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Chapitre XLIV


A bord du Véloce.

Je vous écris à bord du Véloce, madame ; dans deux heures nous levons l'ancre, et je ne tiens plus à la terre d'Europe même par ce léger fil dont je vous parlais hier. Hier, je vous écrivais de Puerto Santa-Maria, tandis que mes amis, plus curieux que moi de ces sortes de choses, visitaient les magnifiques caves qui font la richesse de la ville.
C'est de Puerto Santa-Maria que le vin de Xérès se répand sur le monde gastronome. Vous savez, madame, le fameux xérès, le xérès des chevaliers, que don César de Bazan est si heureux de trouver côte à côte du roi des pâtés. Aussi Puerto Santa-Maria est-il un véritable pèlerinage pour les Anglais. Un petit bateau à vapeur qui va d'heure en heure de Santa-Maria à Cadix porte à chaque voyage, sinon une cargaison complète, du moins bon nombre d'échantillons de gentlemen voyageurs, qui, après s'être arrêtés à San-Lucar, veulent comparer le pajarete au xérès.
A quatre heures, nous étions de retour à Cadix après avoir fait le tour de la baie. Un bateau à vapeur était arrivé : en l'apprenant, j'eus l'espoir qu'il avait ramené Alexandre, je me hâtai donc de regagner l'hôtel. Mais aux lieu et place de l'enfant prodigue, je ne trouvai qu'une deuxième lettre, ou plutôt qu'un deuxième dessin. Celui-ci représentait un intérieur. Cette même petite main qui l'avait attiré du dehors le poussait dans une chambre assez coquette pour une chambre espagnole. Je vis avec plaisir qu'un assez bon lit faisait le principal ornement de cette chambre. Le dessin porte la même date que le premier, c'est-à-dire qu'il est du 18 novembre.
Seulement il est évidemment postérieur. Heureusement, il y a malle-poste ce soir. C'est une dernière chance. Qu'Alexandre arrive ou n'arrive pas, nous décidâmes que le lendemain, c'est-à dire aujourd'hui, serait le jour de notre départ. D'ailleurs, notre excellent Saint-Prix s'engage à rester derrière nous, et à attendre Alexandre jusqu'à ce qu'il arrive. En conséquence, je lui laisse la moitié de mon argent. Ah ! madame, si vous saviez quel soupir je pousse en écrivant cette ligne ! L'enfant prodigue, au moins, ne mangeait que son patrimoine, tandis qu'Alexandre mange celui de la société. Heureusement le bal qu'on me donne je crois vous avoir dit, madame, qu'une charmante Gaditane donne un bal en mon honneur, heureusement le bal qu'on me donne me rapproche de la poste. La malle de Séville passe sous les fenêtres. Vous jugez avec quelle impatience j'ai attendu cette malle. A minuit un quart elle a passé. Je me suis esquivé sans être vu ; j'ai pris mon burnous, et j'ai couru à la poste. Le conducteur était fort pressé de se coucher, car quelque diligence que j'aie faite, je ne trouvai plus que le postillon. Vous savez comment parlent les postillons de tous les pays ; l'habitude qu'ils ont de parler à leurs chevaux ou à leurs mules leur fait désapprendre petit à petit la langue que l'on parle aux hommes. Tout ce que je pus comprendre à ce que me disait celui-là, c'est qu'il n'y avait dans la malle-poste qu'un officier et une jeune dame.
Je courus à l'hôtel. Alexandre avait peut-être enlevé la jeune dame, et pour plus grande sécurité avait endossé l'uniforme. J'eusse mieux aimé le voir seul qu'accompagné ; mais enfin, j'aimais mieux le revoir accompagné que de ne pas le revoir du tout. Comme je ne pouvais prévoir l'aventure de Julia, j'avais donné rendez-vous à Alexandre à la fonda d'Europe. Aucun militaire, aucune jeune dame n'y avait paru. J'allai tout courant à l'hôtel des Quatre- Nations. Néant. J'y pris Desbarolles. Desbarolles n'avait point voulu venir au bal. Pourquoi ? Ah ! madame, c'est un secret entre Desbarolles et son habit.
Mais Desbarolles ne fit aucune difficulté pour se mettre avec moi en quête du conducteur. Nous retournâmes à la poste. Porte close. Nous frappâmes chez le voisin. Le voisin ouvrit. Nous demandâmes au voisin l'adresse du conducteur. Non seulement le voisin nous la donna, mais il s'offrit à nous conduire à la maison qu'il habitait, nous jurant ses grands dieux que nous ne la trouverions jamais seuls. Qu'il avait bien raison, mon Dieu, le digne voisin ! Nous courûmes près d'un quart d'heure par des ruelles dans le genre de celles qui aboutissent à la Seine du côté de la Grève. Puis enfin, nous nous arrêtâmes devant une maison parfaitement obscure.
Il nous fallut un autre quart d'heure avant qu'elle s'ouvrît et qu'elle s'éclairât. Enfin, nous vîmes paraître une chandelle, puis une vieille femme. Elle nous conduisit dans une espèce de mansarde où dormait le conducteur. Je ne sais pas trop ce qui se passa dans l'esprit du brave homme lorsqu'il vit en sortant de son sommeil trois hommes debout près de son lit, et drapés dans leurs manteaux. Sans doute il se crut tombé dans un cercle de francs-juges, car la première expression de sa physionomie fut la terreur. Puis, nous lui expliquâmes la cause de notre venue.
Alors il nous dit qu'effectivement un jeune homme grand et blond, aux cheveux châtains et frisés, avait retenu sa place, et l'avait même prise. Mais à une lieue de Cordoue, le jeune homme avait fait arrêter la malle-poste, avait sauté en bas, avait donné un louis au conducteur, avait prononcé quelques mots qu'il n'avait pu entendre, et avait pris sa course à travers les champs. Cette course l'avait mené si loin, et dans une direction si opposée à celle que le conducteur devait suivre, qu'il avait jugé inutile d'attendre le fugitif, et qu'il avait continué son chemin. Il nous montra sa feuille. Effectivement elle portait l'inscription de trois voyageurs. Le premier était l'officier. Le second la dame. Le troisième Alexandre. Il n'y avait point de doute à avoir, les deux noms étaient écrits en toutes lettres.
L'histoire devenait de plus en plus fantastique. Vous dire, madame, dans quel dédale se plongèrent nos trois imaginations, serait chose impossible. Nous allâmes jusqu'à imaginer que le digne conducteur, de concert avec le postillon, l'officier et la dame, avait assassiné Alexandre et l'avait jeté dans quelque ravin. De cette situation d'esprit à la menace, il n'y avait qu'un pas. Nous déclarâmes au conducteur que s'il répondait des paquets, à plus forte raison répondait-il des voyageurs, et que, puisque le petit Dumas était inscrit sur la feuille, il fallait que le petit Dumas se retrouvât. Nous mîmes, à ce qu'il paraît, une certaine énergie dans la menace, car le conducteur se troubla. Voyant ce trouble, nous insistâmes.
« Voyons, dit-il, êtes-vous parents du jeune homme ? – Je suis son père, répondis-je. – Jurez que vous êtes son père. » Je fis serment, ni plus ni moins qu'Horatio et Marcellus.
« Alors je puis tout vous dire, reprit le conducteur, dont la conscience semblait soulagée. – Non seulement vous le pouvez, mais vous le devez ! m'écriai-je. – Eh bien ! fit-il, tout était convenu. – Convenu avec qui ? – Avec moi. – Quelle chose était convenue ? – Qu'il ferait semblant de partir. – Pour où ? – Pour Cadix. – Pourquoi semblant ? – Pour qu'on le crût parti. – Et quel besoin avait-il qu'on le crût parti ? – Eh ! monsieur, il n'y avait que ce moyen. – Moyen de quoi ? – Moyen de réussir. – Mais à quoi ? morbleu ! – A enlever la jeune fille. » Je commençai à frémir. « Comment, à enlever la jeune fille ? – Oui ; il a été surpris. – Par qui ? – Tenez, si vous êtes son père... – Eh ! je le suis, vous le savez bien. – Voilà une lettre, en ce cas. – Vous eussiez dû commencer par là, imbécile ! – Vous allez voir par qui il a été surpris, pauvre jeune homme ! »
Je décachetai vivement la lettre et trouvai un troisième dessin. Alexandre était caché sous le lit déjà signalé dans la seconde lettre ; sa tête seule passait, et il se trouvait nez à museau avec le chien caniche dont je vous ai touché deux mots. Alexandre avait le doigt sur ses lèvres et essayait de séduire le chien ; mais le chien paraissait incorruptible, et continuait d'aboyer avec férocité. Je compris toute la situation.
« Il n'a donc pas voulu se taire ? demandai-je au conducteur. – Hélas ! non, monsieur. – Et ses aboiements ? – Ont attiré la mère, le frère et le cousin. – Ah ! ah ! et que s'est-il passé ? – Monsieur, par bonheur, votre fils, qui est un garçon charmant, avait un couteau long comme cela. – Oui. – Eh bien ! il a montré son couteau. – Après ? – Après, la mère, le cousin et le frère l'ont laissé passer. – Tiens, tiens, tiens. – Mais ce n'est pas le tout. – Comment ce n'est pas le tout ? – Non, la jeune personne lui a fait dire qu'elle voulait le suivre. – Où, le suivre ? – Où il irait. – En France ? – Partout. Seulement elle n'exigeait qu'une petite formalité. – Laquelle ? – C'est qu'il l'épousât. – Qu'il l'épousât ! – Oui. Oh ! c'est très facile en Espagne ; le premier prêtre venu vous marie, et l'on est très bien marié. – Pour l'Espagne. – Oui, pour l'Espagne. – Diable ! voilà qui me rassure. J'ai deux ou trois amis qui se sont mariés ainsi en Italie, mais dont le mariage n'a point passé la frontière. – Je ne comprends pas. – Il est inutile que vous compreniez. Mais, dites-moi, comment vous trouvez-vous mêlé là-dedans ? – Attendez donc. – J'attends. – Il a tous les alguazils de Cordoue à ses trousses. – Bah ! Et qui les y a mis ? – La famille. – Pourquoi ? – La famille a juré qu'il ne l'enlèverait pas. Il a juré qu'il l'enlèverait. De sorte que maintenant c'est au plus adroit. – Mais vous, que faites-vous dans tout cela ? – Je le cache. – Où cela ? – Chez moi.
Comment l'avez-vous connu ? – Par le tailleur. Je suis l'ami du tailleur. – Voyons, éclaircissons un peu tout cela. » Je respirai un instant. « Il est chez vous ? – Oui. – Dans ce moment ? – Oui, s'il ne l'a pas enlevée. – Mais par quel moyen l'enlèvera-t-il ? – Je lui ai fait faire connaissance avec des contrebandiers de Malaga. – Qui vont l'emmener à Malaga ? – Sans doute. – Et de Malaga, où ira-t-il ? – Vous rejoindre. – Où cela ? – Où vous serez. – Mais il n'aura pas assez d'argent, le malheureux ! – Bah ! la jeune fille est riche. – Et les alguazils ? – Ils le croient parti. – Ah ! voilà donc pourquoi son nom est sur la feuille ? – Oui. – Voilà donc pourquoi il est parti ostensiblement avec vous ? – Oui. – Voilà donc pourquoi il vous a quitté à une lieue de Cordoue ? – Eh, oui ! eh, oui ! eh, oui ! Cette nuit tout le monde le croit sur la route de Cadix, tout le monde dort tranquille. La jeune fille se lève, elle ouvre la porte. Elle sort, il l'attend dans la rue avec trois contrebandiers. Et en route pour Malaga ! – Diable ! diable ! – Est-ce que vous ne trouvez pas le plan bien conçu ? – Trop bien. – Oh ! c'est un jeune homme charmant, que votre fils. – Vous trouvez ? – Plein d'imagination. – Vraiment ? – Et qui ne tient pas à l'argent. – Ah ! cela, j'en sais quelque chose. – Ainsi, monsieur, soyez donc tranquille, et partez. – Je ne partirai, soit ; mais je ne suis pas tranquille. Et il ne vous a pas dit où il me rejoindrait ? – Monsieur, il n'a pas pu me le dire, puisqu'il n'en sait rien. – C'est juste. Et vous m'avez dit la vérité ? – La pure vérité. – Jurez à votre tour. »
Le conducteur jura. Je regardai Desbarolles et Giraud.
« Eh bien, demandai-je, qu'en dites-vous ? – Je dis qu'il est bien heureux, s'écria Desbarolles ; je suis venu exprès en Espagne pour trouver une aventure pareille, et je ne l'ai pas trouvée. – Le malheureux ! dit Giraud, il a femme et enfant. – Tiens ! c'est vrai, dit Desbarolles. – Le résumé de tout cela est que je ne dois pas m'inquiéter, n'est-ce pas ? dis-je au conducteur. – Pas le moins du monde, monsieur. Il est jeune, adroit, résolu, il a un bon couteau. Dieu sera pour lui. – C'est le fameux couteau de Châtellerault, dit Giraud ; toujours la Providence. – En attendant, mon ami, dis-je au conducteur, voilà, non pas pour l'aide que vous lui avez prêtée, mais pour le dérangement que nous vous avons causé. » Et je lui donnai vingt francs. « Ma foi ! monsieur, dit-il, que ne commenciez-vous par là ? J'aurais vu tout de suite que vous étiez son père. » Le mot était touchant, je me retirai dessus.
Dix minutes après, je rentrais au bal beaucoup moins inquiet d'une façon, mais beaucoup plus de l'autre. Maintenant, madame, si vous avez des nouvelles d'Alexandre avant moi, car il est possible qu'au lieu de me rejoindre il s'en aille directement de Malaga à Marseille ; si, dis-je, vous avez des nouvelles d'Alexandre, donnez-m'en. Le reste de la nuit se passa tant bien que mal, je dormis peu. Je voyais sans cesse la mère, le frère, le cousin, le conducteur, et même le caniche, le caniche, qui, pareil au barbet de Faust, prenait dans mes rêves des proportions gigantesques.
A sept heures, comme je commençais à m'endormir, je fus réveillé par les matelots qui venaient chercher nos malles. En un tour de main nous fûmes prêts, personne n'avait guère dormi. Les aventures d'Alexandre Junior avaient été commentées de toutes les façons. Saint-Prix, surtout, n'y comprenait rien. En six semaines, il n'était encore parvenu qu'au bûcher. En vingt-quatre heures Alexandre en était arrivé où le chien l'avait découvert. Et Dieu seul savait le chemin qu'il avait fait depuis.
A huit heures, nous quittâmes l'hôtel, Saint-Prix nous accompagna. Comme j'espère toujours qu'Alexandre viendra par Cadix au lieu de s'en aller par Malaga, Saint-Prix attendra quatre jours. C'est du dévouement, pour un homme qui a laissé son coeur à Séville.
Et maintenant, adieu, madame. Je ne vous écrirai plus que de la troisième partie du monde : la cheminée fume, le bâtiment appareille. Je n'ai que le temps de fermer ma lettre, et de la donner à Saint-Prix, qui la mettra à la poste à Cadix. Encore une fois, adieu, madame ; demain je vous écrirai ce qu'il y a de nouveau en Afrique.
« Quid novi fert Africa », comme disaient les Romains.

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