Le Speronare Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre XV
Il signor Anga

Le lendemain, quand nous nous réveillâmes, les côtes de Sicile étaient à peine visibles. Comme le vent avait continué d'être favorable, nous avions fait une quinzaine de lieues dans notre nuit. C'était le tiers à peu près de la distance que nous avions à parcourir. Si le temps ne changeait pas, il y avait donc probabilité que nous arriverions avant le lendemain matin à Panthellerie.
Vers les trois heures de l'après-midi, au moment où nous fumions, couchés sur nos lits, dans de grandes chibouques turques, d'excellent tabac du Sinaï que nous avait donné Gargallo, le capitaine nous appela. Comme nous savions qu'il ne nous dérangeait jamais à moins de cause importante, nous nous levâmes aussitôt et allâmes le joindre sur le pont. Alors il nous fit remarquer, à une demi-lieue de nous, à peu près vers notre droite et à l'avant, un jet d'eau qui, pareil à une source jaillissante, s'élevait à une dizaine de pieds au-dessus de la mer. Nous lui demandâmes la cause de ce phénomène. C'était tout ce qui restait de la fameuse île Julia, dont nous avons raconté la fantastique histoire. Je priai le capitaine de nous faire passer le plus près possible de cette espèce de trombe. Notre désir fut aussitôt transmis à Nunzio, qui gouverna dessus, et au bout d'un quart d'heure nous en fûmes à cinquante pas.
A cette distance, l'air était imprégné d'une forte odeur de bitume, et la mer bouillonnait sensiblement. Je fis tirer de l'eau dans un seau; elle était tiède. Je priai le capitaine d'avancer plus près du centre de l'ébullition, et nous fîmes encore une vingtaine de pas vers ce point; mais arrivé là, Nunzio parut désirer ne pas s'en approcher davantage. Comme ses désirs en général avaient force de loi, nous déférâmes aussitôt; et, laissant l'ex-île Julia à notre droite, nous allâmes nous recoucher sur nos lits et achever nos pipes, tandis que le bâtiment, un instant détourné de sa direction, remettait le cap sur Panthellerie.
Vers les sept heures du soir, nous aperçûmes une terre à l'avant. Nos matelots nous assurèrent que c'était là notre île, et nous nous couchâmes dans cette confiance. Ils ne nous avaient pas trompés. Vers les trois heures, nous fûmes réveillés par le bruit que faisait notre ancre en allant chercher le fond. Je sortis le nez de la cabine, et je vis que nous étions dans une espèce de port.
Le matin, ce furent, comme d'habitude, mille difficultés pour mettre pied à terre. Il était fort question du choléra, et les Panthelleriotes voyaient des cholériques partout. On nous prit nos papiers avec des pincettes, on les passa au vinaigre, on les examina avec une lunette d'approche; enfin il fut reconnu que nous étions dans un état de santé satisfaisant, et l'on nous permit de mettre pied à terre.
Il est difficile de voir rien de plus pauvre et de plus misérable que cette espèce de bourgade semée au bord de la mer, et environnant d'une ceinture de maisons sales et décrépites le petit port où nous avions jeté l'ancre. Une auberge où l'on nous conduisit nous repoussa par sa malpropreté; et, sur la promesse de Pietro, qui s'engagea à nous faire faire un bon déjeuner à la manière des gens du pays, nous passâmes outre, et nous nous mîmes en chemin à jeun.
Les principales curiosités du pays sont les deux grottes que l'on trouve à une demi-lieue à peu près dans la montagne, et dont l'une, appelée le Poêle, est si chaude, qu'à peine y peut-on rester dix minutes sans que les habits soient imprégnés de vapeur.
L'autre, qu'on appelle la Glacière, est au contraire si froide qu'en moins d'une demi-heure une carafe d'eau y gèle complètement. Il va sans dire que les médecins se sont emparés de ces deux grottes comme d'une double bonne fortune, et y tuent annuellement, les uns par le chaud et les autres par le froid, un certain nombre de malades.
En sortant du Poêle, nous vîmes Pietro qui était en train d'écorcher un chevreau qu'il venait d'acheter dix francs. Deux troncs d'oliviers transformés en chenets, et une broche en laurier rose, devaient, avec l'aide d'un feu cyclopéen préparé dans l'angle d'un rocher, amener l'animal tout entier à un degré de cuisson satisfaisant. Sur une pierre plate étaient préparés des raisins secs, des figues et des châtaignes, dont, à défaut de truffes, on devait bourrer le rôti. Cama, qui avait voulu dépecer le chevreau pour en faire des côtelettes, des gigots, des éclanches et des filets, avait eu le dessous, et servait, tout en déplorant l'infériorité de sa position, d'aide de cuisine à Pietro.
Nous nous acheminâmes vers la glacière, où nous entrâmes après avoir, sur la recommandation de notre guide, eu le soin de nous laisser refroidir à point. Le précaution n'était pas inutile, la température y étant très certainement à huit ou dix degrés au-dessous de zéro. J'en sortis bien vite, mais j'y donnai l'ordre qu'on y laissât notre eau et notre vin.
Quelques questions, que nous fîmes à notre guide sur les causes géologiques qui déterminaient ce double phénomène, restèrent sans réponse ou amenèrent des réponses telles que je ne pris pas même la peine de les consigner sur mon album.
En sortant de la glacière, notre cicerone nous demanda si notre intention n'était pas de monter au sommet de la montagne la plus élevée de l'île et au haut de laquelle nous apercevions une espèce de petite église. Nous demandâmes ce qu'on voyait du haut de la montagne; on nous répondit qu'on voyait l'Afrique. Cette promesse, jointe à la certitude que le déjeuner ne serait prêt que dans deux heures au moins, nous ayant paru une cause déterminante, nous répondîmes affirmativement. Aussitôt, du groupe qui nous environnait et qui nous avait suivis depuis la ville, nous regardant avec une curiosité demi-sauvage, se détacha un homme d'une trentaine d'années, qui, se glissant entre les rochers, disparut bientôt derrière un accident de terrain. Comme cette disparition, qui avait suivi immédiatement notre adhésion, m'avait frappé, je demandai à notre guide quel était cet homme qui venait de nous quitter; mais il nous répondit qu'il ne le connaissait pas, et que c'était sans doute quelque pâtre. J'essayai d'interroger deux autres Panthelleriotes; mais ces braves gens parlaient un si singulier patois, qu'après dix minutes de conversation réciproque, nous n'avions pas compris un seul mot de ce que nous nous étions dit. Je ne les en remerciai pas moins de leur obligeance, et nous nous mîmes en route.
Le sommet de la montagne est à deux mille cinq cents pied à peu près au-dessus du niveau de la mer; un chemin fort distinctement tracé et assez praticable, surtout pour des gens qui descendaient de l'Etna, indique que la petite chapelle dont j'ai déjà parlé est un lieu de pèlerinage assez fréquenté. Aux deux tiers de la montée à peu près, j'aperçus un homme que je crus reconnaître pour celui qui nous avait quittés, et qui courait à travers torrents, rochers et ravins. Je le montrai à Jadin, qui se contenta de me répondre:
-Il paraît que ce monsieur est fort pressé.

Notre cortège avait continué de nous suivre, quoique évidemment il n'attendît rien de nous. Comme, au reste, il ne nous demandait rien, et que nous n'en éprouvions d'autre importunité que l'ennui d'être regardés comme des bêtes curieuses, nous ne nous étions aucunement opposés à l'honneur qu'on nous faisait. Notre escorte arriva donc avec nous au sommet de la montagne où était située la chapelle. Sur le seuil de la porte, un homme, revêtu d'un costume de moine, nous attendait en s'essuyant le front. Au premier coup d'oeil, je reconnus notre escaladeur de rochers; alors tout me fut expliqué: il avait pris les devants pour revêtir son costume religieux, et il se disposait à nous offrir une messe. Comme la messe, à mon avis, tire sa valeur d'elle-même et non pas de l'officiant qui la dit, je fis signe que j'étais prêt à l'entendre. A l'instant même nous fûmes introduits dans la chapelle. En un tour de main, les préparatifs furent faits; deux des assistants s'offrirent pour remplir les fonctions d'enfant de choeur, et l'office divin commença.
La religion est une si grande chose par elle-même, que, quel que soit le voile ridicule dont l'enveloppe la superstition ou la cupidité, elle parvient toujours à en dégager sa tête sublime dont elle regarde le ciel, et ses deux mains dont elle embrasse la terre. Je sais, quant à moi, qu'aux premières paroles saintes qu'il avait prononcées, le moine spéculateur avait disparu pour faire place, sans qu'il s'en doutât certes lui-même, à un véritable ministre du Seigneur, je me repliais sur moi-même, et je pensais à mon isolement, perdu que j'étais sur le sommet le plus élevé d'une île presque inconnue, jetée comme un relais entre l'Europe et l'Afrique, à la merci de gens dont je comprenais à peine le langage, et n'ayant pour me remettre en communication avec le monde qu'une frêle barque, que Dieu, au milieu de la tempête, avait prise dans une de ses mains, tandis que de l'autre il brisait autour de nous, comme du verre, des frégates et des vaisseaux à trois ponts. Pendant un quart d'heure à peine que dura cette messe, je me retrouvai par le souvenir en contact avec tous les êtres que j'aimais et dont j'étais aimé, quel que fût le coin de la terre qu'ils habitassent. Je vis en quelque sorte repasser devant moi toute ma vie, et, à mesure qu'elle se déroulait devant mes yeux, tous les noms aimés vibraient les uns après les autres dans mon coeur. Et j'éprouvais à la fois une mélancolie profonde et une douceur infinie à songer que je priais pour eux, tandis qu'ils ignoraient même dans quel lieu du monde je me trouvais. Il résulta de cette disposition que, la messe finie, le moine, à son grand étonnement, ainsi qu'à celui de l'assemblée qui avait entendu l'office divin par-dessus le marché, vit, au lieu de deux ou trois carlins qu'il comptait recevoir, tomber une piastre dans son escarcelle. C'était, certes, la première fois qu'on lui payait une messe ce prix-là.
En sortant de la petite chapelle, je regardai autour de moi. A gauche s'étendait la Sicile, pareille à un brouillard. Sous nos pieds était l'île, qu'enveloppait de tous côtés la Méditerranée, calme et transparente comme un miroir. Vue ainsi, Panthellerie avait la forme d'une énorme tortue endormie sur l'eau. Comme en tout l'île n'a pas plus de dix lieues de tour, on en distinguait tous les détails, et à la rigueur on en aurait pu compter les maisons. La partie qui me parut la plus fertile et la plus peuplée est celle qui est connue dans le pays sous la désignation d'Oppidolo.
Cependant, comme la faim commençait à se faire sentir, nos yeux, après avoir erré quelque temps au hasard, finirent par se fixer sur l'endroit où se préparait notre déjeuner. Quoiqu'il y eût trois quarts de lieue de distance au moins du point où nous nous trouvions jusqu'à cet endroit, l'air était si limpide, que nous ne perdions aucun des mouvements de Pietro et de son acolyte. Lui, de son côté, s'aperçut sans doute que nous le regardions, car il se mit à danser une tarentelle, qu'il interrompit au beau milieu d'une figure pour aller visiter le rôti. Sans doute le chevreau approchait de son point de cuisson, car, après un examen consciencieux de l'animal, il se retourna vers nous et nous fit signe de revenir.
Nous trouvâmes notre couvert mis au milieu d'un charmant bois d'azeroliers et de lauriers roses, tout entrelacés de vignes sauvages. Il consistait tout bonnement en un tapis étendu à terre, et au-dessus duquel s'élevait un beau palmier dont les longues branches retombaient comme des panaches. Notre vin glacé nous attendait; enfin des grenades, des oranges, des rayons de miel et des raisins, formaient un dessert symétrique et appétissant au milieu duquel Pietro vint déposer, couché sur une planche recouverte de grandes feuilles de plantes aquatiques, notre chevreau rôti à point et exhalant une odeur merveilleusement appétissante.
Comme le chevreau pouvait peser de vingt-cinq à trente livres, et que, quelque faim que nous eussions, nous ne comptions pas le dévorer à nous deux, nous invitâmes Pietro à en faire part à la société, qui, depuis notre débarquement, nous avait fait l'honneur de nous suivre. Comme on le devine bien, l'offre fut acceptée sans plus de façon qu'elle était faite. Nous nous réservâmes une part convenable, tant de la chair de l'animal que des accessoires dont on lui avait bourré le ventre, et le reste, accompagné d'une demi-douzaine de bouteilles de vin de Syracuse, fut généralement offert à notre suite. Il en résulta un repas homérique des plus pittoresques; et, pour que rien n'y manquât, au dessert, le berger qui nous avait vendu le chevreau, et qui sans remords aucun en avait mangé sa part, joua d'une espèce de musette au son de laquelle, tandis que nous fumions voluptueusement nos longues pipes, deux Panthelleriotes, par manière de remerciement sans doute, nous dansèrent une gigue nationale qui tenait le milieu entre la tarentelle napolitaine et le boléro andalou. Après quoi nous prîmes chacun une tasse de café bouilli et non passé, c'est-à-dire à la turque, et nous redescendîmes vers la ville.
En arrivant sur le port, nous aperçûmes le capitaine qui causait avec une sorte d'argousin gardant quatre forçats; nous nous approchâmes d'eux, et, à notre grand étonnement, nous remarquâmes que le capitaine parlait avec une sorte de respect à son interlocuteur, et l'appelait Excellence. De son côté, l'argousin recevait ces marques de considération comme choses à lui dues, et ce fut tout au plus si, lorsque le capitaine le quitta pour nous suivre, il ne lui donna pas sa main à baiser. Comme on le comprend bien, cette circonstance excita ma curiosité, et je demandai au capitaine quel était le respectable vieillard avec lequel il avait l'honneur de faire la conversation quand nous l'avions interrompu. Il nous répondit que c'était Son Excellence il signor Anga, ex-capitaine de nuit à Syracuse.
Maintenant, comment le signor Anga, de capitaine de Syracuse, était-il devenu argousin? C'était une chose assez curieuse que voici:
Pendant les années 1810, 1811 et 1812, les rues de Syracuse se trouvèrent tout à coup infestées de bandits si adroits et en même temps si audacieux, que l'on ne pouvait, la nuit venue, mettre le pied hors de chez soi sans être volé et même quelquefois assassiné. Bientôt ces expéditions nocturnes ne se bornèrent pas à dévaliser ceux qui se hasardaient nuitamment dans les rues, mais elles pénétrèrent dans les maisons les mieux gardées, jusqu'au fond des appartement* les mieux clos, de sorte que la forêt de Bondy, de picaresque mémoire, était devenue un lieu de sûreté auprès de la pauvre ville de Syracuse.
Et tout cela se passait malgré la surveillance du signor Anga, capitaine de nuit, auquel du reste on ne pouvait faire que le seul reproche d'arriver cinq minutes trop tard, car, à peine une maison venait-elle d'être pillée, qu'il accourait avec sa patrouille pour prendre le signalement des voleurs; à peine un malheureux venait-il d'être assassiné, qu'il était là pour le relever lui-même, recevoir ses derniers aveux s'il respirait encore, et dresser procès-verbal du terrible événement.
Aussi chacun admirait-il la prodigieuse activité du signor Anga, tout en déplorant, comme nous l'avons dit, qu'un magistrat si actif ne poussât pas l'activité jusqu'à arriver dix minutes plus tôt au lieu d'arriver cinq minutes plus tard. La ville tout entière ne s'en applaudissait pas moins d'être si bien gardée, et pour rien au monde n'aurait voulu qu'on lui donnât un autre capitaine de nuit que le signor Anga.
Cependant les vols continuaient avec une effronterie toujours croissante. Un jeune officier, logé dans le couvent de Saint-François, venait de recevoir un solde arriéré en piastres espagnoles; il déposa son petit trésor dans un tiroir de son secrétaire, prit la clef dans sa poche, et s'en alla dîner en ville, se reposant sur la double sécurité que lui offraient la sainteté du lieu où il logeait, et le soin qu'il avait pris de cadenasser ses trois cents piastres.
Le soir en rentrant, il trouva son secrétaire forcé et le tiroir vide.
De plus, comme il tombait ce soir-là des torrents de pluie, et que rien n'est antipathique au Sicilien comme d'être mouillé, le voleur avait pris le parapluie du jeune officier.
L'officier, désespéré, courut à l'instant même chez le capitaine Anga, qu'il trouva, malgré le temps abominable qu'il faisait, revenant d'une de ses expéditions nocturnes, si dévouées et malheureusement si infructueuses. Malgré la fatigue du signor Anga, et quoiqu'il fût mouillé jusqu'aux os et crotté jusqu'aux genoux, il ne voulut pas faire attendre le plaignant, reçut sa déposition séance tenante, et lui promit de mettre dès le lendemain toute sa brigade à la poursuite de ses piastres, de son parapluie et de ses voleurs.
Mais trois mois s'écoulèrent sans que l'on retrouvât ni voleur, ni parapluie, ni piastres.
Au bout de ces trois mois, un jour qu'il faisait un temps pareil à celui pendant lequel son vol avait eu lieu, le jeune officier, propriétaire d'un parapluie neuf, traversait la grande place de Syracuse, lorsqu'il crut voir un parapluie si exactement pareil à celui qu'il avait perdu, que le désir lui prit aussitôt de lier connaissance avec l'individu qui le portait. En conséquence, au détour de la première rue, il arrêta l'inconnu pour lui demander son chemin; l'inconnu le lui indiqua fort poliment. L'officier s'informa du nom de celui chez qui il avait trouvé une si gracieuse obligeance, et il apprit que son interlocuteur n'était autre que le domestique de confiance de la signora Anga, femme du capitaine de nuit.
Cette découverte devenait d'autant plus grave, que le jeune officier avait acquis une preuve irrécusable que le parapluie en question était bien le sien. Tout en causant avec le domestique, il avait retrouvé ses deux initiales gravées sur un petit écusson d'argent qui ornait la pomme du parapluie, que le voleur n'avait pas voulu priver de cet ornement.
L'officier courut, par le chemin le plus court, chez le capitaine de nuit; le signor Anga était absent pour affaire de service; l'officier se fit conduire chez madame, et lui raconta comment elle avait un voleur ou tout au moins un receleur à son service. Madame Anga jeta les hauts cris, jurant que la chose était impossible; en ce moment même, le domestique rentra; le jeune officier, qui commençait à s'impatienter de dénégations qui ne tendaient à rien moins qu'à le faire passer pour fou ou pour imposteur, prit le domestique par une oreille, l'amena devant sa maîtresse, lui arracha des mains le parapluie qu'il tenait encore, montra l'écusson, et fit reconnaître les deux initiales pour être les siennes. Il n'y avait rien à répondre à cela; aussi maîtresse et domestique étaient-ils fort embarrassés, lorsque la porte s'ouvrit, et que le signor Anga parut en personne.
L'officier renouvela aussitôt son accusation, soutenant que, les piastres ayant disparu en même temps que le parapluie, et le parapluie étant retrouvé, les piastres ne pouvaient être loin. Le signor Anga, surpris par un dilemme aussi positif, se troubla d'abord, puis, s'étant bientôt remis, répondit insolemment au jeune officier, et finit par le mettre à la porte. C'était une faute: cette colère donna au volé des soupçons qu'il n'eût jamais eus sans cela. Il courut chez le colonel anglais qui tenait garnison dans la ville: le colonel requit le juge, et le juge, suivi du greffier et du commissaire, fit une descente chez le signor Anga, qui, à sa grande humiliation, fut forcé de laisser faire perquisition chez lui.
On avait déjà visité toute la maison sans que cette visite amenât le moindre résultat, lorsque le jeune officier, qui, en sa qualité de partie intéressée, dirigeait les recherches, s'aperçut, en traversant le rez-de-chaussée, que ce rez-de-chaussée était parqueté, chose très rare en Sicile. Il frappa du pied, et il lui sembla que le parquet sonnait plus fort le creux qu'un honnête parquet ne devait le faire. Il appela le juge, lui fit part de ses doutes; le juge fit venir deux charpentiers. On leva le parquet, et l'on trouva, les unes à la suite des autres, quatre caves pleines, non seulement de parapluies, mais de vases précieux, d'étoffes magnifiques, d'argenterie portant les armes de ses propriétaires, enfin un bazar tout entier.
Alors tout fut expliqué, et cette longue impunité des voleurs n'eut plus besoin de commentaires. Il signor Anga était à la fois le chef et le receleur de ces industriels. Le sous-prieur du couvent où était logé le jeune homme était son associé. L'affaire de ce digne moine était surtout l'écoulement des objets volés. Le signor Anga était, au reste, un homme remarquable, qui avait organisé son commerce en grand; et qui avait des espèces de comptoirs à Lentini, à Calata-Girone et à Calata-Nisetta, c'est-à-dire dans toutes les villes où il y avait de grandes foires; et cependant, comme on le voit, malgré cette active industrie, malgré ces débouchés nombreux, le signor Anga opérait si en grand, que, lorsqu'on les découvrit, ses magasins étaient encombrés.
Le moine arrêté échappa, par privilège ecclésiastique, à la justice séculière, et fut remis à son évêque. Comme depuis cette époque nul ne le revit, on présume qu'il fut enterré dans quelque in pace, où l'on retrouvera un jour son squelette.
Quant au signor Anga, il fut condamné aux galères perpétuelles. Envoyé d'abord simple forçat à Vallano, de là, au bout de cinq ans de bonne conduite, il fut transporté à Panthellerie, où, pendant cinq autres années, n'ayant donné lieu à aucune plainte, il fut élevé au grade d'argousin, qu'il occupe honorablement depuis douze années, avec l'espoir de passer incessamment garde-chiourme.
C'est ce que lui souhaitait notre capitaine en prenant congé de lui.
Avant de quitter Panthellerie, je fus curieux de me faire une expérience:
j'y mis à la poste les lettres que j'avais écrites à mes amis, et qui étaient datées de l'île de Porri; elles parvinrent à leur destination un an après mon retour; il n'y a rien à dire.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente