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Chapitre XLI


J'en suis fâché pour son nom pittoresque et pour l'idée que vous vous en faites, madame ; mais le Guadalquivir est loin d'offrir sur ses rives cet aspect enchanté que lui ont donné les poètes arabes qui l'avaient vu, et les poètes français qui ne l'avaient pas vu. Les poètes arabes ont été pris par l'aspect du Guadalquivir. En effet, c'était quelque chose de merveilleux pour des gens habitués à la vue de ces fleuves africains, torrents l'hiver, simples ruisseaux l'été, que le développement de cette belle masse d'eau qui s'avance en s'élargissant vers la mer. Aussi l'appelèrent-ils, comme nous l'avons dit, l'Oued-el-Kebir, c'est-à-dire la grande rivière. De leur côté, les poètes français qui n'avaient pas vu le Guadalquivir ont cru les poètes arabes sur parole, et ont renchéri sur eux comme ils renchérissent sur tout. Restaient les poètes espagnols, qui eussent pu rétablir la vérité. Mais les poètes espagnols n'ont pu, de leur côté, juger que par comparaison ; or en comparant le Guadalquivir au Mançanarès ils ont trouvé le Guadalquivir un très grand seigneur. D'ailleurs c'était le seul fleuve qui portât bateau ; et quand on n'a qu'un fleuve qui porte bateau, comment dire du mal de ce fleuve ?
En échange, si les bords du Guadalquivir sont plats et peu accidentés, ils sont couverts de gibier, ce qui n'est peut-être pas une compensation pour les touristes, mais ce qui est un grand avantage pour les chasseurs. A chaque instant, des volées de canards s'élevaient battant lourdement d'abord l'eau de leur ailes, puis prenant de l'air, puis tournoyant au-dessus de nos têtes et allant reprendre derrière notre sillage, quand nous étions passés, la place qu'ils avaient d'abord devant le bâtiment.
De temps en temps une outarde aux larges ailes s'élevait au bord du rivage, et s'enfuyait poursuivie par une de nos balles. Un énorme goéland passa à portée de ma carabine : je lui brisai l'aile ; il tomba. Ce fut un événement : on fit stopper le bâtiment, on mit la chaloupe à l'eau, on alla chercher l'animal. Le matelot revint les mains tout en sang. Le blessé avait fait une magnifique défense. La blessure était grave ; l'amputation de l'aile fut résolue et exécutée par un jeune élève en chirurgie qui se trouvait à bord. Puis on lâcha l'animal, qui se mit aussitôt à sautiller en regardant ceux qui l'entouraient d'un air plus étonné que craintif. Le goéland a quelque chose de l'aigle ; c'est la frégate en petit. Ce beau coup que je venais de faire avait attiré bon nombre de spectateurs autour de moi, quand tout à coup il me sembla, au nombre de ces spectateurs que je croyais étrangers, apercevoir une figure de connaissance.
Je ne me trompais pas. Sur le même bateau que nous, vêtue de la basquine, avec le long voile de dentelle soulevé par le peigne et tombant jusqu'à la ceinture, était une jeune fille répondant au nom de Julia, que nous avions rencontrée dans une maison qui n'était pas précisément une des mieux famées de la ville. Cette jeune fille s'était prise, je ne sais à quel propos, d'un grand amour pour Boulanger. Nous avions fort plaisanté notre camarade sur cette passion, lequel s'en était défendu de son mieux, lorsque cette apparition remit Boulanger à notre discrétion.
Admirez la naïveté de la jeune personne, madame ; quoique fort connue à Séville, elle n'hésita pas un instant à venir nous saluer avec le charmant sourire qui lui était habituel. Il n'y avait pas à nier la connaissance ; il y eût eu quelque chose de lâche à cela. Nous acceptâmes bravement la situation. Interrogée comment elle se trouvait sur le bateau à vapeur, elle répondit naïvement qu'elle avait sa mère à Cadix, que depuis longtemps elle désirait faire une visite à sa mère, et qu'ayant appris que les Français partaient ce jourd'hui 19 novembre pour Cadix, elle avait décidé de prendre passage sur le même bâtiment qu'eux pour jouir plus longtemps de leur compagnie, qu'elle trouvait de beaucoup préférable à celle de ses compatriotes.
Il n'y avait rien à répondre à cela, madame ; aussi ne répondîmes-nous rien, si ce n'est qu'elle était fort aimable.
L'heure du déjeuner arriva. Nous descendîmes dans l'entrepont. J'avais veillé à la carte ; le couvert était mis ; nous nous plaçâmes à table. A la première côtelette que nous piquions avec notre fourchette, nous vîmes apparaître dans l'escalier deux petits pieds voilés par une robe noire ; puis une main avec un éventail, puis un voile, puis enfin une Andalouse tout entière. Avant d'avoir vu le visage, nous avions reconnu Julia. Nous commencions à nous repentir de notre amabilité ; mais en y réfléchissant, nous nous dîmes qu'elle avait payé son passage comme nous, et que comme nous, par conséquent, elle avait non seulement le droit de se promener sur le pont, mais encore celui de descendre dans la salle à manger.
Sans doute Julia devina les sentiments favorables qui se formulaient dans notre esprit ; car elle s'approcha en souriant, et vint s'asseoir au plus près de Boulanger, devant la table qui faisait suite à la nôtre. Là elle demanda une tasse de chocolat. Nous eussions mieux aimé qu'elle fût allée s'asseoir ailleurs, mais notez-le bien, madame, nous n'avions pas le droit de lui dire : « Allez-vous-en. » Elle était là comme nous pour son argent ; elle pouvait déjeuner, dîner, faire tout ce que nous faisions. Seulement elle était si près de nous, qu'elle avait l'air de déjeuner avec nous.
Et, je vous le demande, avec quoi déjeunait-elle, pauvre fille ? avec une de ces tasses de chocolat grandes comme un de à coudre qui avaient fait le désespoir de nos estomacs lorsque nous étions entrés en Espagne. C'était humiliant pour nous, qu'ayant l'air de déjeuner avec nous, elle déjeunât, elle, avec une tasse de chocolat, tandis que nous déjeunions, nous, avec des côtelettes, des perdrix rouges de Ganbamond, et du vin de Montilla. D'ailleurs, ne l'avait-elle pas dit, pauvre enfant ? elle avait choisi le jour où les Français allaient à Cadix pour y aller sur le même bateau qu'eux. Or, elle avait bien pensé que ces Français, si aimables qu'elle les préférait à ses compatriotes, ne la laisseraient pas mourir de faim en route. Vous conviendrez, madame, que c'eût été la laisser mourir de faim ou à peu près que de permettre qu'elle déjeunât avec une tasse de chocolat.
Je poussai le genou de Giraud, qui passa le plat de côtelettes à Desbarolles, qui le passa à Boulanger, qui le passa à Julia. « Une assiette ! » cria Julia. Vous voyez bien, madame, que Julia s'attendait à la politesse que nous lui faisions, puisqu'elle acceptait sans difficulté aucune. Ce n'est pas qu'elle fût gourmande, la pauvre fille, tout au contraire. L'Espagne n'a que six péchés capitaux, madame ; le septième, la gourmandise, ce charmant péché des Julia de France, est parfaitement inconnu des Julia espagnoles. Elle déjeuna donc pour déjeuner, purement et simplement, mais elle n'en déjeuna pas moins.
Seulement nous décidâmes que, dussions-nous dîner un peu plus tard, nous ne dînerions pas à bord du Rapido. Aussitôt le café pris, nous remontâmes sur le pont. Julia, rendons-lui cette justice, eut la discrétion de ne pas remonter avec nous ; mais cette discrétion, il faut le dire, était tant soit peu tardive. Je trouvai sur le pont le Chiclanero qui examinait mes fusils. Le Chiclanero était non seulement excellent toréro, mais encore excellent chasseur.
Je ne l'avais jamais vu de près. C'était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans à peine ; ses cheveux, qu'il a d'une couleur incertaine, et dont la nuance est plutôt blonde que brune, sont coupés à peu près comme ceux de tout le monde, à l'exception d'une petite tresse relevée par-derrière, et qui, les jours de grande cérémonie, lui sert à attacher l'espèce de chou sur lequel il pose le chapeau. Nous avancions assez rapidement. A mesure que le fleuve s'élargissait, ses rives allaient s'aplatissant. Un homme endormi à Paris et qui se fût réveillé où nous étions eût juré qu'il se trouvait en pleine Hollande, et n'eût point manqué de baptiser le Guadalquivir du nom moins poétique de l'Escaut.
Le ciel seul rappelle au souvenir de la latitude, ce ciel d'un bleu dur et cru sous lequel les eaux de toute rivière paraissent jaunes. Au bord de ce fleuve auquel le ciel faisait un si grand tort, les animaux aquatiques continuaient à se multiplier. Tout cela volait par bandes de mille, de deux mille, de dix mille, avec un bruit métallique d'ailes faisant siffler le vent, découvrant de temps en temps sur la rive soit un héron, soit une cigogne plantée sur une seule patte, immobile comme un oiseau empaillé qu'on eût fiché au bout d'une baguette, et qui gardait cette immobilité jusqu'à ce qu'une balle de moi, faisant jaillir à six pouces de lui soit l'eau du fleuve, soit la vase de la rive, le tirât de son engourdissement par une secousse qui l'enlevait lentement vers le ciel, où longtemps il se détachait comme un point blanc qui allait sans cesse diminuant jusqu'à ce qu'il se fût perdu tout à fait. Un peu en avant de San-Lucar, nous aperçûmes la carcasse du Trajano. C'était sur cette carcasse que s'était passé, trois jours auparavant, le drame dont nous avons essayé de donner une idée. Le pauvre Trajano nous parut fort endommagé ; il était posé mal d'aplomb sur le côté comme un malade qui souffre. Quelques hommes, qui à la simple vue nous paraissaient gros comme des fourmis, nous semblèrent, à l'aide d'une lunette d'approche, occupés à transporter à terre une partie de son chargement. A partir de San- Lucar, où parfois l'on descend pour gagner de là Cadix, le Guadalquivir prend les proportions d'un grand fleuve. C'est qu'il y a déjà mariage entre lui et la mer...
Le cas avait été prévu par Maquet et Giraud, tous deux très accessibles à ce mal étrange contre lequel il n'y a pas de précaution et auquel il n'y a pas de remède. Maquet s'assit sur un banc et s'accouda du mieux qu'il put au bordage. Giraud étendit sa mante auprès du mât de misaine et se coucha sur sa mante.
Tous deux pâlirent provisoirement. Desbarolles paraissait parfaitement insensible à cette transition du fleuve à l'océan, et prenait avec le Chiclanero une leçon de tauromachie. Je cherchai Boulanger ; Boulanger avait disparu.
En effet la lame s'allongeait ; le fleuve, au lieu de clapoter doucement, se tordait en volutes régulières, l'eau changeait de couleur, et quittant sa teinte jaune passait au bleu verdâtre. Il y a deux heures de mer pour aller de San- Lucar à Cadix. Ce fut une heure de trop pour Giraud, une heure et demie de trop pour Maquet. Enfin on aperçut l'extrémité des maisons de la blanche Cadix qui semblaient sortir de la mer, car on ne voyait pas encore le sol sur lequel la ville est bâtie, le sol paraissant noyé dans l'eau. Cette blancheur, se détachant sur le double azur du ciel et de la mer, comme dit Byron, a quelque chose d'éblouissant. Vers cinq heures, comme nous l'avait promis Le Rapido, nous entrions dans le port : c'était la première fois qu'un bateau me tenait à peu près parole. J'en fus on ne peut plus reconnaissant au Rapido. Le port était plein de bâtiments de tous pays, de toutes formes, de toutes dimensions. Notre premier coup d'oeil fut pour nous assurer si au milieu de tous ces mâts de bâtiments à voiles, il n'existait pas quelque cheminée de bâtiment à vapeur. Il en existait deux ; nous avions donc double chance. Nous jetâmes l'ancre au milieu du port. De petites barques nous entourèrent à l'instant. Comme dans tous les ports du monde, un nuage de commissionnaires nous enveloppa. Nous transbordâmes nos effets, nous prîmes congé de Julia et nous nous acheminâmes vers la jetée. Les honneurs nous en furent faits par messieurs de la douane. Si les gouvernements savaient ce que les plus charmantes filles perdent de charme à être gardées par les odieux uniformes verts que l'on retrouve partout, ils détruiraient bien certainement d'un commun accord les aides et gabelles. Cependant, puisqu'ils étaient là, je jugeai à propos de les utiliser en leur demandant quels étaient les bateaux à vapeur qui étaient dans le port, et à quelle nation ils appartenaient. Ils appartenaient à la nation française, et se nommaient Le Véloce et L'Achéron. Tous deux venaient de Tanger. Cela ne nous apprenait pas grand-chose.
Nous gagnâmes les portes de la ville. Mais là la véritable douane nous attendait : les douaniers que nous avions sur la jetée n'étaient que des escarmoucheurs. Notre arsenal avait éveillé la susceptibilité de messieurs les gabelous ; ils voulaient absolument savoir pourquoi cette quantité de fusils. On n'avait pas vu un pareil matériel à Cadix depuis la prise du Trocadéro.
On nous avait donné à Séville l'adresse de la fonda de l'Europe ; nous nous y fîmes donc conduire. C'était la meilleure de Cadix, nous avait-on dit.
En effet, son aspect, relativement aux atroces posadas des deux Castilles, de la Manche et de l'Andalousie, que nous venions de pratiquer, était celui d'un véritable palais. On nous installa au premier, dans le plus bel appartement de l'hôtel. A peine y étions-nous, qu'un garçon monta et me demanda si je voulais recevoir monsieur Vial, lieutenant en second du Véloce. « Je crois parbleu bien ! m'écriai-je ; faites monter. »
Le lieutenant Vial parut. C'était un homme de quarante ans, à la figure ouverte et sympathique. A la première annonce d'un officier du Véloce nous avions présagé un grand événement. Nous ne nous étions pas trompés. Le lieutenant Vial venait au nom du capitaine Bérard nous annoncer que, par ordre du gouverneur général de l'Algérie, la corvette à vapeur Le Véloce était distraite de son service et mise à notre disposition. Nous nous regardâmes les uns les autres avec un air de satisfaction qui n'échappa point au lieutenant.
Il était en outre chargé d'une lettre charmante du commandant Ferey, beau- frère de monsieur de Salvandy et gendre du maréchal Bugeaud. Il m'écrivait au nom du gouverneur général de l'Algérie, et m'invitait à me rendre à Alger, où, disait-il, j'étais attendu avec impatience. Le bateau que m'amenait monsieur Vial m'avait été positivement promis à mon départ par monsieur de Salvandy. J'en avais même fait une des conditions du voyage ; mais, je l'avoue, je ne croyais pas que le gouvernement mettrait cette bonne grâce à s'exécuter. Enfin, comme la Charte, le bateau à vapeur était devenu une vérité. Restait à retrouver Alexandre.
Nous invitâmes le lieutenant Vial à prendre sa part de notre dîner. Il accepta avec une franchise qui nous mit en sympathie directe ; de ce moment nous comprîmes que nous allions devenir d'excellents amis. Le dîner était servi avec une certaine tournure française qui nous fit plaisir à voir. Mais ce qui vint attrister légèrement la gaieté que nous inspirait ce reflet de la patrie absente, ce fut la forme de Julia apparaissant dans la pénombre de la porte. Décidément elle avait résolu de nous compromettre sur terre et sur mer. Au reste, avec une naïveté charmante, la pauvre fille entra et vint s'asseoir auprès de nous Nous lui demandâmes si elle avait dîné. Elle nous répondit que non. Le moyen, je vous le demande à vous-même, madame, et être plus sévères le soir que nous ne l'avions été le matin ! Un seul scrupule eût pu nous retenir, c'était la présence de Vial. Mais, il faut le dire, il ne nous paraissait pas homme à s'effrayer d'une jolie figure, cette jolie figure fût-elle un peu plus engageante qu'il n'était convenable.
Ces mots s'échappèrent donc naturellement de toutes nos bouches : « Garçon, une assiette. » Julia ne se fit point prier : on voyait que la pauvre enfant ignorait complètement ce que c'était que la résistance. Hélas ! madame, cette urbanité nous perdit : Julia se regarda désormais comme de notre société. Le soir elle nous quitta à grand-peine, et revint le lendemain matin. Vous dire comment elle fut reçue par mes compagnons, madame, je n'en sais rien, car dès le matin je me suis mis en course ; j'avais une visite à faire à notre consul, monsieur Huet.
Je n'ai que le temps de vous dire, madame, que monsieur Huet est un homme charmant. L'heure de la poste arrive comme arrivent toutes les heures fatales, c'est-à-dire au galop, et il faut que j'écrive à Cordoue à Paroldo, et à Séville à Buisson, pour avoir des nouvelles d'Alexandre. Vous savez qu'Alexandre est toujours plus perdu que n'a jamais été perdu le petit Poucet.

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