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Chapitre VI


Madrid, 11, au matin.

Enfin, madame, la voilà passée cette terrible émotion qu'on nous avait promise au premier combat de taureaux. L'un de nous a pâli, l'autre s'est trouvé mal tout à fait, les quatre autres sont restés fermes sur leurs stalles comme ces vieux Romains que les Gaulois vainqueurs prirent pour les dieux du Capitole. Mais, d'abord, j'ai vu notre jeune prince ; il a été charmant, comme toujours, et a trouvé moyen de dire un mot aimable à chacun de nous. Mes amis s'étonnaient qu'un si jeune prince eût déjà cette charmante flexibilité de paroles qui trouve pour chacun ce qu'il faut dire à chacun. C'est que rien ne donne de l'esprit comme le bonheur, et que le duc de Montpensier me paraissait hier soir le prince le plus heureux du monde.
Je vous raconterais bien toutes ces fêtes, madame, si quelques journaux n'avaient point annoncé que je partais comme historiographe officiel de Son Altesse. C'est une niaiserie qui vous coûtera un magnifique programme ; mais vous pourrez lire toutes ces belles choses dans une lettre pétillante de verve que mon ami Achard vient de me communiquer à l'instant même, et qu'il envoie à L'époque. Car il faut vous dire, madame, que la colonie française augmente de jour en jour ; bientôt cela ressemblera à une occupation. Quand on se promène dans les rues, on y rencontre en vérité autant de Parisiens que d'Espagnols. N'était un soleil magnifique, des mantilles à foison, des yeux noirs comme je n'en ai pas encore vu, et ce petit sifflement d'éventails qui agite éternellement l'air de la Castille, on pourrait se croire en France.
Après ma visite à l'ambassade, mes deux premières visites ont été à deux bons amis à moi que vous connaissez de nom. L'un de ces deux amis est le cortès Rocca de Togores, qui sera ministre un jour, et le duc d'Ossuna, qui l'aurait probablement été déjà s'il l'avait voulu. Rocca de Togores est un des premiers poètes et un des hommes les plus spirituels de l'Espagne. L'Espagne a le bon goût de croire que ses poètes ne sont pas bons seulement à faire de la poésie, et que ses hommes d'esprit ne sont pas seulement des diseurs de bons mots. Rocca de Togores a répondu à cette confiance en devenant un des hommes les plus populaires de l'Espagne.
Le duc d'Ossuna est un de ces seigneurs comme il en reste si peu dans les sociétés modernes. Treize ou quatorze fois grand d'Espagne, décoré de plus d'ordres que n'en peut porter sa poitrine, il est le dernier de sa race, et représente les trois maisons gigantesques qui sont venues se fondre dans la sienne : Lerna, Benevente, Infantado. Ses aïeux, depuis cinq cents ans, n'ont pas quitté les marches du trône, et quelquefois se sont assis sur le trône lui- même. Comme le Ruy Gomez de Sylva d'Hernani, il touche du pied à tous ses ducs, du front à tous ces rois. Ses revenus sont immenses, et l'on prétend qu'il en ignore le chiffre ; ses propriétés couvrent l'Espagne et les Flandres. Il a, dans les Pays-Bas, des châteaux plus beaux que ceux de l'ancien roi déchu, et même que ceux du roi qui règne. Il a en Espagne des forteresses, où, en le supposant sujet rebelle comme il est sujet dévoué, il tiendrait pendant un an, rien qu'avec ses domestiques, contre toutes les armées espagnoles. Enfin, il a des plaines à lui, des chaînes de montagnes à lui, des forêts à lui ; et dans ces forêts, – écoutez bien ceci, madame, – il a des voleurs à lui.
Je vous ai dit, madame, qu'il restait en Espagne cinquante à soixante voleurs ! Eh bien ! sept de ces voleurs sont à d'Ossuna. N'allez pas conclure, madame, que d'Ossuna est le chef de ces sept voleurs.
Non pas ; il en est propriétaire, voilà tout.
Voilà comment d'Ossuna a acquis cette singulière propriété. Lorsqu'on détruisit, il y a trois ou quatre ans, le brigandage en Espagne, une soixantaine de voleurs, comme nous l'avons dit, échappèrent à la destruction : trente ou quarante se réfugièrent dans les gorges impénétrables de la sierra, huit ou dix entre Castro de Rio et Alcandete, et le reste dans les forêts de l'Alamine. Or, les forêts de l'Alamine appartiennent à d'Ossuna.
Pendant quelque temps, les gardes de d'Ossuna tourmentèrent les voleurs, et les voleurs, gens peu endurants, tourmentèrent les gardes d'Ossuna. Il y eut des coups de fusil échangés, force balles perdues dans les arbres, mais aussi quelques-unes dans des cadavres. C'était un état intolérable : il survint un armistice ; l'armistice fut posé sur les bases suivantes : il y aurait trêve entre les gardes et les voleurs. Les gardes ne traqueraient plus les voleurs ; mais aussi, de leur côté, les voleurs n'arrêteraient jamais aucun voyageur notoirement connu pour être parent, ami ou porteur d'un laissez-passer de d'Ossuna. En outre, le prêtre d'un village situé au milieu de la forêt et appartenant à d'Ossuna, le prêtre, disons-nous, aurait mission de confesser, administrer et enterrer ceux des voleurs qui, naturellement ou par accident, passeraient de vie à trépas. En vertu de cette convention, le prêtre confessa, administra et enterra de son mieux les voleurs qui, de dix qu'ils étaient, furent réduits définitivement à sept.
Un jour, ou plutôt un soir, les voleurs étant à l'affût virent venir à eux la marquise de Santa-C... Voulez-vous me permettre de vous dire en passant, madame, que la marquise de Santa-C... est une des plus jolies femmes de Madrid ; et, lorsque l'on dit une des plus jolies femmes de Madrid, on dit une des plus belles femmes du monde. La marquise de Santa-C... était donc dans sa voiture, cheminant au grand trot de son attelage, et cela sans se douter de rien, lorsque tout à coup sept escopettes apparurent aux regards ébouriffés du cocher et du valet de chambre. La voiture s'arrêta. La marquise mit la tête à la portière, vit ce dont il s'agissait, et se trouva mal.
Les voleurs profitèrent de son évanouissement pour la dévaliser ; mais cela se fit avec de tels égards, qu'il était facile de voir que les voleurs prenaient à tâche de se montrer dignes en tout point du patronage qui leur était accordé. L'opération terminée, les voleurs firent signe au cocher de continuer son chemin. La marquise revint à elle en sentant le roulement de la voiture. Elle était saine et sauve ; mais les voleurs lui avaient tout pris, jusqu'à son dernier réal ; tout enlevé, jusqu'à son dernier bijou.
La marquise, en arrivant à Madrid, courut annoncer à d'Ossuna l'événement dont elle venait d'être victime. « Leur avez-vous dit que j'avais l'honneur d'être votre cousin, madame ? demanda d'Ossuna. – Je n'ai rien pu leur dire, j'étais évanouie, répondit la marquise. – Très bien. – Comment, très bien ? – Oui, je m'entends : rentrez chez vous, marquise, et attendez-y de mes nouvelles. »
Huit jours se passèrent sans que les nouvelles promises par d'Ossuna arrivassent à madame de Santa-C... Le neuvième jour, elle reçut l'invitation de passer chez son cousin. D'Ossuna l'attendait dans son cabinet avec un homme inconnu. « Chère marquise, dit d'Ossuna en allant au-devant d'elle et en la conduisant près d'une table sur laquelle étaient un sac d'argent et un tas de bijoux, voulez-vous me dire quelle somme vous aviez dans votre voiture ? – Quatre mille réaux. – Comptez, dit d'Ossuna en lui présentant le sac, ou plutôt je vais compter moi-même. Vous avez de trop jolies mains pour les salir en touchant une si grossière monnaie. »
D'Ossuna compta l'argent renfermé dans le sac : il n'y manquait pas un maravédis.
« Maintenant, chère marquise, continua-t-il, examinez ces bijoux, et voyez si vous retrouvez votre compte. » La marquise passa en revue bracelets, chaînes, montres, châtelaines, bagues, broches, colliers : il n'y manquait pas une épingle d'or. « Mais qui vous a donc rendu toutes ces choses ? lui demanda la marquise. – Monsieur, répondit d'Ossuna en lui montrant l'homme inconnu. – Et quel est ce monsieur ? – Monsieur est le chef des bandits qui vous ont arrêtée. Je me suis plaint à lui. Je lui ai dit que vous étiez ma cousine, et il est au désespoir que vous ne le lui ayez pas dit vous- même, car sans cela, au lieu de vous arrêter, il vous eût au contraire donné une escorte si vous en eussiez eu besoin. Il vous offre donc, chère marquise, ses bien sincères et bien respectueuses excuses. » Le bandit s'inclina.
« A tout péché miséricorde, continua d'Ossuna ; voyons, pardonnez-lui. – Oh ! de grand coeur, dit la marquise ; mais à une condition. – Laquelle ? » demanda le duc. Le bandit fixa sur la marquise son oeil inquiet et intelligent. « C'est, continua la marquise, choisissant parmi les bijoux un simple anneau d'or, c'est qu'à l'exception de cette petite bague que je reprends parce qu'elle me vient de ma mère, monsieur remportera tout ce qu'il a apporté. » Le bandit voulut débattre. « Ce n'est qu'à ce prix que je pardonne, continua la marquise. – Mon cher, dit le duc, ma cousine est fort entêtée ; passez par où elle veut, je vous le conseille. » Le bandit, sans répondre un seul mot, reprit son argent et ses bijoux, s'inclina et sortit.
Quand la marquise rentra chez elle, on lui dit qu'un homme était passé à l'hôtel, et avait laissé un paquet à son adresse. La marquise ouvrit le paquet : il contenait les bijoux et l'argent. Il n'y avait pas moyen de poursuivre le bandit dans les forêts de l'Alamine ; force fut donc à la marquise de reprendre ce qui lui appartenait.
Depuis ce jour, aucune méprise du même genre n'a été commise, et le duc d'Ossuna n'a pas eu un seul reproche à adresser à ses voleurs. Voilà ce que c'est qu'un grand seigneur d'Espagne, madame ; vous voyez que cela ressemble assez peu à nos petits seigneurs de France.
Avant de me quitter, le duc m'a invité à déjeuner pour demain. Il me ménage une surprise, a-t-il dit. Soyez tranquille, madame : si, comme je n'en doute point, cette surprise en vaut la peine, je vous en ferai part.
Ce matin, Madrid s'est éveillée en fête. Tous ces théâtres et toutes ces places que nous avions vus vides hier, en arrivant, à six heures du matin étaient, les théâtres pleins d'acteurs, et les places pleines de spectateurs. C'est que sur chacun de ces théâtres bondissait tour à tour la danse nationale de chacune des quatorze grandes provinces d'Espagne : Catalogne, Valence, Aragon, Andalousie, Vieille-Castille, Nouvelle-Castille, Murcie, Estrémadure, Léon, Galice, Asturies, Navarre, Manche et Biscaye. Tous les danseurs, hommes et femmes, la castagnette obligée aux mains, étaient revêtus des costumes nationaux qui, en Espagne, comme ailleurs, hélas ! vont s'effaçant de jour en jour, mais qui, pour cette circonstance, réapparaissaient dans toute leur pureté native. Chaque groupe de danseurs était réellement du pays qu'il représentait.
C'est là que vous eussiez admiré cet étrange sentiment de couleur que la nature a mis dans l'oeil harmonieux de ces enfants du soleil. Avez-vous remarqué une chose, madame ? c'est que plus on marche du midi au nord, plus les tons des vêtements perdent de leur valeur, jusqu'à ce qu'enfin, sous les latitudes élevées, ils se dégradent tout à fait. Rubens, ce peintre au nom et au coeur de flamme, dut être bien heureux lorsque, envoyé en Espagne comme ambassadeur, il vit flamboyer à ses yeux ce magnifique arc-en-ciel que forme la population bariolée de Madrid. Là, chaque vêtement semble une palette chargée des tons les plus hardis, qui s'allient sans jamais se heurter. Si l'on pouvait voir les rues de Madrid en passant à vol d'oiseau, à un quart de lieue au-dessus d'elles, on les prendrait, j'en suis certain, pour un immense parterre tout étoilé de fleurs.
Comme il n'y a pas assez de danseurs pour remplir toutes les estrades à la fois, quand un groupe a accompli dans une rue ou sur une place le nombre de figures qu'il doit exécuter, il se met en route, musique en tête, pour aller chercher un autre théâtre et d'autres spectateurs. Alors, par tout son chemin, les fenêtres se garnissent de têtes de femmes aux épaules nues, aux cheveux lisses et luisants comme des ailes de corbeau ; sur ces cheveux, d'un noir bleu, s'épanouit ardente quelque rose pourpre, quelque camélia cerise ou quelque oeillet cramoisi. Une mantille couvre tout cela sans rien cacher ; puis les éventails vont avec leur petit bruit agaçant, s'ouvrant, se fermant sans cesse, et se déroulant entre les doigts effilés qui les tourmentent avec une incroyable adresse et une adorable coquetterie.
Cependant le théâtre abandonné ne reste pas longtemps vide : aux danses succèdent les combats ; des Maures, coiffés de turbans et armés de cimeterres, des chevaliers avec des jupes bleues, des maillots collants, des toques à plumes et des épées en croix, comme on en portait il y a vingt ans, à la Gaîté et à l'Ambigu, figurant, les uns des soldats du roi Boabdil, les autres les croisés du roi Ferdinand, s'emparent des théâtres et représentent tant bien que mal la prise de Grenade et les hauts faits du grand capitaine. Pour les animer, une musique composée de tambours et de trompettes retentit incessamment, pétillante et barbare, à croire qu'au lieu d'assister au siège de Grenade, on assiste à la prise de Jéricho.
Sur d'autres estrades, nous vîmes des Chinois avec leur chapeaux en pagodes, leurs yeux retroussés, leurs longues moustaches et leurs habits soyeux tout ruisselants de grelots. Mais la vérité me force à dire que les honneurs de la journée étaient en général pour les danseurs et les Maures. Les Chinois, sans être tout à fait abandonnés, me paraissent un peu vieillis, même en Espagne.
C'est au milieu de cette population fiévreuse, sillonnée à chaque instant par des carrosses qui semblaient tirés des écuries du roi Louis XIV, et qui passaient à grand tintamarre, attelés de chevaux ou de mules empanachés, que nous gagnâmes l'église d'Atocha, où se célèbrent d'ordinaire les mariages des infants et des infantes d'Espagne. Jamais, je crois, tant de monde n'a tenu sur un si petit espace et tant d'or n'a été étalé sur des habits de cour.
Au milieu de ce luxe qui rappelait les anciens possesseurs de l'Inde et du Pérou, nos deux jeunes princes se faisaient remarquer par une simplicité toute militaire. Ils portaient tous deux l'uniforme de maréchaux de camp : culotte blanche, bottes à l'écuyère, grand cordon rouge en sautoir, et la Toison d'or au cou. Celle de Son Altesse le duc de Montpensier était en diamants. La reine était charmante de grâce, l'infante resplendissante de beauté.
Bon ! voilà que j'avais dit que je ne raconterais rien de toutes ces merveilles, madame, et qu'au lieu de me tenir la parole que je m'étais donnée à moi- même, je me laisse entraîner à vous faire des descriptions sans fin. Je me contenterai donc de vous dire qu'à deux heures le patriarche des Indes prononça la bénédiction nuptiale. Nous retrouvâmes en sortant la foule non moins épaisse que nous l'avions trouvée en entrant. Eau de Benjoin, avec son costume de Says, excitait surtout l'admiration générale. Cette admiration nous retarda quelque peu, à notre grand regret, car nous avions hâte de revenir changer d'habits pour aller voir la course. La course était indiquée pour deux heures et demie, et c'est peut-être le seul spectacle où l'on ne fasse jamais attendre le public, même pour la reine.
J'ordonnai au cocher de quitter le Prado, tout encombré de préparatifs d'illuminations et de feux d'artifice, et de prendre les rues les moins fréquentées. Nous avions notre toilette à faire, ou plutôt à défaire. A deux heures un quart, nous touchions la casa Monnier ; à deux heures et demie, nous étions prêts à monter en voiture, lorsqu'une querelle avec notre cocher, qui ne voulut jamais nous laisser monter cinq dans son véhicule, vint compliquer notre situation en nous laissant sur le pavé. Il fallait gagner à pied la porte d'Alcala, et de la casa Monnier à la porte d'Alcala il y a un bon quart de lieue ; c'était, même en courant, au moins dix minutes de chemin.
C'est véritablement un spectacle curieux, madame, que Madrid se rendant à une course de taureaux. On dirait un fleuve débordé roulant sur une pente. Ces âmes que vit Dante, après avoir franchi le seuil désespéré de l'enfer, et que le vent poussait devant lui comme un tourbillon de feuilles, ne franchissaient pas l'espace avec plus de vitesse et d'acharnement que cette foule partagée entre tant de spectacles, et qui était en retard comme nous, pour son spectacle favori. Toute cette rue d'Alcala, large comme notre avenue des Champs-Elysées, et terminée par une porte presque aussi gigantesque que notre arc de triomphe de l'Etoile, ressemblait à un champ d'hommes et de femmes aussi pressés que le blé dans une plaine, et courbés tous du même côté par le vent fiévreux de la curiosité.
Pour ce grand jour, on avait fait sortir de leurs remises des carrosses comme on n'en trouve plus que dans les tableaux de Vandermeulen, et des calessinos comme on n'en voit nulle part. Entre les roues de ces voitures, entre les flots de ce peuple, passent, sans heurter personne, et c'est miracle, les paysans des environs de Madrid à cheval, avec la carabine à l'arçon de la selle, et l'air aussi farouche que s'il s'agissait de conquérir et non de payer cette place qu'ils viennent chercher au cirque. Enfin au milieu de tout ce conflit de piétons aux vêtements bariolés, de carrosses massifs, de calessinos aux roues immenses, de cavaliers sur leurs chevaux andalous, l'omnibus passe avec une célérité inaccoutumée, chargé d'autant de curieux que peut en contenir non seulement son intérieur, mais encore son impériale, labourant tout ce flot humain comme Léviathan fait de la mer.
Nous arrêtâmes une voiture qui passait et qui ne contenait encore que quatre personnes. Nous jetâmes deux douros au cocher, qui voulait s'opposer à notre invasion, ignorant jusqu'à quel point cette invasion lui serait profitable, et qui, ravi de notre générosité, nous enfourna dans son véhicule, comme un boulanger fait de six pains, en criant à ses premiers voyageurs : « Pressez-vous ! pressez-vous ! » Les uns se tinrent debout, soutenant comme Atlas fait du monde le haut de l'impériale avec leurs épaules ; les autres s'assirent sur des genoux complaisants ; les autres, enfin, parvinrent à se glisser entre les fémurs étrangers comme des coins de torture : tout cela pendant que la voiture continuait son galop enragé ; mais il est convenu que ce jour-là on est insensible aux coups comme à la pression : pourvu que l'on arrive, c'est tout ce qu'il faut, arrivât-on moulu, brisé, en morceaux.
Nous arrivâmes à la porte d'Alcala ; notre locomotive s'arrêta à trente pas à peu près d'un vaste monument représentant un pâté bas de forme. Nous sautâmes à terre, et le dernier était encore en l'air que le carrosse repartait au galop de ses deux mules, qui semblaient partager la fièvre générale, pour aller chercher d'autres curieux. Nous pressâmes le pas. J'aurais voulu voir, avant d'entrer dans le cirque, la chapelle où l'on dit la messe mortuaire, la pharmacie avec ses deux médecins, la sacristie avec son prêtre, les uns se tenant prêts à secourir les blessés, l’autre à confesser les mourants ; mais nous n'avions plus le temps, nous entendions sonner la fanfare qui annonce que l’alguazil vient de jeter au garçon du cirque la clef du toril. Nous prîmes nos billets ; nous nous engouffrâmes dans la large porte, et, avec un de ces battements de coeur qu'on éprouve toujours quand on va voir une chose inconnue et terrible, nous gravîmes l'escalier qui nous conduisit à nos galeries.
On me fait observer, madame, qu'il est tantôt sept heures ; il faut que je revête mon habit de cérémonie. Monsieur le duc de Rianzarès a eu la bonté de m'inviter hier à la cérémonie de la chapelle du palais, et j'ai reçu ce matin de monsieur Bresson une lettre qui renouvelle cette invitation. A demain donc, ou à cette nuit, la course des taureaux.

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