel, ou plutôt Pierre le Justicier Séville est encore pleine de lui, comme Rome est pleine de Néron ; un seul nom pourrait lui disputer la palme de la popularité, c'est celui de don Juan de Marana. Dans la ville, on vous montrera, madame, la place où l'alcade fit décapiter la statue de don Pèdre. Dans l'Alcazar, on vous montrera la chambre où don Pèdre fit trancher la tête à don Frédéric... Cette tête, que son chien, dit la romance, emporta par ses longs cheveux, et devant laquelle s'écartèrent tous les courtisans, et le roi lui-même. Des bains arabes admirablement conservés, et dans lesquels on peut rêver voir nager les sultanes, sont les bains de Maria Padilla. Les jardins sont taillés dans le vieux goût français, et Charles III leur a imposé un petit air Louis XV qui jure de la façon la plus étrange avec le reste du monument. Ce sont des fontaines en rocailles, des conques avec des amours, des jets d'eau s'élançant en fleurs, en gerbes et en guirlandes, comme j'en ai vu à Palerme, dans je ne sais quel jardin du dix-huitième siècle, dont le maître, comme le gendre d'Auguste, a été conduit par ses goûts hydrauliques à la postérité. Ce qu'il y a de mieux dans ces jardins, ce sont des fleurs merveilleuses, qui fleurissent sans s'inquiéter dans quel goût et selon quel principe on les taille, et des citrons doux qu'on cueille sur des citronniers gigantesques, et dans lesquels on peut mordre à belles dents comme dans des oranges. Nous emportâmes une charge de citrons et une brassée de fleurs, que nous déposâmes chez nous en passant devant l'hôtel de l'Europe.
L'église, comme nous l'avons dit, a été bâtie au quinzième siècle. La Giralda, en s'offrant pour clocher, détermina sans doute son emplacement. Les magnificences de l'église sont résumées dans cette phrase de son fondateur : « Bâtissons un monument qui fasse croire à la postérité que nous étions fous. » Hélas ! nous n'avons plus de conseils municipaux assez sages pour faire de pareils programmes. Aussi, nous ne bâtissons plus de cathédrales comme la cathédrale de Séville.
Rêvez tout ce que l'imagination des Hindous, des Perses, des Arabes, des Byzantins, a pu composer de plus riche, de plus fouillé, de plus fini, de plus élancé, de plus hardi, et vous n'aurez pas une idée du retable, qui à lui seul fait tout un monde de personnages. Au milieu du choeur s'élève une espèce de mât de vaisseau dont vous cherchez la destination, une heure avant de deviner que ce mât de vaisseau est un cierge pascal. Il pèse deux mille cinquante livres. Le chandelier qui le supporte semble le piédestal de l'obélisque. Il est en bronze, et modelé sur le chandelier du temple de Jérusalem. On brûle dans la cathédrale vingt mille livres de cire et vingt mille livres d'huile par an. On y consomme, rien que pour le saint sacrifice de la messe, dix-huit mille sept cent cinquante litres de vin. Il est vrai de dire que la cathédrale de Séville a quatre-vingts autels, et qu'à chacun de ces autels on dit tous les jours six messes. C'est-à-dire près de cinq cents messes par jour. Certes, en pareil lieu, il n'est pas besoin de se mettre à genoux pour s'humilier devant le Seigneur. L'oeuvre seule de l'homme suffit pour écraser l'homme. Et quand on pense que tous ces autels ont chacun au moins un tableau de Murillo, de Vélasquez, de ­urbaran ou d'Alonzo Cano, on est presque tenté de nier la réalité de ce qu'on voit. Ah ! j'oubliais, madame, quatre-vingt-trois fenêtres à vitraux de couleur, peints par Michel-Ange, Raphal, Albert DŸrer, et que sais-je, moi. Il y en aurait pour un an au moins pour voir la cathédrale de Séville comme elle mérite d'être vue.
La maison de Pilate est, comme je vous l'ai dit, un édifice particulier Une tradition populaire, qui n'a rien et ne peut rien avoir d'officiel, veut que cette maison ait été bâtie sur un plan de celle où l'on conduisit le Christ. Le plan de celle-ci aurait été rapporté des croisades. En conséquence, on montre aux étrangers la fenêtre de l'Ecce Homo, et le petit réduit où chanta le fameux coq, qui eut une si terrible influence sur la foi douteuse de saint Pierre. Je n'ai vu nulle part d'aussi belles faïences tapissant les murailles, que dans cette maison de Pilate. Pardon, madame, mais au nombre des curiosités de Séville, j'ai oublié de mentionner la manufacture des tabacs. C'est un immense édifice d'où sortent les trois quarts des cigares qui se fument en Espagne. On y compte cinquante-trois administrateurs ou directeurs, cinquante et un subalternes, et treize cents journaliers, ou plutôt treize cents journalières. Je vous ai parlé, madame, de ces jolies Mançanarèses qui arrachent les pistils au safran, et qui s'offrent rieuses aux voyageurs, avec leurs yeux noirs, leurs dents blanches et leurs doigts jaunes. Eh bien, le bruit qu'elles faisaient n'était rien en comparaison de celui de la manufacture de tabac.
Imaginez-vous, madame, treize cents belles filles de seize à vingt-cinq ans, riant, babillant ; et ma foi ! pardon à vous en particulier, et au sexe auquel vous avez l'honneur d'appartenir, en général, fumant comme de vieux grenadiers, chiquant comme de vieux matelots. En effet, l'administration, outre leurs appointements de cinq à six réaux par jour, leur laisse prendre autant de tabac qu'elles peuvent en consommer sur place. Vous comprenez bien, madame, que cet état exercé par treize cents jeunes filles crée une spécialité dans la population. On dit las cigareras de Séville comme on dit las manolas de Madrid, et les grisettes de Paris. Seulement, las cigareras de Séville, à cause de la facilité qu'elles ont de fourrer chaque jour dans leurs poches un peu de la marchandise qu'elles manipulent, las cigareras sont fort recherchées des sous-officiers et des contremaîtres, et presque toujours, aux combats de taureaux la cigarera, vous le comprenez bien, madame, ne manque pas un combat de taureaux, on la voit, le cigare au coin de la bouche, au bras d'un militaire ou d'un marin, fumant bravement un gros cigare qu'elle passe, hâtons-nous de le dire, à son amant, aussitôt qu'elle l'a fumé à moitié.
En revenant à l'hôtel, nous passâmes par l'hospice de la Charité ; c'est dans l'église de cet hospice que sont renfermés les deux chefs-d'oeuvre de Murillo : le Moïse frappant le rocher et la Multiplication des pains. Vous connaissez ces deux tableaux par la gravure, et nous avons au musée des Murillo qui peuvent vous donner une idée du coloris. Mais ce que vous ne connaissez pas, ce sont les tableaux de Valdès qui se trouvent dans la même église. Young, qui a fait ces tristes Nuits que vous savez, et Orcagna, ce grand peintre poète qui a esquissé sur les murs du Campo-Santo son Triomphe de la Mort, étaient deux farceurs en comparaison de Juan Valdès. Je n'essayerai pas de vous faire connaître les tableaux de Juan Valdès. J'ai peu de goût pour tous ces mystères d'outre-tombe qu'il nous révèle ; et toute cette population de vers, de chenilles, d'escargots et de limaces, qui a ses germes dans notre pauvre poussière humaine, et qui éclot en nous après la mort, me semble trop bien où elle est d'ordinaire, c'est-à-dire recouverte par six pieds de terre, pour que je fasse pénétrer jusqu'à elle le moindre rayon de soleil.
Par qui cette église et ce couvent ont-ils été fondés ? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille, madame, comme dit l'illustre marquise, cousine de Bussy-Rabutin. Par don Juan de Marana. Oui, madame, par ce don Juan que vous connaissez ; celui que j'ai traduit à la barre de la Porte-Saint-Martin, et qui y a fait si bonne figure sous les traits de Bocage. Voici à quelle occasion cette fondation eut lieu.
Une nuit, don Juan sortait je serais fort embarrassé de vous dire d'où sortait don Juan, madame, si, à propos de Cordoue, je ne vous avais point parlé de la maison de Sénèque en particulier et des caravansérails en général, don Juan sortait d'un fort méchant lieu, lorsqu'il rencontra un convoi se rendant à l'église de Saint-Isidore. Don Juan était fort curieux, surtout lorsqu'il était ivre, et ce soir-là don Juan avait voulu comparer les vins d'Italie aux vins d'Espagne ; et, après une longue balance, il avait fini par déclarer, en buvant d'un seul trait une bouteille de Chypre, que les vins grecs étaient les rois des vins. Don Juan, dont la curiosité était exaltée ce soir-là, demanda donc aux porteurs comment de son vivant s'appelait le pécheur qu'ils allaient mener en terre. « Il s'appelait le seigneur don Juan de Marana », répondirent ceux- ci. Vous comprenez, madame, que la réponse frappa notre hidalgo, qui se croyait réel et bien vivant, et qui avait toutes sortes de raisons pour cela. Aussi ne se laissa-t-il point convaincre par cette réponse ; il arrêta le convoi et demanda à voir le mort. C'était chose facile en Espagne, comme en Italie encore aujourd'hui : on enterrait à cette époque les morts à visage découvert. Les porteurs obéirent, déposèrent leur fardeau ; don Juan se pencha vers le visage du cadavre, et se reconnut parfaitement. La chose le dégrisa. Don Juan vit dans cet événement un avertissement du ciel plus sérieux qu'aucun de ceux qu'il avait encore reçus. Il suivit le cadavre à l'église, qu'il trouva illuminée agiorno et desservie par une foule de moines d'une pâleur étrange, qui ne faisaient aucun bruit en marchant, et dont les voix chantaient le Dies irae, dies illa avec un accent qui n'avait rien d'humain. Don Juan commença à chanter avec eux ; mais peu à peu sa voix s'arrêta dans son gosier. Il tomba sur un genou, puis sur deux, puis enfin la face contre terre, et le lendemain on le retrouva évanoui sur la dalle.
Quinze jours après, don Juan prit l'habit monacal, et fonda l'hospice de la Charité, auquel il légua tous ses biens. Il est vrai que don Juan avait déjà l'esprit frappé par une aventure non moins étonnante que celle-ci. Un soir qu'il revenait sur le quai où s'élève la Tour d'or, et que son cigare s'était éteint don Juan avait tous les défauts, madame, et par conséquent était un fumeur enragé, un soir donc que son cigare s'était éteint, il aperçut de l'autre côté de la rivière, large en cet endroit comme la Seine à Rouen, il aperçut un individu dont le cigare flamboyant étincelait à chaque aspiration comme une étoile. Don Juan, qui ne doutait de rien, et qui, grâce à la terreur qu'il avait inspirée, avait l'habitude de voir tout le monde obéir à ses caprices, don Juan interpella le fumeur, et lui ordonna de passer le Guadalquivir et de lui apporter du feu. Mais celui-ci, sans se donner tant de peine, allongea le bras du côté de don Juan et l'allongea si bien que le bras traversa le Guadalquivir comme un pont, et vint apporter à don Juan, pour y rallumer le sien, un cigare qui sentait le soufre à faire frémir. Mais don Juan ne frémit point, ou du moins fit semblant de ne pas frémir : il alluma son cigare à celui du fumeur et continua son chemin en chantant Los Toros de la puerta. Ce fumeur, c'était le diable en personne, qui avait parié avec Pluton qu'il ferait peur à don Juan, et qui revint en enfer furieux d'avoir perdu.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente