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Chapitre XIX
Palerme l'heureuse

Plus favorisée du ciel que Girgenti, Palerme mérite encore aujourd'hui le nom qu'on lui donna il y a vingt siècles: aujourd'hui, comme il y a vingt siècles, elle est toujours Palerme l'heureuse.
En effet, s'il est une ville au monde qui réunisse toutes les conditions du bonheur, c'est cette insoucieuse fille des Phéniciens qu'on appelle Palermo Felice, et que les anciens représentaient assise comme Vénus dans une conque d'or. Bâtie entre le monte Pellegrino qui l'abrite de la tramontana, et la chaîne de la Bagherie, qui la protège contre le sirocco; couchée au bord d'un golfe qui n'a que celui de Naples pour rival; entourée d'une verdoyante ceinture d'orangers, de grenadiers, de cédrats, de myrthes, d'aloès et de lauriers roses, qui la couvrent de leurs ombres, qui l'embaument de leurs parfums; héritière des Sarrasins, qui lui ont laissé leurs palais; des Normands, qui lui ont laissé leurs églises; des Espagnols, qui lui ont laissé leurs sérénades, elle est à la fois poétique comme une Sultane, gracieuse comme une Française, amoureuse comme une Andalouse. Aussi son bonheur à elle est-il un de ces bonheurs qui viennent de Dieu, et que les hommes ne peuvent détruire. Les Romains l'ont occupée, les Sarrasins l'ont conquise, les Normands l'ont possédée, les Espagnols la quittent à peine, et à tous ces différents maîtres, dont elle a fini par faire ses amants, elle a souri du même sourire: molle courtisane, qui n'a jamais eu de force que pour une éternelle volupté.
L'amour est la principale affaire de Palerme; partout ailleurs on vit, on travaille, on pense, on spécule, on discute, on combat: à Palerme, on aime. La ville avait besoin d'un protecteur céleste; on ne pense pas toujours à Dieu, il faut bien un fondé de pouvoir qui y pense pour nous. Ne croyez pas qu'elle ait été choisir quelque saint morose, grondeur, exigeant, sévère, ridé, désagréable. Non pas; elle a pris une belle vierge, jeune, indulgente, fleur sur la terre, étoile au ciel; elle en a fait sa patronne.
Et pourquoi cela? Parce qu'une femme, si chaste, si sainte qu'elle soit, a
toujours un peu de la Madeleine; parce qu'une femme, fût-elle morte vierge,
a compris l'amour; parce que enfin c'est d'une femme que Dieu à dit: «Il
lui sera beaucoup remis parce qu'elle a beaucoup aimé.»
Aussi, lorsque après une route rude, fatigante, éternelle, au milieu des solitudes brûlées par le soleil, dévastées par les torrents, bouleversées par les tremblements de terre, sans arbres pour se reposer le jour, sans gîte pour dormir la nuit, nous aperçûmes, en arrivant au haut d'une montagne, Palerme, assise au bord de son golfe, se mirant dans cette mer azurée comme Cléopâtre aux flots du Cyrénaïque, on comprend que nous jetâmes un cri de joie: c'est qu'à la simple vue de Palerme, on oublie tout. Palerme est un but; c'est le printemps après l'hiver, c'est le repos après la fatigue; c'est le jour après la nuit, l'ombre après le soleil, l'oasis après le désert.
A la vue de Palerme toute notre fatigue s'en alla; nous oubliâmes les mules au trot dur, les fleuves aux mille détours; nous oubliâmes ces auberges dont la faim et la soif sont les moindres inconvénients, ces routes dont chaque angle, chaque rocher, chaque carrière, recèlent un bandit qui vous guette; nous oubliâmes tout pour regarder Palerme, et pour respirer cette brise de la mer qui semblait monter jusqu'à nous.
Nous descendîmes par un chemin bordé d'une côte d'immenses roseaux, et baigné de l'autre par la mer; le port était plein de bâtiments à l'ancre, le golfe plein de petites barques à la voile; une lieue avant Palerme, les villas couvertes de vignes se montrèrent, les palais ombragés de palmiers vinrent au devant de nous: tout cela avait un air de joie admirable à voir. En effet, nous tombions au milieu des fêtes de sainte Rosalie.
A mesure que nous approchions de la ville, nous marchions plus vite;
Palerme nous attirait comme cette montagne d'aimant des Mille et une Nuits, que ne pouvaient fuir les vaisseaux. Après nous avoir montré de loin ses dômes, ses tours, ses coupoles, qui disparaissaient peu à peu, elle nous ouvrait ses faubourgs. Nous traversâmes une espèce de promenade située sur le bord de la mer, puis nous arrivâmes à une porte de construction normande; la sentinelle, au lieu de nous arrêter, nous salua, comme pour nous dire que nous étions les bienvenus.
Au milieu de la place de la Marine, un homme vint à nous:
-Ces messieurs sont Français? nous demanda-t-il.
-Nés en pleine France, répondit Jadin.
-C'est moi qui ai l'honneur de servir particulièrement les jeunes seigneurs de votre nation qui viennent à Palerme.
-Et en quoi les servez-vous? lui demandai-je.
-En toutes choses, Excellence.
-Peste! vous êtes un homme précieux. Comment vous appelez-vous?
-J'ai bien des noms, Excellence; mais le plus communément on m'appelle il signor Mercurio.
-Ah! très bien, je comprends. Merci.
-Voilà les certificats des derniers Français qui m'ont employé: vous pouvez voir qu'ils ont été parfaitement satisfaits de mes services.

Et en effet il signor Mercurio nous présenta trois ou quatre certificats fort circonstanciés et fort indiscrets qu'il tenait de la reconnaissance de nos compatriotes. Je les parcourus des yeux et les passais à Jadin, qui les lut à son tour.
-Ces messieurs voient que je suis parfaitement en règle?
-Oui, mon cher ami, mais malheureusement nous n'avons pas besoin de vous.
-Si fait, Excellence, on a toujours besoin de moi; quand ce n'est pas pour une chose, c'est pour une autre: êtes-vous riches, je vous ferai dépenser votre argent; êtes-vous pauvres, je vous ferai faire des économies; êtes-vous artistes, je vous montrerai des tableaux; êtes-vous hommes du monde, je vous mettrai au courant de tous les arrangements de la société. Je suis tout, Excellence: cicerone, valet de chambre, antiquaire, marchand, acheteur, historien,-et surtout...
-Ruffiano, dit Jadin.
-Si signore, répondit notre étrange interlocuteur avec une expression d'orgueilleuse confiance dont on ne peut se faire aucune idée.
-Et vous êtes satisfait de votre métier?
-Si je suis satisfait, Excellence! C'est-à-dire que je suis l'homme le plus heureux de la terre.
-Peste! dit Jadin, comme c'est agréable pour les honnêtes gens!
-Que dit votre ami, Excellence?
-Il dit que la vertu porte toujours sa récompense. Mais pardon, mon cher ami: vous comprenez; il fait un peu chaud pour causer d'affaires en plein soleil; d'ailleurs nous arrivons, comme vous voyez, et nous sommes fatigués.
-Ces messieurs logent sans doute à l'hôtel des Quatre-Cantons?
-Je crois qu'oui.
-J'irai présenter mes hommages à ces messieurs.
-Merci, c'est inutile.
-Comment donc, ce serait manquer à mes devoirs; d'ailleurs j'aime les Français, Excellence.
-Peste! C'est bien flatteur pour notre nation.
-J'irai donc à l'hôtel.
-Faites comme vous voudrez, seigneur Mercurio; mais vous perdrez probablement votre temps; je vous en préviens.
-C'est mon affaire.
-Adieu, seigneur Mercurio.
-Au revoir, Excellence.
-Quelle canaille! dit Jadin.

Et nous continuâmes notre route vers l'hôtel des Quatre-Cantons. Comme je l'ai dit, Palerme avait un air de fête qui faisait plaisir à voir. Des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres, de grandes bandes d'étoffes pendaient à tous les balcons; des portiques et des pyramides de bois recouvertes de guirlandes de fleurs se prolongeaient d'un bout à l'autre de chaque rue. Salvadore nous fit faire un détour, et nous passâmes devant le palais épiscopal. Là était une énorme machine à quatre ou cinq étages, haute de quarante-cinq à cinquante pieds, de la forme de ces pyramides de porcelaine sur lesquelles on sert les bonbons au dessert; toute drapée de taffetas bleu avec des franges d'argent, surmontée d'une figure de femme tenant une croix et entourée d'anges. C'était le char de sainte Rosalie.
Nous arrivâmes à l'hôtel; il était encombré d'étrangers. Par le crédit de Salvadore, nous obtînmes deux petites chambres que l'hôte réservait, disait-il, pour des Anglais qui devaient arriver de Messine dans la journée, et qui d'avance les avaient fait retenir. Peut-être n'était-ce qu'un moyen de nous les faire payer le triple de ce qu'elles valaient; mais, telles qu'elles étaient, et au prix qu'elles coûtaient, nous étions encore trop heureux de les avoir.
Nous réglâmes nos comptes avec Salvadore, qui nous demanda un certificat que nous lui donnâmes de grand coeur. Puis j'ajoutai deux piastres de bonne main aux cinq que je lui avais déjà données en sortant du défilé de Mezzojuso, et nous nous quittâmes enchantés l'un de l'autre.
Nous interrogeâmes notre hôte sur l'emploi de la journée; il n'y avait rien à faire jusqu'à cinq heures du soir, qu'à nous baigner et à dormir; à cinq heures, il y avait promenade sur la Marine; à huit heures, feu d'artifice au bord de la mer; toute la soirée, illumination et danses à la Flora; à minuit corso.
Nous demandâmes deux bains, nous fîmes préparer nos lits, et nous arrêtâmes une voiture.
A quatre heures, on nous prévint que la table d'hôte était servie; nous descendîmes, et nous trouvâmes une table autour de laquelle étaient réunis des échantillons de tous les peuples de la terre. Il y avait des Français, des Espagnols, des Anglais, des Allemands, des Polonais, des Russes, des Valaques, des Turcs, des Grecs et des Tunisiens. Nous nous approchâmes de deux compatriotes, qui, de leur côté, nous ayant reconnus, s'avançaient vers nous; c'étaient des Parisiens, gens du monde, et surtout gens d'esprit, le baron de S... et le vicomte de R...
Comme il y avait déjà plus de huit jours qu'ils étaient à Palerme, et qu'une de nos prétentions, à nous autres Français, c'est de connaître au bout de huit jours une ville, comme si nous l'avions habitée toute notre vie, leur rencontre, en pareille circonstance, était une véritable trouvaille. Ils nous promirent, dès le soir même, de nous mettre au courant de toutes les habitudes palermitaines. Nous leur demandâmes s'ils connaissaient il signor Mercurio: c'était leur meilleur ami. Nous leurs racontâmes comment il était venu au-devant de nous et comment nous l'avions reçu; ils nous blâmèrent fort et nous assurèrent que c'était un homme précieux à connaître, ne fût-ce que pour l'étudier. Nous avouâmes alors que nous avions commis une faute, et nous promîmes de la réparer.
Après le dîner, que nous trouvâmes remarquablement bon, on nous annonça que nos voitures nous attendaient; comme ces messieurs avaient la leur, et que nous ne voulions pas cependant nous séparer tout à fait, nous nous dédoublâmes. Jadin monta avec le vicomte de R..., et le baron de S... monta avec moi.
Il était arrivé à ce dernier, la veille même, une aventure trop caractéristique pour que, malgré cette grande difficulté que l'on éprouve dans notre langue à dire certaines choses, je n'essaie pas de la raconter. Qu'on se figure d'ailleurs qu'on lit une historiette de Tallemant des Réaux, ou un épisode des Dames galantes de Brantôme.
Le baron de S... était à la fois un philosophe et un observateur; il voyageait tout particulièrement pour étudier les moeurs des peuples qu'il visitait; il en résultait que dans toutes les villes d'Italie, il s'était livré aux recherches les plus minutieuses sur ce sujet.
Comme on le pense bien, le baron de S... n'avait pas fait la traversée de Naples à Palerme pour renoncer, une fois arrivé en Sicile, à ses investigations habituelles. Au contraire, cette terre, nouvelle pour le baron de S..., lui ayant paru présenter sous ce rapport de curieuses nouveautés, il n'en était devenu que plus ardent à faire des découvertes.
Il signor Mercurio qui, ainsi qu'il nous l'avait dit, était versé dans toutes les parties de la science philosophique que pratiquait le baron de S... s'était trouvé sur son chemin comme il s'était trouvé sur le nôtre; mais, mieux avisé que nous, le baron de S... avait tout de suite compris de quelle utilité un pareil cicérone pouvait être pour un homme qui, comme lui voulait connaître les effets et les causes. Il l'avait dès le jour même attaché à son service.
Le baron de S... avait commencé ses études dans les hautes sphères de la société; de là, pour ne point perdre le piquant de l'opposition, il avait passé au peuple. Dans l'une et l'autre classe, il avait recueilli des documents si curieux que, ne voulant pas laisser ses notes incomplètes, il avait demandé l'avant-veille à il signor Mercurio s'il ne pourrait lui ouvrir quelque porte de cette classe moyenne qu'on appelle en Italie le mezzo ceto. Il signor Mercurio lui avait répondu que rien n'était plus facile, et que dès le lendemain il pourrait le mettre en relations avec une petite bourgeoise fort bavarde, et dont la conversation était des plus instructives. Comme on le pense bien, le baron de S... avait accepté.
La veille au soir, en conséquence, il signor Mercurio était venu le chercher à l'heure convenue, et l'avait conduit dans une rue assez étroite, en face d'une maison de modeste apparence; le baron avait, à l'instant même et du premier coup d'oeil, rendu justice à l'intelligence de son guide, qui avait ainsi trouvé tout d'abord ce qu'il lui avait dit de chercher. Il allait tirer le cordon de la sonnette, pressé qu'il était de voir si l'intérieur de la maison correspondait à l'extérieur, lorsqu'il signor Mercurio lui avait arrêté le bras et, lui montrant une petite clef, lui avait fait comprendre qu'il était inutile d'immiscer un concierge ou un domestique aux secrets de la science. Le baron avait reconnu la vérité de la maxime, et avait suivi son guide, qui, marchant devant lui, le conduisit, par un escalier étroit mais propre, à une porte qu'il ouvrit comme il avait fait de celle de la rue. Cette porte ouverte, il traversa une antichambre et, ouvrant une troisième porte, qui était celle d'une salle à manger, il y introduisit le baron en lui disant qu'il allait prévenir la dame à laquelle il avait désiré être présenté.
Le baron, qui s'était plus d'une fois trouvé dans des circonstances pareilles, s'assit sans demander d'explications. La pièce dans laquelle il était répondait à ce qu'il avait déjà vu de la maison: c'était une chambre modeste avec une petite table au milieu, et des gravures enfermées dans des cadres noirs pendus aux murs; ces gravures représentaient La Cène de Léonard de Vinci, l'Aurore du Guide, l'Endymion du Guerchin, et la Bachante de Carrache.
Il y avait en outre, dans cette salle à manger, deux portes en face l'une de l'autre.
Au bout de dix minutes qu'il était assis, le baron, commençant de s'ennuyer, se leva et se mit à examiner les gravures; au bout de dix autres minutes, s'impatientant un peu plus encore, il regarda alternativement l'une et l'autre des deux portes, espérant à chaque instant que l'une ou l'autre s'ouvrirait. Enfin, comme dix nouvelles minutes s'étaient écoulées encore sans qu'aucune des deux s'ouvrit, il résolut, toujours plus impatient, de se présenter lui-même, puisque il signor Mercurio tenait tant à faire sa présentation. Au moment où il venait de prendre cette décision, et comme il hésitait entre les deux portes, il crut entendre quelque bruit derrière celle de droite. Il s'en approcha aussitôt et prêta l'oreille; sûr qu'il ne s'était pas trompé, il frappa doucement.
-Entrez, dit une voix.

Il sembla bien au baron que la voix venait de lui répondre avec un timbre tant soit peu masculin, mais il avait remarqué qu'en Italie les voix de soprano étaient assez communes chez les hommes; il ne s'arrêta point à cette idée, et, tournant la clef, il ouvrit la porte.
Le baron se trouva en face d'un homme de trente à trente-deux ans, vêtu d'une robe de chambre de bazin, assis devant un bureau et prenant des notes dans de gros livres. L'homme à la robe de chambre tourna la tête de son côté, releva ses lunettes, et le regarda.
-Pardon, monsieur, dit le baron tout étonné de rencontrer un homme là où il s'attendait à trouver une femme, mais je crois que je me suis trompé.
-Je le crois aussi, répondit tranquillement l'homme à la robe de chambre.
-En ce cas, mille pardons de vous avoir dérangé, reprit le baron.
-Il n'y a pas de quoi, monsieur, répondit l'homme à la robe de chambre.

Alors ils se saluèrent réciproquement, et le baron referma la porte, puis il se remit à regarder les gravures.
Au bout de cinq minutes, la seconde porte s'ouvrit, et une jeune femme de vingt à vingt-deux ans fit signe au baron d'entrer.
-Pardon, madame, dit le baron à voix basse, mais peut-être ignorez-vous qu'il y a quelqu'un là, dans la chambre en face de celle-ci.
-Si fait, monsieur, répondit la jeune femme sans se donner la peine de changer le diapason de sa voix.
-Et sans indiscrétion, madame, demanda le baron, peut-on vous demander quel est ce quelqu'un?
-C'est mon mari, monsieur.
-Votre mari?
-Oui.
-Diable!
-Cela vous contrarie-t-il?
-C'est selon.
-Si vous l'exigez, je le prierai d'aller faire un tour par la ville; mais il travaille, et cela le dérangera.
-Au fait, dit le baron en riant, si vous croyez qu'il reste où il est, je ne vois pas trop...
-Oh! monsieur, il ne bougera pas.
-En ce cas, dit le baron, c'est autre chose, vous avez raison, il ne faut pas le déranger.

Et le baron entra chez la jeune femme qui referma la porte derrière lui. Au bout de deux heures, le baron sortit après avoir fait sur les moeurs de la bourgeoisie sicilienne les observations les plus intéressantes, et sans que personne, comme la promesse lui en avait été faite, vînt le troubler dans ses observations. Aussi se promettait-il de les reprendre au premier jour.
Comme le baron achevait de me raconter cette histoire, nous arrivions à la Marine.
C'est la promenade des voitures et des cavaliers, comme la Flora est celle des piétons. Là comme à Florence, comme à Messine, tout ce qui a équipage est forcé de venir faire son giro entre six et sept heures du soir; au reste, c'est une fort douce obligation: rien n'est ravissant comme cette promenade de la Marine adossée à une file de palais, avec son golfe communiquant à la haute mer, qui s'étend en face d'elle, et sa ceinture de montagnes qui l'enveloppe et la protège. Alors, c'est-à-dire depuis six heures du soir jusqu'à deux heures du matin, souffle le greco, fraîche brise du nord-est qui remplace le vent de terre, et vient rendre la force à toute cette population qui semble destinée à dormir le jour et à vivre la nuit; c'est l'heure où Palerme s'éveille, respire et sourit. Réunie presque entière sur ce beau quai, sans autre lumière que celle des étoiles, elle croise ses voitures, ses cavaliers et ses piétons; et tout cela parle, babille, chante comme une volée d'oiseaux joyeux, échange des fleurs, des rendez-vous, des baisers; tout cela se hâte d'arriver, les uns à l'amour, les autres au plaisir: tout cela boit la vie à plein bord, s'inquiétant peu de cette moitié de l'Europe qui l'envie, et de cette autre moitié de l'Europe qui la plaint.
Naples la tyrannise, c'est vrai; peut-être parce que Naples en est jalouse. Mais qu'importe à Palerme la tyrannie de Naples? Naples peut lui prendre son argent, Naples peut stériliser ses terres, Naples peut lui démolir ses murailles, mais Naples ne lui prendra pas sa Marine baignée par la mer, son vent de greco qui la rafraîchit le soir, ses palmiers qui l'ombragent le matin, ses orangers qui la parfument toujours, et ses amours éternelles qui la bercent de leurs songes quand ils ne l'éveillent pas dans leur réalité.
On dit: «Voir Naples et mourir.» Il faut dire: «Voir Palerme et vivre.»
A neuf heures, une fusée s'élança dans l'air, et la fête s'arrêta. C'était le signal du feu d'artifice, qui se tire devant le palais Butera.
Le prince de Butera est un des grands seigneurs du dernier siècle qui ont laissé le plus de souvenirs populaires en Sicile, où, comme partout, les grands seigneurs commencent à s'en aller.
Le feu d'artifice tiré, il y eut scission entre les promeneurs; les uns restèrent sur la Marine, les autres tirèrent vers la Flora. Nous fûmes de ces derniers, et au bout de cinq minutes nous étions à la porte de cette promenade, qui passe pour un des plus beaux jardins botaniques du monde.
Elle était magnifiquement illuminée, des lanternes de mille couleurs pendaient aux branches des arbres, et dans les carrefours étaient des orchestres publics, où dansaient la bourgeoisie et le peuple. Au détour d'une allée, le baron me serra le bras; une jeune femme et un homme encore jeune passaient près de nous. La femme était la petite bourgeoise avec laquelle il avait philosophé la veille; son cavalier était l'homme à la robe de chambre qu'il avait vu dans le cabinet. Ni l'un ni l'autre ne firent mine de le reconnaître, ils avaient l'air de s'adorer.
Nous restâmes à la Flora jusqu'à dix heures; à dix heures les portes de la cathédrale s'ouvrent pour laisser sortir des confréries, des corporations, des châsses de saints, des reliques de saintes, qui se font des visites les uns aux autres. Nous n'avions garde de manquer ce spectacle: nous nous acheminâmes donc vers la cathédrale, où nous arrivâmes à grand-peine à cause de la foule.
C'est un magnifique édifice du XIIe siècle, d'architecture moitié normande, moitié sarrasine, plein de ravissants détails d'un fini miraculeux, et tout découpé, tout dentelé, tout festonné comme une broderie de marbre; les portes en étaient ouvertes à tout le monde, et le choeur, illuminé du haut en bas par des lustres pendus au plafond et superposés les uns aux autres, jetait une lumière à éblouir: je n'ai nulle part rien vu de pareil. Nous en fîmes trois ou quatre fois le tour, nous arrêtant de temps en temps pour compter les quatre-vingts colonnes de granit oriental qui soutiennent la voûte, et les tombeaux de marbre et de porphyre où dorment quelques-uns des anciens souverains de la Sicile [Note: Ces tombeaux sont ceux du roi Roger et de Constance, impératrice et reine; de Frédéric II et de la reine Constance, sa femme; de Pierre II d'Aragon et de l'empereur Henri VI. En 1784, on ouvrit ces divers monuments pour y constater la présence des ossements royaux qu'ils devaient renfermer. Le corps de Henri, revêtu de ses ornements impériaux et d'un costume brodé d'or était parfaitement intact et à peine défiguré.]. Une heure et demie s'écoula dans cette investigation; puis, comme minuit allait sonner, nous remontâmes dans notre voiture, et nous nous fîmes conduire au Corso, qui commence à minuit, et qui se tient dans la rue del Cassaro.
C'est la plus belle rue de Palerme, qu'elle traverse dans toute sa longueur, ce qui fait qu'elle peut bien avoir une demi-lieue d'une extrémité à l'autre. Lorsque les émirs se fixèrent à Palerme, ils choisirent pour leur résidence un vieux château situé à l'extrémité orientale, qu'ils fortifièrent, et auquel ils donnèrent le nom de el Cassaer; de là, la dénomination moderne de Cassaro. Elle s'appelle aussi, à l'instar de la rue fashionable de Naples, la rue de Tolède.
Cette rue est coupée en croix par une autre rue, ouvrage du vice-roi Macheda, qui lui a donné son nom, qu'elle a perdu depuis pour prendre celui de Strada-Nova. Au point où les deux rues se croisent, elles forment une place dont les quatre faces sont occupées par quatre palais pareils, ornés des statues des vice-rois.
Qu'on se figure cette immense rue del Cassaro, illuminée d'un bout à l'autre, non pas aux fenêtres, mais sur ces portiques et ces pyramides de bois que j'avais déjà remarqués dans la journée; peuplée d'un bout à l'autre des carrosses de tous les princes, ducs, marquis, comtes et barons dont la ville abonde: dans ces carrosses, les plus belles femmes de Palerme sous leurs habits de grand gala; de chaque côté de la rue, deux épaisses haies de peuple, cachant sous la toilette des dimanches les haillons quotidiens; du monde à tous les balcons, des drapeaux à toutes les fenêtres, une musique invisible partout, et on aura une idée de ce que c'est que le Corso nocturne de sainte Rosalie.
Ce fut pendant de pareilles fêtes qu'éclata la révolution de 1820. Le prince de la Cattolica voulut la réprimer, et fit marcher contre le peuple quelques régiments napolitains qui formaient la garnison de Palerme. Mais le peuple se rua sur eux et, avant qu'ils eussent eu le temps de faire une seconde décharge, ils les avait culbutés, désarmés, dispersés, anéantis. Alors les insurgés se répandirent dans la ville en criant: Mort au prince de la Cattolica! A ces cris, le prince se réfugia à trois lieues de Palerme, chez un de ses amis qui avait une villa à la Bagherie; mais le peuple l'y poursuivit. Le prince, traqué de chambre en chambre, se glissa entre deux matelas. Le peuple entra dans la chambre où il était, le chercha de tous côtés, et sortit sans l'avoir vu. Alors, le prince de la Cattolica, n'entendant plus aucun bruit, et croyant être seul, se hasarda à sortir de sa retraite, mais un enfant, qui était caché derrière une porte, le vit, rappela les assassins, et le prince fut massacré.
C'était, comme le prince de Butera, un des grands seigneurs de Palerme, mais il était loin d'être populaire et aimé comme celui-ci: tous deux étaient ruinés par les prodigalités sans nom que tous deux avaient faites; mais le prince de Butera ne s'en aperçut jamais, et très probablement mourut sans s'en douter, car ses fermiers, d'un accord unanime, continuèrent de lui payer une énorme redevance et quand, malgré cette énorme redevance, l'intendant du prince leur écrivait ces seules paroles:
«Le prince manque d'argent», les caisses se remplissaient comme par miracle, ces braves gens vendant dans cette circonstance jusqu'à leurs joyaux de mariage. Le prince de la Cattolica, tout au contraire, était toujours aux prises avec ses créanciers: de sorte qu'à la suite d'une fête magnifique qu'il venait de donner à la cour, le roi Ferdinand, voyant qu'il ne savait où donner de la tête, lui accorda, par ordonnance royale, quatre-vingts années pour payer ses dettes. Muni de cette ordonnance, le prince de la Cattolica envoya promener ses créanciers.
Comme le prince de Butera était mort depuis quelques années, il ne fallut rien moins que le vieux prince de Paterno, l'homme le plus populaire de la Sicile après lui, pour apaiser les esprits et arrêter les massacres. Bien plus, comme le général Pepe et ses troupes s'étaient présentés, au nom du gouvernement provisoire, pour entrer à Palerme, le prince fit tant que, de part et d'autre, il obtint qu'un traité serait signé. Les Palermitains, pour conserver à cet acte la forme d'un traité, et afin qu'il ne pût jamais passer pour une capitulation, exigèrent que le traité fût rédigé et signé hors de l'île. En effet, les conditions furent discutées, arrêtées et signées sur un vaisseau américain à l'ancre dans le port. Un des articles portait que les Napolitains entreraient sans battre le tambour. A la porte de la ville, le tambour-major, comme par habitude, fit le signe ordinaire, et aussitôt la marche commença; en même temps, un homme du peuple qui se trouvait là, se jeta sur le tambour le plus proche de lui et creva sa caisse d'un coup de couteau. On voulut arrêter cet homme, mais en un instant la ville entière fut prête à se soulever de nouveau. Le général Pepe ordonna aussitôt de remettre les baguettes au ceinturon, et l'article composé par les Palermitains eut, moins cette infraction de quelques secondes, son entière exécution.
Mais le traité ne tarda pas à être violé, non seulement dans un de ses articles, mais dans toutes ses parties; d'abord le parlement napolitain refusa de le ratifier, puis bientôt, les Autrichiens étant rentrés à Naples, le cardinal Gravina fut nommé lieutenant général du roi en Sicile, et, le 5 avril 1821, publia un décret qui annulait tout ce qui s'était passé depuis que le prince héréditaire avait quitté l'île; alors les extorsions commencèrent pour ne plus s'arrêter, et l'on vit des choses étranges. Nous citerons deux ou trois exemples qui donneront une idée de la façon dont les impôts sont établis et perçus en Sicile.
La ville de Messine avait un droit sur les contributions communales, et sur ce revenu elle payait un excédent de contributions foncières; le roi s'empara de ce droit, et exigea que la ville continuât de payer l'excédent, quoiqu'elle n'eût plus la propriété.
Le prince de Villa-Franca avait une terre qu'il avait mise en rizière, et qui, rapportant 6 000 onces (72 000 francs à peu près), avait été taxée sur ce revenu: le gouvernement s'aperçut que les irrigations que l'on faisait pour cette culture étaient nuisibles à la santé des habitants; il fit défense au prince de Villa-Franca de continuer cette exploitation; le prince obéit, mit sa terre en froment et en coton mais, comme cette exploitation est moins lucrative que l'autre, le revenu de la terre tomba de 72 000 francs à 6 000. Le prince de Villa-Franca continue de payer le même impôt, 900 onces, c'est-à-dire 3 000 francs de plus que ne lui rapporte la terre.
En 1851, des nuées de sauterelles s'abattirent sur la Sicile, les propriétaires voulurent se réunir pour les détruire; mais les réunions d'individus au-dessus d'un certain nombre étant défendues, le roi fit savoir qu'il se chargeait, moyennant un impôt qu'il établissait, de la destruction des sauterelles. Malgré les réclamations, l'impôt fut établi. Le roi ne détruisit pas les sauterelles, qui disparurent toutes seules après avoir dévoré les récoltes, et l'impôt resta.
Ce sont ces exactions dont nous venons de raconter les moindres qui ont produit cette haine profonde qui existe entre les Siciliens et les Napolitains, haine qui surpasse celle de l'Irlande et de l'Angleterre, celle de la Belgique et de la Hollande, celle du Portugal et de l'Espagne.
Cette haine avait, quelque temps avant notre arrivée à Palerme, amené un fait singulier.
Un soldat napolitain avait, je ne sais pour quel crime, été condamné à être fusillé.
Comme les soldats napolitains, près des Siciliens surtout, ne jouissent pas d'une grande réputation de courage, les Siciliens attendaient avec une vive impatience le jour de l'exécution pour savoir comment le Napolitain mourrait.
Les Napolitains, de leur côté, n'étaient pas sans inquiétude: braves autant que peuple qui soit au monde lorsque la passion les exalte, les Napolitains ne savent pas attendre la mort de sang-froid; si leur compatriote mourait lâchement, les Siciliens triomphaient, et ils étaient tous humiliés dans sa personne. La situation était grave, comme on le voit, si grave, que les chefs écrivirent au roi de Naples pour obtenir une commutation de peine. Mais il s'agissait d'une grave faute de discipline, d'insulte à un supérieur, je crois, et le roi de Naples, bon d'ailleurs, est sévère justicier de ces sortes de délits: il répondit donc qu'il fallait que la justice eût son cours.
On se réunit en conseil pour savoir ce qu'il y avait à faire en pareille circonstance. On proposa bien de fusiller l'homme dans l'intérieur de la citadelle, mais c'était tourner la difficulté et non la vaincre, et cette mort cachée et solitaire, loin de faire taire les accusations que l'on craignait, ne manquerait pas au contraire de les motiver. Dix autres propositions du même genre furent faites, débattues et rejetées; c'était une impasse dont il n'y avait pas moyen de sortir.
Il est vrai de dire que le malheureux se conduisait, de son côté, non seulement de manière à augmenter cette appréhension, mais encore de façon à la changer en certitude. Depuis que son jugement avait été lu, il ne faisait que pleurer, que demander grâce, et que se recommander à saint Janvier. Il était évident qu'il faudrait le traîner au lieu du supplice, et qu'il mourrait comme un capucin.
Sous différents prétextes, on avait reculé le jour de l'exécution; mais enfin, tout sursis nouveau était devenu impossible. Le conseil était réuni pour la troisième fois, cherchant toujours un moyen et ne le trouvant pas. Enfin on allait se séparer, en remettant tout à la Providence, lorsque l'aumônier du régiment, se frappant le front tout à coup, déclara que ce moyen si longtemps et si vainement cherché par les autres, il venait de le trouver, lui.
On voulut savoir quel était ce moyen; mais l'aumônier déclara qu'il n'en dirait pas le premier mot à personne, la réussite dépendant du secret. On lui demanda alors si le moyen était sûr; l'aumônier dit qu'il en répondait sur sa tête.
L'exécution fut fixée au lendemain, dix heures du matin. Elle devait avoir lieu entre monte Pellegrino et Castellamare, c'est-à-dire dans une plaine qui pouvait contenir tout Palerme.
Le soir, l'aumônier se présenta à la prison. En l'apercevant, le condamné jeta les hauts cris, car il comprit que le moment de faire ses adieux au monde était venu. Mais, au lieu de le préparer à la mort, l'aumônier lui annonça que le roi lui avait accordé sa grâce.
-Ma grâce! s'écria le prisonnier, ma grâce! en saisissant les mains du prêtre.
-Votre grâce.
-Comment! Je ne serai pas fusillé? Comment! Je ne mourrai pas, j'aurai la vie sauve? demanda le prisonnier ne pouvant croire à une pareille nouvelle.
-Votre grâce pleine et entière, reprit le prêtre; seulement Sa Majesté y a mis une condition, pour l'exemple.
-Laquelle? demanda le soldat en pâlissant.
-C'est que tous les apprêts du supplice devront être faits comme si le supplice avait lieu. Vous vous confesserez ce soir comme si vous deviez mourir demain, on viendra vous chercher comme si vous n'aviez pas votre grâce, on vous conduira au lieu de l'exécution comme si on allait vous fusilier; enfin, pour conduire la chose jusqu'au bout et que l'exemple soit complet, on fera feu sur vous, mais les fusils ne seront chargés qu'à poudre.
-Est-ce bien sûr, ce que vous me dites là? demanda le condamné, à qui cette représentation semblait au moins inutile.
-Quel motif aurais-je de vous tromper? répondit le prêtre.
-C'est vrai, murmura le soldat. Ainsi, mon père, reprit-il, vous me dites que j'ai ma grâce, vous m'assurez que je ne mourrai pas?
-Je vous l'affirme.
-Alors, vive le roi! Vive saint Janvier! Vive tout le monde! cria le condamné en dansant tout autour de sa prison.
-Que faites-vous, mon fils? Que faites-vous? s'écria le moine; oubliez-vous que ce que je viens de vous découvrir était un secret qu'on m'avait défendu de vous dire, et qu'il est important que tout le monde ignore que je vous l'ai révélé, le geôlier surtout? A genoux donc, comme si vous deviez toujours mourir, et commencez votre confession.

Le condamné reconnut la vérité de ce que lui disait le prêtre, se mit à genoux et se confessa.
L'aumônier lui donna l'absolution.
Avant que le prêtre ne le quittât, le prisonnier lui demanda encore de nouveau l'assurance que tout ce qu'il lui avait dit était vrai.
Le prêtre le lui affirma une seconde fois; puis il sortit.
Derrière le prêtre le geôlier entra, et trouva le prisonnier sifflotant un petit air.
-Tiens, tiens, dit-il, est-ce que vous ne savez pas qu'on vous fusille demain, vous?
-Si fait, répondit le soldat; mais Dieu m'a accordé la grâce de faire une bonne confession, et maintenant je suis sûr d'être sauvé.
-Oh! alors, c'est différent, dit le geôlier. Avez-vous besoin de quelque chose?
-Je mangerais bien, dit le soldat.

Il y avait deux jours qu'il n'avait rien pris.
On lui apporta à souper; il mangea comme un loup, but deux bouteilles de vin de Syracuse, se jeta sur son grabat, et s'endormit.
Le lendemain, il fallut le tirer par les bras pour le réveiller. Depuis qu'il était en prison, le pauvre diable ne dormait plus.
Jamais le geôlier n'avait vu un homme si déterminé.
Le bruit se répandit par la ville que le condamné marcherait au supplice comme à une fête. Les Siciliens doutaient fort de la chose, et avec ce geste négatif qui n'appartient qu'à eux, ils disaient: Nous verrons bien.
A sept heures, on vint chercher le prisonnier. Il était en train de faire sa toilette. Il avait fait blanchir son linge, il avait brossé à fond ses habits: il était aussi beau qu'un soldat napolitain peut l'être.
Il demanda à marcher jusqu'au lieu de l'exécution, et à garder ses mains libres. Les deux choses lui furent accordées.
La place de la Marine, sur laquelle est située la prison, était encombrée de monde. En arrivant sur le haut des degrés, il salua fort gracieusement le peuple. Il n'y avait point sur son visage la moindre marque d'altération. Les Siciliens n'en revenaient pas.
Le condamné descendit les escaliers d'un pas ferme, et commença de s'acheminer par les rues, gardé par le caporal et les neuf hommes chargés de l'exécution. De temps en temps, sur sa route, il rencontrait des camarades, et, avec la permission de son escorte, leur tendait la main; et quand ceux-ci le plaignaient, il répondait par quelque maxime consolante comme: la vie est un voyage; ou bien par quelque vers équivalent à ces beaux vers du Déserteur:
Chaque minute, chaque pas
Ne mène-t-il pas au trépas?

puis il reprenait sa route.
Les Napolitains triomphaient.
A la porte d'un marchand de vin, il aperçut deux de ses camarades montés sur une borne pour le regarder passer; il alla à eux. Ils lui offrirent de boire un dernier verre de vin ensemble. Le condamné accepta, tendit son verre et le laissa remplir jusqu'au bord; puis, le levant sans que sa main tremblât, sans qu'il ne répandît une seule goutte de la précieuse liqueur qu'il contenait:
-A la longue et heureuse vie de Sa Majesté le roi Ferdinand! dit-il d'une voix ferme et dans laquelle il n'y avait pas le plus léger tremblement.

Et il vida le verre.
Cette fois Siciliens et Napolitains applaudirent, tant le courage est chose puissante, même sur un ennemi.
On arriva au lieu de l'exécution.
Là, pensaient les Siciliens, ce courage factice, résultat d'une exaltation quelconque, s'évanouirait sans doute. Tout au contraire: en voyant le lieu marqué, le condamné parut redoubler de courage. Il s'arrêta de lui-même au point désigné; seulement il demanda à n'avoir pas les yeux bandés et à commander le feu lui-même.
Ces deux dernières faveurs se refusent rarement, comme on le sait; aussi lui furent-elles accordées.
Alors son confesseur s'approcha de lui, l'embrassa, lui fit baiser le crucifix, lui offrit quelques paroles de consolation qu'il parut recevoir fort légèrement; puis il lui donna l'absolution et s'écarta pour laisser achever l'oeuvre mortelle.
Le condamné se posa debout, le visage regardant Palerme, et: le dos tourné au monte Pellegrino. Le caporal et les neuf hommes reculèrent jusqu'à ce qu'ils fussent à dix pas de lui; alors le mot halte se fit entendre, et ils s'arrêtèrent.
Aussitôt le condamné, au milieu de ce silence profond, religieux, solennel, qui plane toujours au-dessus des choses suprêmes, commanda la charge, et cela d'une voix calme, ferme, parfaitement divisée dans ses commandements.
Au mot Feu! il tomba percé de sept balles sans dire un mot, sans pousser un soupir; il avait été tué raide.
Les Napolitains jetèrent un grand cri de triomphe: l'honneur national était sauvé.
Les Siciliens se retirèrent la tête basse, et profondément humiliés qu'un Napolitain pût mourir ainsi.
Quant au prêtre, son parjure resta une affaire à régler entre lui et Dieu.
Cependant, cette grande haine entre les deux peuples s'était un peu calmée dans les derniers temps. Je parle des années 1833, 1834 et 1835. Le roi de Naples, lors de son avènement au trône, était venu en Sicile et avait fait précéder son arrivée à Messine de la grâce de vingt condamnés politiques; aussi, lorsqu'il mit le pied sur le port, les vingt graciés l'attendaient vêtus de longues robes blanches, et tenant chacun une palme à la main. La voiture qui devait conduire le roi au palais fut alors dételée, et le roi traîné en triomphe au milieu d'un enthousiasme général.
Quelque temps après, il acheva d'accomplir les espérances des Siciliens, en envoyant son frère à Palerme avec le rang de vice-roi.
Le comte de Syracuse était non seulement un jeune homme, mais même presque un enfant; il avait, à ce que je crois, dix-huit ans à peine. D'abord, cette extrême jeunesse effraya ses sujets; quelques espiègleries augmentèrent les inquiétudes; mais bientôt, au frottement des affaires, l'enfant se fit homme, comprit quelle haute mission il avait à remplir en réconciliant Naples et Palerme; il rêva pour cette pauvre Sicile ruinée, abattue, esclave, une renaissance sociale et artistique. Deux ans après son arrivée, l'île respirait comme si elle sortait d'un sommeil de fer. Le jeune prince était devenu l'idole des Siciliens.
Mais il arriva ce qui arrive toujours en pareille circonstance: les hommes qui vivaient du désordre, de la ruine et de l'abaissement de la Sicile, virent que leur règne était fini si celui du prince continuait. La bonté naturelle du vice-roi devint dans leur bouche un calcul d'ambition, la reconnaissance du peuple une tendance à la révolte. Le roi, entouré, circonvenu, tiraillé, conçut des soupçons sur la fidélité politique de son frère.
Sur ces entrefaites, le carnaval arriva. Le comte de Syracuse, jeune, beau garçon, aimant le plaisir, était de toutes les fêtes, et saisit avec empressement l'occasion de profiter de celles qui se présentaient. Napolitain, et par conséquent habitué à un carnaval bruyant et animé, il organisa une magnifique cavalcade dans laquelle il prit le costume de Richard-Coeur-de-Lion, et invita tous les seigneurs siciliens qui voudraient lui être agréables à se distribuer les autres personnages du roman d'Ivanhoé. Le comte de Syracuse n'était point encore en disgrâce, par conséquent chacun se hâta de se rendre à son invitation. La cavalcade fut si magnifique, que le bruit en arriva jusqu'à Naples.
-Et comment était déguisé mon frère? demanda le roi.
-Sire, répondit le porteur de la nouvelle. Son Altesse Royale le comte de Syracuse représentait le personnage de Richard-Coeur-de-Lion.
-Ah! oui, oui, murmura le roi, lui Richard-Coeur-de-Lion, et moi Jean-Sans-Terre! Je comprends.

Huit jours après, le comte de Syracuse était rappelé.
Cette disgrâce lui avait donné une popularité nouvelle en Sicile, où chacun, l'ayant vu de près, rendait justice à ses intentions, et où personne ne le soupçonnait du crime dont on l'avait accusé près de son frère.
De son côté le roi Ferdinand, sachant qu'il avait perdu par cet acte une partie de sa popularité en Sicile, boudait ses sujets insulaires. Pour la première fois depuis son avènement au trône, il laissait passer la fête de sainte Rosalie sans venir assister dans la cathédrale à la messe solennelle qu'on célèbre à cette époque.
Voilà au milieu de quels sentiments je trouvais la Sicile, sans que ces préoccupations politiques nuisissent cependant d'une manière ostensible à sa propension vers le plaisir.
Le Corso dura jusqu'à deux heures. A deux heures du matin, nous rentrâmes au milieu des illuminations à moitié éteintes, et des sérénades à moitié étouffées.
Le lendemain, à neuf heures du matin, on frappa à ma porte. Je sonnai le garçon de l'hôtel qui entra par un escalier particulier.
-Ouvrez mes volets, et voyez qui frappe, lui dis-je. Il obéit, et entrouvrant la porte:
-C'est il signor Mercurio, me dit-il après avoir regardé, et en se retournant de mon côté.
-Dites-lui que je suis au lit, répondis-je un peu impatienté de cette insistance.
-Il dit qu'il veut attendre que vous soyez levé, répondit le domestique.
-Alors dites-lui que je suis fort malade.
-Il dit qu'il veut savoir de quelle maladie.
-Dites-lui que c'est de la migraine.
-Il dit qu'il veut vous proposer un remède infaillible.
-Dites-lui que je suis à l'extrémité.
-Il dit qu'il veut vous dire adieu.
-Dites-lui que je suis mort.
-Il dit qu'il veut vous jeter de l'eau bénite.
-Alors, faites-le entrer.

Il signor Mercurio entra avec un assortiment de pipes de Tunis, une collection de produits sulfureux des îles éoliennes, une foule d'ouvrages en lave de Sicile, et enfin, une partie, comme on dit en termes de commerce, d'écharpes de Messine, le tout posé en équilibre sur sa tête, appendu à ses mains, ou roulé autour de son cou. Je ne pus m'empêcher de rire.
-Ah ça! lui dis-je, savez-vous, seigneur Mercurio, que vous avez un grand talent pour forcer les portes?
-C'est mon état, Excellence.
-Et cela vous réussit-il souvent?
-Toujours.
-Mais enfin, chez les gens qui tiennent bon?
-J'entre par la fenêtre, par la cheminée, par le trou de la serrure.
-Et une fois entré?
-Oh! une fois entré, je vois à qui j'ai affaire, et j'agis en conséquence.
-Mais à ceux qui, comme moi, ne veulent rien acheter?
-Je leurs vends toujours quelque chose, quoique avec Votre Excellence, je ne veuille pas avoir de secrets. Ces pipes, ces échantillons, ces écharpes, toute cette roba enfin n'est qu'un prétexte; ma vraie profession, Excellence...
-Oui, oui, je la connais; mais je vous ai dit que je n'en ai que faire.
-Alors, Excellence, voyez ces pipes.
-Je ne fume pas.
-Voyez ces écharpes.
-J'en ai six.
-Voyez ces échantillons de soufre.
-Je ne suis pas marchand d'allumettes.
-Voyez ces petits ouvrages en lave.
-Je n'aime que les chinoiseries.
-Je vous vendrai pourtant quelque chose?
-Oui, si tu veux.
-Je veux toujours, Excellence.
-Vends-moi une histoire: tu dois en avoir de bonnes, au métier que tu fais.
-Allez demander cela aux confesseurs des couvents.
-Pourquoi me renvoies-tu à eux?
-Parce que la discrétion fait mon crédit, et que je ne veux pas le perdre.
-Donc tu n'as pas d'histoire à me raconter?
-Si fait, j'en ai une.
-Laquelle?
-J'ai la mienne; comme elle est à moi, j'en peux disposer. En voulez-vous?
-Tiens, au fait, elle doit être assez curieuse; je te donne deux piastres de ton histoire.
-Je dois prévenir Votre Excellence qu'il n'est pas le premier auquel je la raconte.
-Et combien de fois l'as-tu déjà racontée?
-Une fois à un Anglais, une fois à un Allemand, et deux fois à des Français.
-Mets-tu la même conscience dans toutes tes fournitures, signor Mercurio?
-La même, Excellence.
-Alors, comme tu es un homme précieux, je ne rabattrai rien de ce que j'ai dit; voilà tes deux piastres.
-Avant d'avoir l'histoire?
-Je m'en rapporte à toi.
-Oh! Si Votre Excellence voulait m'honorer d'une confiance pareille à l'endroit de...
-L'histoire, signor Mercurio, l'histoire!
-La voilà, Excellence.

Je sautai en bas de mon lit, je passai un pantalon à pieds, je chaussai mes pantoufles, je m'assis à une table où l'on venait de me servir des oeufs frais et du thé, et je fis signe au signor Mercurio que j'étais tout oreilles.

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