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Chapitre IX
L'Etna

Le lendemain de notre arrivée à Catane, nous devions, on se le rappelle, tenter une ascension sur l'Etna. Je dis tenter, car c'est surtout à l'occasion des projets que les voyageurs font à l'endroit de cette montagne qu'on peut appliquer le proverbe: l'homme propose et Dieu dispose. Rien de plus commun que les curieux partis de Catane pour gravir le Ghibello, comme on appelle l'Etna en Sicile; rien de plus rare que les privilégiés arrivés jusqu'à son cratère. C'est que, pendant neuf ou dix mois de l'année, la montagne est véritablement inaccessible: jusqu'au 15 juin, il est trop tôt; passé le 1er octobre, il est trop tard.
Nous étions sous ce rapport dans les conditions voulues, car nous étions arrivés à Catane le 4 septembre; de plus, toute la journée avait été magnifique; aucune vapeur, aucun brouillard, ne voilaient l'Etna. De toutes les rues qui y conduisaient, nous l'avions vu, la veille, calme et majestueux. La légère fumée qui s'échappait du cratère suivait la direction du vent, flottant comme une banderole; enfin, le soleil, que nous avions vu se coucher du haut de la coupole des Bénédictins, avait glissé dans un ciel sans nuage et disparu derrière le village d'Aderno, promettant pour le lendemain une journée non moins belle que celle qui venait de s'écouler.
Aussi, à cinq heures du matin, notre guide nous éveilla-t-il en nous annonçant un temps fait exprès pour nous. Nous courûmes aussitôt à nos fenêtres qui donnaient sur l'Etna, et nous vîmes le géant baignant sa tête colossale dans les blondes vapeurs du matin. On distinguait parfaitement les trois régions qu'il faut franchir pour arriver au sommet, la région cultivée, la région des bois, la région déserte. Contre l'ordinaire, son cône était entièrement dépouillé de neige.
Ce n'est que vers les quatre heures ordinairement que l'on part; mais nous voulions nous arrêter quelques heures à Nicolosi, et visiter le Monte-Rosso, un de ces cent volcans secondaires dont se hérisse la croupe de l'Etna. D'ailleurs il y avait, m'avait-on dit, à Nicolosi, un certain monsieur Gemellaro, savant modeste et aimable, qui demeurait là depuis cinquante ans, et qui se ferait un plaisir de répondre à toutes mes questions. J'avais demandé une lettre pour lui; on m'avait répondu que c'était chose inutile, son obligeante hospitalité s'étendant à tout voyageur qui entreprenait l'ascension, toujours pénible et souvent dangereuse, que nous allions tenter.
A cinq heures donc, après nous être munis d'une bouteille du meilleur rhum que nous pûmes trouver, nous enfourchâmes nos mules, et nous partîmes pour Nicolosi, où nous devions compléter nos provisions. Nous étions chacun dans notre costume ordinaire, auquel, malgré les recommandations de notre hôte, nous n'avions rien ajouté, ne pouvant croire qu'après avoir joui dans la plaine d'une température à cuire un oeuf, nous trouverions dix degrés de froid sur la montagne.
Je ne sais rien de plus beau, de plus original, de plus accidenté, de plus fertile et de plus sauvage à la fois que le chemin qui conduit de Catane à Nicolosi, et qui traverse tour à tour des mers de sable, des oasis d'orangers, des fleuves de lave, des tapis de moissons, et des murailles de basalte. Trois ou quatre villages sont sur la route, pauvres, chétifs, souffreteux, peuplés de mendiants, comme tous les villages siciliens; avec tout cela, ils ont des noms sonores et poétiques, qui résonnent comme des noms heureux: ils s'appellent Gravina, Santa-Lucia, Massanunziata; ils sont élevés sur la lave, bâtis avec de la lave recouverte de lave; ils sortent tout entiers des entrailles de la montagne, comme de pauvres fleurs flétries avant de naître, et qu'un vent d'orage doit emporter.
Entre Massanunziata et le mont Miani, à droite de la route, est la fosse de la Colombe. D'où vient ce doux nom à une excavation noire, ténébreuse, profonde de deux cents pieds, large de cent cinquante? Notre guide ne put nous le dire.
Nous arrivâmes à Nicolosi, espèce de petit bourg bâti sur les confins du monde habitable. Deux ou trois milles avant Nicolosi, on commence à entrer dans une région désolée, et cependant un demi-mille au-dessus de Nicolosi, on voit encore de belles plantations et un coteau couvert de vignes. Quelque feu intérieur remplace-t-il partiellement la chaleur du soleil, qui déjà à cette hauteur commence à se tempérer? C'est encore là un de ces mystères dont le guide ignare et le voyageur savant ne peuvent dire le mot.
Nous descendîmes dans un de ces bouges que la Sicile seule a l'audace de baptiser du nom d'auberge, et comme il était encore de bonne heure, nous envoyâmes, pendant qu'on préparait notre déjeuner, nos cartes à monsieur Gemellaro, en lui demandant la permission de lui faire notre visite. Monsieur Gemellaro nous fit répondre qu'il allait se mettre à table, et que, si nous voulions partager sa collation, nous serions les bienvenus. Quel que fût, à l'aspect du déjeuner qui nous attendait, notre désir d'accepter une offre si gracieuse, nous eûmes la discrétion de la refuser, et nous poussâmes la sobriété jusqu'à nous contenter du repas de l'auberge. C'était une action méritoire et digne d'être mise en parallèle avec les jeûnes les plus rudes des pères du désert.
Ce maigre déjeuner terminé, nous ordonnâmes à notre guide de se mettre en quête d'une paire de poulets ou d'une demi-douzaine de pigeons quelconques, de leur tordre le cou, de les plumer et de les rôtir. C'était nos provisions de bouche pour le déjeuner du lendemain; cette précaution prise, nous nous acheminâmes vers la maison de monsieur Gemellaro, la plus imposante de tout le village. Le domestique était prévenu et nous introduisit dans le cabinet de travail, où son maître nous attendait. En apercevant monsieur Gemellaro, je jetai un cri de surprise mêlé de joie: c'était le même qui, à Aci-Reale, m'avait si obligeamment indiqué le chemin de la grotte de Polyphème.
-Ah! c'est vous, nous dit-il en nous apercevant; je me doutais que j'allais revoir d'anciennes connaissances. Tout voyageur qui met le pied en Sicile m'appartient de droit; il faut qu'il passe par ici, et je le happe au passage. Avez-vous trouvé votre grotte?
-Parfaitement, monsieur, grâce à votre obligeance, que nous venons de nouveau mettre à l'épreuve.
-A vos ordres, messieurs, répondit monsieur Gemellaro en nous faisant signe de nous asseoir; et j'oserai dire que, si vous voulez des renseignements sur le pays, vous ne pouvez pas vous adresser mieux qu'à moi.

En effet, monsieur Gemellaro habitait depuis soixante ans le village de Nicolosi, où il était né, et l'occupation de toute sa vie avait été d'observer le volcan qu'il avait sans cesse devant les yeux. Depuis soixante ans, la montagne n'avait pas fait un mouvement que monsieur Gemellaro ne se fût mis aussitôt à l'étudier; le cratère n'avait pas changé pendant vingt-quatre heures de forme, que monsieur Gemellaro ne l'eût dessiné sous son nouvel aspect; enfin, la fumée ne s'était pas épaissie ou volatilisée une seule fois, que monsieur Gemellaro n'eût tiré de son assombrissement ou de sa ténuité des augures que le résultat n'avait jamais manqué de confirmer. Bref, monsieur Gemellaro est l'Empédocle moderne; seulement, plus sage que l'ancien, j'espère qu'on l'enterrera avec ses deux pantoufles. Aussi monsieur Gemellaro connaît-il son Etna sur le bout des doigts. Depuis trois mille ans, la montagne n'a pas jeté une gorgée de lave que monsieur Gemellaro n'en ait un échantillon; il n'est pas jusqu'à l'île Julia dont monsieur Gemellaro ne possède un fragment.
Nos lecteurs ont sans nul doute entendu parler de l'île Julia, île éphémère qui n'eut que trois mois d'existence, il est vrai, mais qui fit autant et plus de bruit pendant son passage en ce monde que certaines îles qui existent depuis le déluge.
Un beau matin du mois de juillet 1831, l'île Julia sortit du fond de la mer et apparut à sa surface. Elle avait deux lieues de tour, des montagnes, des vallées comme une île véritable; elle avait jusqu'à une fontaine; il est vrai que c'était une fontaine d'eau bouillante.
Elle était à peine sortie des flots, qu'un vaisseau anglais passa; en quelque endroit de la mer qu'apparaisse un phénomène quelconque, il passe toujours un vaisseau anglais en ce moment-là. Le capitaine, étonné de voir une île à un endroit où sa carte marine n'indiquait pas même un rocher, mit son vaisseau en panne, descendit dans une chaloupe, et aborda sur l'île. Il reconnut qu'elle était située sous le 38e degré de latitude, qu'elle avait des montagnes, des vallées, et une fontaine d'eau bouillante. Il se fit apporter des oeufs et du thé, et déjeuna près de la fontaine; puis, lorsqu'il eut déjeuné, il saisit un drapeau aux armes d'Angleterre, le planta sur la montagne la plus élevée de l'île, et prononça ces paroles sacramentelles: «Je prends possession de cette terre au nom de Sa Majesté britannique.» Puis il regagna son vaisseau, remit à la voile, et reprit le chemin de l'Angleterre où il arriva heureusement, annonçant qu'il avait découvert dans la Méditerranée une île inconnue, qu'il avait nommée Julia, en honneur du mois de juillet, date de sa découverte, et dont il avait pris possession au nom de l'Angleterre.
Derrière le bâtiment anglais était passé un bâtiment napolitain, lequel n'avait pas été moins étonné que le bâtiment anglais. A la vue de cette île inconnue, le capitaine, qui était un homme prudent, commença par carguer ses voiles, afin de s'en tenir à une distance respectueuse. Puis il prit sa lunette, et à l'aide de sa lunette, il reconnut qu'elle était inhabitée, qu'elle avait des vallées et une montagne, et qu'au sommet de cette montagne flottait le pavillon anglais. Il demanda aussitôt quatre hommes de bonne volonté pour aller à la découverte. Deux Siciliens se présentèrent, descendirent dans la chaloupe et partirent. Un quart d'heure après, ils revinrent, rapportant le drapeau anglais. Le capitaine napolitain déclara alors qu'il en prenait possession au nom du roi des Deux-Siciles, et la nomma île Saint-Ferdinand, en l'honneur de son gracieux souverain. Puis il revint à Naples, demanda une audience au roi, lui annonça qu'il avait découvert une île de dix lieues de tour, toute couverte d'orangers, de citronniers et de grenadiers, et dans laquelle se trouvaient une montagne haute comme le Vésuve, une vallée comme celle de Josaphat, et une source d'eau minérale où l'on pouvait faire un établissement de bains plus considérable que celui d'Ischia. Il ajouta comme en passant, et sans s'appesantir sur les détails, qu'un vaisseau anglais ayant voulu lui disputer la possession de cette île, il avait coulé bas le susdit vaisseau, en preuve de quoi il rapportait son pavillon. Le ministre de la marine, qui était présent à l'audience, trouva le procédé un peu leste; mais le roi de Naples donna raison entière au capitaine, le fit amiral, et le décora du grand cordon de Saint-Janvier.
Le lendemain, on annonçait dans les trois journaux de Naples que l'amiral Bonnacorri, duc de Saint-Ferdinand, venait de découvrir, dans la Méditerranée, une île de quinze lieues de tour, habitée par une peuplade qui ne parlait aucune langue connue, et dont le roi lui avait offert la main de sa fille. Chacun de ces journaux contenait en outre un sonnet à la gloire de l'aventureux navigateur. Le premier le comparait à Vasco de Gama, le second à Christophe Colomb, et le troisième à Améric Vespuce.
Le même jour, le ministre d'Angleterre alla demander des explications au ministre de la marine de Naples touchant les bruits injurieux pour l'honneur de la nation britannique qui commençaient à se répandre au sujet d'un vaisseau anglais que l'amiral Bonnacorri prétendait avoir coulé bas. Le ministre de la marine répondit qu'il avait entendu vaguement parler de quelque chose de pareil, mais qu'il ignorait lequel, du vaisseau napolitain ou du vaisseau anglais, avait été coulé bas. Loin de se contenter de cette explication, le ministre prétendit qu'il y avait insulte pour sa nation dans la seule supposition qu'un vaisseau anglais pût être coulé bas par un autre vaisseau quelconque, et demanda ses passeports. Le ministre de la marine en référa au roi de Naples, qui lui ordonna de signer à l'ambassadeur tous les passeports qu'il lui demanderait, et fit de son côté écrire à son ministre de Londres de quitter à l'instant même la capitale de la Grande-Bretagne.
Cependant le gouvernement britannique poursuivait la prise de possession de l'île Julia avec son activité ordinaire. C'était le relais qu'il cherchait depuis si longtemps sur la route de Gibraltar à Malte. Un vieux lieutenant de frégate, qui avait eu la jambe emportée à Aboukir, et qui depuis ce temps sollicitait une récompense quelconque auprès des lords de l'amirauté, fut nommé gouverneur de l'île Julia, et reçut l'ordre de s'embarquer immédiatement pour se rendre dans son gouvernement. Le digne marin vendit une petite terre qu'il tenait de ses ancêtres, acheta tous les objets de première nécessité pour une colonisation, monta sur la frégate le Dard, avec sa femme et ses deux filles, doubla la pointe de la Bretagne, traversa le golfe de Gascogne, franchit le détroit de Gibraltar, entra dans la Méditerranée, longea les côtes d'Afrique, relâcha à Pantellerie, arriva sous le 38e degré de latitude, regarda autour de lui, et ne vit pas plus d'île Julia que sur sa main. L'île Julia était disparue de la veille, et je n'ai pas entendu dire que jamais, au grand jamais, personne en ait entendu parler depuis.
Les deux puissances belligérantes, qui avaient fait des armements considérables, continuèrent à se montrer les dents pendant dix-huit mois; puis leur grimace dégénéra en un sourire rechigné; enfin, un beau matin, elles s'embrassèrent, et tout fut dit.
Cette querelle d'un instant, qui en définitive raffermit l'amitié de deux nations faites pour s'estimer, n'eut d'autre résultat que la création d'un nouvel impôt dans les royaumes des Deux-Siciles et de la Grande-Bretagne.
Laissons l'île Julia, ou l'île Saint-Ferdinand, comme on voudra l'appeler, et revenons à l'Etna, qu'on pourrait bien supposer l'auteur de cette mauvaise plaisanterie qui faillit troubler la tranquillité européenne.
Le mot Etna est, à ce que prétendent les savants, un mot phénicien qui veut dire mont de la fournaise. Le phénicien était, on le voit, une langue dans le genre de celle que parlait Covielle au bourgeois gentilhomme, et qui exprimait tant de choses en si peu de mots. Plusieurs poètes de l'antiquité prétendent que ce fut le lieu où se réfugièrent Deucalion et Pyrrha pendant le déluge universel. A ce titre, monsieur Gemellaro, qui est né à Nicolosi, peut certes réclamer l'honneur de descendre en droite ligne d'une des premières pierres qu'ils jetèrent derrière eux. Cela laisserait bien loin, comme on voit, les Montmorency, les Rohan et les Noailles.
Homère parle de l'Etna, mais sans le désigner comme un volcan. Pindare l'appelle une des colonnes du ciel. Thucydide mentionne trois grandes explosions, depuis l'époque de l'arrivée des colonies helléniques jusqu'à celle où il vivait. Enfin, il y eut deux éruptions à l'époque des Denis; puis elles se succédèrent si rapidement, qu'on ne compta désormais que les plus violentes.
[Note: Les principales éruptions de l'Etna eurent lieu l'an
662 de Rome, et pendant l'ère chrétienne, dans les années 225, 420, 812, 1169, 1285, 1329, 1333, 1408, 1444, 1446, 1447, 1536, 1603, 1607, 1610, 1614, 1619, 1634, 1669, 1682, 1688, 1689, 1702, 1766 et 1781.]
Depuis l'éruption de 1781, l'Etna a bien eu quelque petite velléité de bouleverser encore la Sicile; mais, comme ces caprices n'ont pas de suites sérieuses, il est permis de penser que ce qu'il en a fait, c'est uniquement par respect pour lui-même, et pour conserver sa position de volcan.
De toute ces éruptions, une des plus terribles fut celle de 1669. Comme l'éruption de 1669 partit du Monte-Rosso, et que le Monte-Rosso n'est qu'à un demi-mille à gauche de Nicolosi, nous nous mîmes en route, Jadin et moi, pour visiter le cratère, après avoir promis à monsieur Gemellaro de venir dîner chez lui.
Il faut avant tout savoir que l'Etna se regarde comme trop au-dessus des volcans ordinaires pour procéder à leur façon; le Vésuve, Stromboli, l'Hécla même, versent la lave du haut de leur cratère, comme le vin déborde d'un verre trop plein; l'Etna ne se donne pas tant de peine. Son cratère n'est qu'une espèce de cratère d'apparat, qui se contente de jouer au bilboquet avec des rocs incandescents gros comme des maisons ordinaires, et qu'on suit dans leur ascension aérienne, comme on pourrait suivre une bombe qui sortirait d'un mortier; mais, pendant ce temps, le fort de l'éruption se passe réellement ailleurs. En effet, quand l'Etna est en travail, il lui pousse alors tout bonnement sur le dos, à un endroit ou à un autre, une espèce de furoncle de la grosseur de Montmartre; puis le furoncle crève, et il en sort un fleuve de lave qui suit sa pente, descend, brûle ou renverse tout ce qui se rencontre devant lui, et finit par aller s'éteindre dans la mer. Cette façon de procéder est cause que l'Etna est couvert d'une quantité de petits cratères qui ont formé d'immenses meules de foin; chacun de ces volcans secondaires a sa date et son nom particulier, et tous ont fait, dans leur temps, plus ou moins de bruit et plus ou moins de ravage.
Le Monte-Rosso est, comme nous l'avons dit, au premier rang de cette aristocratie secondaire; ce serait, dans tout autre voisinage que celui des Andes, des Cordillières ou des Alpes, une fort jolie petite montagne de neuf cents pieds d'élévation, c'est-à-dire trois fois haute comme les tours de Notre-Dame. Le volcan doit son nom à la couleur des scories terreuses dont il est formé; on y monte par une pente assez facile, et, au bout d'une demi-heure d'ascension à peu près, on se trouve au bord de son cratère.
C'est une espèce de puits séparé dans le fond comme une salière, et qui s'offre maintenant aux regards avec un air de bonhomie et de tranquillité parfaite. Quoiqu'il n'y ait pas de chemin pratiqué, on y descendrait, à la rigueur, avec des cordes; sa profondeur peut être de deux cents pieds, et sa circonférence de cinq ou six cents.
C'est de cette bouche, aujourd'hui muette et froide, que sortit, en 1669, une telle pluie de pierres et de cendres, que littéralement, pendant trois mois, le soleil en fut obscurci, et que le vent la porta jusqu'à Malte. La violence de l'éjaculation était telle, qu'un rocher de cinquante pieds de longueur fut lancé à mille pas du cratère d'où il était sorti, et s'enfonça en retombant à vingt-cinq pieds de profondeur. Enfin, la lave parut à son tour, monta en bouillonnant jusqu'à l'orifice, déborda sur la pente méridionale, et, laissant Nicolosi à sa droite et Boriello à sa gauche, commença de s'écouler, non pas comme un torrent, mais comme un fleuve de feu, couvrit de ses vagues ardentes les villages de Campo-Rotondo, de San-Pietro, de Gigganeo, et alla se jeter dans le port de Catane, en y poussant devant elle une partie de la ville. Là commença une lutte horrible entre l'eau et le feu; la mer repoussée d'abord céda la place, et recula d'un quart de lieue, découvrant à l'oeil humain ses profondeurs. Des vaisseaux furent brûlés dans le port, de gros poissons morts vinrent flotter à la surface de l'eau; puis, comme furieuse de sa défaite, la mer à son tour revint attaquer la lave. La lutte dura quinze jours; enfin, la lave vaincue s'arrêta, et de l'état fusible commença de passer à l'état compact. Pendant quinze autres jours, la mer bouillonna encore, occupée à refroidir ce nouveau rivage qu'elle était forcée d'accepter, puis, peu à peu, le bouillonnement s'effaça. Mais la campagne tout entière était dévastée, trois villages étaient anéantis. Catane était aux trois quarts détruite, et le port à moitié comblé.
Du haut du Monte-Rosso ou plutôt des Monte-Rossi (car la montagne se partage en deux sommets comme le Vésuve), on voit cette traînée de lave, longue de cinq lieues, large parfois de trois, et que près de deux siècles n'ont recouverte encore que de deux pouces de terre. Du point où j'étais, à ma droite et à ma gauche, devant et derrière moi, dans l'horizon que mon oeil pouvait embrasser, je comptai en outre vingt-six montagnes, toutes produites par des éruptions volcaniques, et pareilles de forme et de hauteur à celle sur laquelle j'étais monté.
En promenant ainsi mes regards autour de moi, j'avais aperçu, au pied d'un autre volcan éteint, les ruines de ce fameux couvent de Saint-Nicolas-le-Vieux, où le comte de Weder avait été si bien reçu par dom Gaëtano; un lieu qui conservait de pareils souvenirs méritait à tous égards notre visite. Aussi, à peine descendus des Monte-Rossi, nous acheminâmes-nous vers le couvent.
C'est une construction élevée, selon Farello, par le comte Simon, petit-fils du Normand Roger, le conquérant le plus populaire de toute la Sicile, et connu encore aujourd'hui de tout paysan sous le nom del conte Ruggieri. Quelques savants prétendent que ce monastère est situé sur l'emplacement de l'ancienne ville d'Inesse; il est vrai que d'autres savants prétendent que l'ancienne ville d'Inesse s'élevait sur le revers opposé de l'Etna; il s'est échangé là-dessus force volumes entre les érudits de Catane, de Taormino et de Messine, et le fait est resté un peu plus obscur qu'auparavant, tant chacun avait apporté d'excellentes preuves à l'appui de son opinion. A mon retour à Catane, l'un d'eux me demanda ce qu'en pensait l'Académie des Sciences de Paris. Je lui répondis que l'Académie des Sciences, après s'être longtemps occupée de cette grave question, avait reconnu qu'il devait exister deux villes d'Inesse, bâties en rivalité l'une de l'autre, l'une par les Naxiens, et l'autre pas les Sicaniens d'Espagne; l'une sur le revers méridional, l'autre sur le revers septentrional du mont Etna. Le savant se frappa le front, comme s'il se sentait illuminé d'une idée nouvelle, courut à son bureau, prit la plume, et commença un volume qui, à ce que j'ai appris depuis, a jeté un grand jour sur cette importante question.
Ce couvent, où, selon les intentions de leur pieux fondateur, les bénédictins étaient condamnés à vivre exposés les premiers aux ravages du volcan que devaient conjurer leurs prières, n'est plus qu'une ruine. Ce qu'il y a de mieux conservé est la chapelle et la fameuse salle où le comte de Weder, nouveau Faust, assista au sabbat de Gaëtano-Méphistophélès. Un plateau qui domine le monastère n'est autre chose qu'une masse de lave déchirée en gouffres profonds, et du haut de laquelle on domine un amphithéâtre de cratères éteints.
Il était quatre heures du soir; nous devions dîner à quatre heures et demie chez notre excellent hôte, monsieur Gemellaro; nous reprîmes donc le chemin de sa maison avec d'autant plus de hâte, que le déjeuner du matin nous avait admirablement prédisposés à un second repas. Nous trouvâmes la table toute dressée, nous avions admirablement saisi ce moment si rapide et si rare où l'on n'attend pas, et où cependant l'on n'a pas fait attendre.
Monsieur Gemellaro était un de ces savants comme je les aime, savants expérimentateurs, qui détestent toute théorie, et ne parlent que de ce qu'ils ont vu. Pendant tout le dîner, la conversation roula sur la montagne de notre hôte. Je dis la montagne de notre hôte, car monsieur Gemellaro est bien convaincu que l'Etna est à lui, et il serait fort étonné si un jour Sa Majesté le roi des Deux-Siciles lui en réclamait quelque chose.
Après l'Etna, ce que monsieur Gemellaro trouvait de plus grand et de plus beau, c'était Napoléon, cet autre volcan éteint, qui, pendant une irruption de quatorze ans, a causé tant de tremblements de trônes et de chutes d'empires. Son rêve était de posséder une collection complète des gravures qui avaient été faites sur lui; je le désespérai en lui disant qu'il faudrait en charger quatre vaisseaux, et qu'elles ne tiendraient pas dans le cratère des Monte-Rossi.
Après le dîner, monsieur Gemellaro s'informa des précautions que nous avions prises pour monter sur l'Etna: nous lui répondîmes que les précautions se bornaient à l'achat d'une bouteille de rhum, et à la cuisson de deux ou trois poulets. Monsieur Gemellaro jeta alors les yeux sur nos costumes, et, voyant Jadin avec sa veste de panne, et moi avec ma veste de toile, nous demanda en frissonnant si nous n'avions ni redingotes, ni manteaux. Nous lui répondîmes que nous ne possédions absolument pour le moment que ce que nous avions sur le corps. Voilà bien les Français, murmura monsieur Gemellaro en se levant; ce n'est pas un Allemand ou un Anglais qui s'embarquerait ainsi. Attendez, attendez. Et il alla nous chercher deux grosses capotes à capuchons, pareilles à nos capotes militaires, qu'il nous remit en nous assurant que nous n'aurions pas plutôt fait deux lieues au-delà de Nicolosi, que nous rendrions hommage à sa prévoyance.
La causerie se prolongea jusqu'à neuf heures du soir; notre guide vint alors frapper à la porte avec nos mulets. Nous lui demandâmes s'il était parvenu à se procurer quelques comestibles: il nous répondit en nous montrant quatre de ces malheureux poulets comme il n'en existe qu'en Italie, et qui, à eux quatre, ne valaient pas un bon pigeon de pied. En outre, il avait acheté deux bouteilles de vin, du pain, du raisin et des poires; avec cela il y avait de quoi faire le tour du monde.
Nous enfourchâmes nos montures, et nous nous mîmes en route par une nuit qui nous parut, au sortir d'une chambre bien éclairée, d'une effroyable obscurité; mais peu à peu, nous commençâmes à distinguer le paysage, grâce à la lueur des myriades d'étoiles qui parsemaient le ciel. Il nous parut d'abord, à la façon dont nos mulets s'enfonçaient sous nous, que nous traversions des sables. Bientôt nous entrâmes dans la seconde région, ou région des forêts, si toutefois les quelques arbres, éparpillés, malingres et tordus, qui couvrent le sol, méritent le nom de forêt. Nous y marchâmes deux heures à peu près, suivant de confiance le chemin où nous engageait notre guide, ou plutôt nos mulets, chemin qui, au reste, à en juger par les descentes et les montées éternelles, nous paraissait effroyablement accidenté. Déjà, depuis une heure, nous avions reconnu la justesse des prévisions de monsieur Gemellaro, relativement au froid, et nous avions endossé nos houppelandes à capuchons, lorsque nous arrivâmes à une espèce de masure sans toit, où nos mulets s'arrêtèrent d'eux-mêmes. Nous étions à la casa del Bosco ou della Neve, c'est-à-dire du Bois ou de la Neige, noms qu'elle mérite successivement l'été et l'hiver. C'était, nous dit notre guide, notre lieu de halte. Sur son invitation, nous mîmes pied à terre et nous entrâmes. Nous étions à moitié chemin de la casa Inglese; seulement, comme disent nos paysans, nous avions mangé notre pain blanc le premier.
La casa della Neve était comme un prélude à la désolation qui nous attendait plus haut. Sans toit, sans contrevents et sans portes, elle n'offrait d'autre abri que ses quatre murs. Heureusement notre guide s'était muni d'une petite hache: il nous apporta une brassée de bois; nous fîmes jouer immédiatement le briquet phosphorique, et nous allumâmes un grand feu. On comprendra qu'il fut le bienvenu, lorsqu'on saura qu'un petit thermomètre de poche que nous portions avec nous était déjà descendu de 18 degrés depuis Catane.
Une fois notre feu allumé, notre guide nous invita à dormir, et nous abandonna à nous-mêmes pour prendre soin de nos mulets. Nous essayâmes de suivre son conseil, mais nous étions éveillés comme des souris, et il nous fut impossible de fermer l'oeil. Nous suppléâmes au sommeil par quelques verres de rhum, et par force plaisanterie sur ceux de nos amis parisiens qui, à cette heure, prenaient tranquillement leur thé sans se douter le moins du monde que nous étions à courir la prétantaine dans les forêts de l'Etna. Cela dura jusqu'à minuit et demi; à minuit et demi, notre guide nous invita à remonter sur nos mulets.
Pendant notre halte, le ciel s'était enrichi d'un croissant qui, quelle qu'en fût la ténuité, suffisait cependant pour jeter un peu de lumière. Nous continuâmes à marcher un quart d'heure encore à peu près au milieu d'arbres qui devenaient plus rares de vingt pas en vingt pas, et qui finirent enfin par disparaître tout à fait. Nous venions d'entrer dans la troisième région de l'Etna, et nous sentions, au pas de nos mulets, quand ils passaient sur des laves, quand ils traversaient des cendres, ou quand ils foulaient une espèce de mousse, seule végétation qui monte jusque-là. Quant aux yeux, ils nous étaient d'une médiocre utilité, le sol nous apparaissant plus ou moins coloré, voilà tout, mais sans que nous pussions, au milieu de l'obscurité, distinguer aucun détail.
Cependant, à mesure que nous montions, le froid devenait plus intense, et, malgré nos houppelandes, nous étions glacés. Ce changement de température avait suspendu la conversation, et chacun de nous, concentré en lui-même comme pour y conserver sa chaleur, s'avançait silencieusement. Je marchais le premier, et, si je ne pouvais voir le terrain sur lequel nous avancions, je distinguais parfaitement à notre droite des escarpements gigantesques et des pics immenses, qui se dressaient comme des géants, et dont les silhouettes noires se dessinaient sur l'azur foncé du ciel. Plus nous avancions, plus ces apparitions prenaient des aspects étranges et fantastiques; on comprenait bien que la nature n'avait point fait ces montagnes ainsi, et que c'était une longue lutte qui les avait dépouillées. Nous étions sur le champ de bataille des titans; nous gravissions Pélion entassé sur Ossa.
Tout cela était terrible, sombre, majestueux; je voyais et je sentais parfaitement la poésie de ce nocturne voyage, et cependant j'avais si froid que je n'avais pas le courage d'échanger un mot avec Jadin pour lui demander si toutes ces visions n'étaient point le résultat de l'engourdissement que j'éprouvais, et si je ne faisais pas un songe. De temps en temps des bruits étranges, inconnus, qui ne ressemblaient à aucun des bruits que l'on entend habituellement, s'éveillaient dans les entrailles de la terre, qui semblait alors gémir et se plaindre comme un être animé. Ces bruits avaient quelque chose d'inattendu, de lugubre et de solennel, qui faisait frissonner. Souvent, à ces bruits, nos mulets s'arrêtaient tout court, approchaient leurs naseaux ouverts et fumants du sol, puis relevaient la tête en hennissant tristement, comme s'ils voulaient faire entendre qu'ils comprenaient cette grande voix de la solitude, mais que ce n'était point de leur propre mouvement qu'ils venaient troubler ses mystères.
Cependant nous montions toujours, et de minute en minute le froid devenait plus intense; à peine si j'avais la force de porter ma gourde de rhum à ma bouche. D'ailleurs, cette opération était suivie d'une opération plus difficile encore, qui consistait à la reboucher; mes mains étaient tellement glacées, qu'elles n'avaient plus la perception des objets qu'elles touchaient, et mes pieds étaient tellement alourdis qu'il me semblait porter une enclume au bout de chaque jambe. Enfin, sentant que je m'engourdissais de plus en plus, je fis un effort sur moi-même, j'arrêtai mon mulet, et je mis pied à terre. Pendant cette évolution, je vis passer Jadin sur sa monture. Je lui demandai s'il ne voulait pas en faire autant que moi; mais, sans me répondre, il secoua la tête en signe de refus et continua son chemin. D'abord il me fut impossible de marcher; il me semblait que je posais mes pieds nus sur des milliers d'épingles. J'eus alors l'idée de m'aider de mon mulet, et je l'empoignai par la queue; mais il appréciait trop l'avantage qu'il avait d'être débarrassé de son cavalier pour ne pas tenter de conserver son indépendance. A peine eut-il senti le contact de mes mains, qu'il rua des deux jambes de derrière; un de ses pieds m'atteignit à la cuisse et me lança à dix pieds en arrière. Mon guide accourut et me releva.
Je n'avais rien de cassé; de plus la commotion avait quelque peu rétabli la circulation du sang; je n'éprouvais presque pas de douleur, quoique, par ma chute, il me fût clairement prouvé que le coup avait été violent. Je me mis donc à marcher, et me sentis mieux. Au bout de cent pas, je trouvai Jadin arrêté; il m'attendait. Le mulet, qui l'avait rejoint sans moi ni le guide, lui avait indiqué qu'il venait de m'arriver un accident quelconque. Je le rassurai et nous continuâmes notre route; lui et le guide à mulet, moi à pied. Il était deux heures du matin.
Nous marchâmes trois quarts d'heure encore à peu près dans des chemins raides et raboteux, puis nous nous trouvâmes sur une pente doucement inclinée, où nous traversions de temps en temps de grandes flaques de neige dans lesquelles j'enfonçais jusqu'à mi-jambes, et qui finirent par devenir continues. Enfin cette sombre voûte du ciel commença à pâlir, un faible crépuscule éclaira le terrain sur lequel nous marchions, amenant un air plus glacé encore que celui que nous avions respiré jusque-là. A cette lueur terne et douteuse, nous aperçûmes devant nous quelque chose comme une maison; nous nous en approchâmes, Jadin au trot de son mulet, et moi en courant de mon mieux. Le guide poussa une porte, et nous nous trouvâmes dans la casa Inglese, bâtie au pied du cône pour le plus grand soulagement des voyageurs.
Mon premier cri fut pour demander du feu, mais c'était là un de ces souhaits instinctifs qu'il est plus facile de former que de voir s'accomplir; les dernières limites de la forêt sont à deux grandes lieues de la maison, et dans les environs, entièrement envahis par les laves, par les cendres ou par la neige, il ne pousse pas une herbe, pas une plante. Le guide alluma une lampe qu'il trouva dans un coin, ferma la porte aussi hermétiquement que possible, et nous dit de nous réchauffer de notre mieux en nous enveloppant dans nos houppelandes, et en mangeant un morceau, tandis qu'il conduirait ses mulets dans l'écurie.
Comme, à tout prendre, ce qu'il y avait de mieux à faire était de sortir de l'état de torpeur où nous nous trouvions, nous nous mîmes à battre la semelle de notre mieux, Jadin et moi. Enfermé dans la maison, le thermomètre marquait 6 degrés au-dessous de zéro: c'était une différence de 41 degrés avec la température de Catane.
Notre guide rentra, rapportant une poignée de paille et des branches sèches, que nous devions sans doute à la munificence de quelque Anglais, notre prédécesseur. En effet, il est arrivé quelquefois que ces dignes insulaires, toujours parfaitement renseignés à l'égard des précautions qu'ils doivent prendre, louent un mulet de plus, et, en traversant la forêt, le chargent de bois. Si peu anglomane que je sois, c'est un conseil que je donnerai à ceux qui voudraient faire le même voyage. Un mulet coûte une piastre, et je sais que j'aurais donné de grand coeur dix louis pour un fagot.
L'aspect de ce feu, de si courte durée qu'il dût être, nous rendit notre courage. Nous nous en approchâmes comme si nous voulions le dévorer, étendant nos pieds jusqu'au milieu de la flamme; alors, un peu dégourdis, nous procédâmes au déjeuner.
Tout était gelé, pain, poulets, vins et fruits; il n'y avait que notre rhum qui était resté intact. Nous dévorâmes deux de nos poulets comme nous eussions fait de deux alouettes; nous donnâmes le troisième à notre guide, et nous gardâmes le quatrième pour la faim à venir. Quant aux fruits, c'était comme si nous eussions mordu dans de la glace; nous bûmes donc un coup de rhum au lieu de dessert, et nous nous trouvâmes un peu restaurés.
Il était trois heures et demie du matin; notre guide nous rappela que nous avions encore trois quarts d'heure de montée au moins, et que si nous voulions être arrivés au haut du cône pour le lever du soleil, il n'y avait pas de temps à perdre.
Nous sortîmes de la casa Inglese. On commençait à distinguer les objets:
tout autour de nous s'étendait une vaste plaine de neige, du milieu de laquelle, figurant un angle de quarante-cinq degrés à peu près, s'élevait le cône de l'Etna. Au-dessous de nous, tout était dans l'obscurité; à l'orient seulement, une légère teinte d'opale colorait le ciel sur lequel se découpaient en vigueur les montagnes de la Calabre.
A cent pas au-delà de la maison anglaise, nous trouvâmes les premières vagues d'un plateau de lave, qui tranchait par sa couleur noire avec la neige, du milieu de laquelle il sortait comme une île sombre. Il nous fallut monter sur ces flots solides, sauter de l'un à l'autre, comme j'avais déjà fait à Chamouny sur la Mer de glace, avec cette différence que des arêtes aiguës coupaient le cuir de nos souliers et nous déchiraient les pieds. Ce trajet, qui dura un quart d'heure, fut un des plus pénibles de toute la route.
Nous arrivâmes enfin au pied du cône, qui, quoique s'élevant de treize cents pieds au-dessus du plateau où nous nous trouvions, était complètement dépouillé de neige, soit que l'inclinaison en soit trop rapide pour que la neige s'y arrête, soit que le feu intérieur qu'il recèle ne laisse pas les flocons séjourner à sa surface. C'est ce cône, éternellement mobile, qui change de forme à chaque irruption nouvelle, s'abîmant dans le vieux cratère, et se reformant avec un cratère nouveau.
Nous commençâmes à gravir cette nouvelle montagne, toute composée d'une terre friable mêlée de pierres qui s'éboulait sous nos pieds et roulait derrière nous. Dans certains endroits, la pente était si rapide, que, du bout des mains et sans nous baisser, nous touchions le talus; de plus, à mesure que nous montions, l'air se raréfiait et devenait de moins en moins respirable. Je me rappelai tout ce que m'avait raconté Balmat lors de sa première ascension au mont Blanc, et je commençais à éprouver juste les mêmes effets.Quoique nous fussions déjà à mille pieds à peu près au-dessus des neiges éternelles, et que nous dussions monter encore à une hauteur de huit cents pieds, la houppelande que j'avais sur les épaules me devenait insupportable, et je sentais l'impossibilité de la porter plus longtemps; elle me pesait comme une de ces chapes de plomb sous lesquelles Dante vit, dans le sixième cercle de l'enfer, les hypocrites écrasés. Je la laissai donc tomber sur la route, n'ayant pas le courage de la traîner plus loin, et laissant à mon guide le soin de la reprendre en passant; bientôt il en fut ainsi pour le bâton que je portais à la main et pour le chapeau que j'avais sur la tête. Ces deux objets, que j'abandonnai successivement, roulèrent jusqu'à la base du cône, et ne s'arrêtèrent qu'à la mer de lave, tant la pente était raide. De son côté, je voyais Jadin qui se débarrassait aussi de tout ce que son costume lui paraissait offrir de superflu, et qui de cent pas en cent pas s'arrêtait pour reprendre haleine.
Nous étions au tiers de la montée à peu près, nous avions mis près d'une demi-heure pour monter quatre cents pieds; l'orient s'éclaircissait de plus en plus; la crainte de ne pas arriver au haut du cône à temps pour voir le lever du soleil nous rendit tout notre courage, et nous repartîmes d'un nouvel élan, sans nous arrêter à regarder l'horizon immense qui, à chaque pas, s'élargissait encore sous nos pieds; mais plus nous avancions, plus les difficultés s'augmentaient; à chaque pas la pente devenait plus rapide, la terre plus friable, et l'air plus rare. Bientôt, à notre droite, nous commençâmes à entendre des mugissements souterrains qui attirèrent notre attention; notre guide marcha devant nous et nous conduisit à une fissure de laquelle sortait un grand bruit, et poussée par un courant d'air intérieur, une fumée épaisse et soufrée. En nous approchant des bords de cette gerçure, nous voyions, à une profondeur que nous ne pouvions mesurer, un fond incandescent rouge et liquide; et, quand nous frappions du pied, la terre résonnait au loin comme un tambour. Heureusement la terre était parfaitement calme car, si le vent eût poussé cette fumée de notre côté, elle nous eût asphyxiés, tant elle portait avec elle une effroyable odeur de soufre.
Après une halte de quelques minutes au bord de cette fournaise, nous nous remîmes en route, montant de biais, pour plus de facilité; je commençais à avoir des tintements dans la tête, comme si le sang allait me sortir par les oreilles, et l'air, qui devenait de moins en moins respirable, me faisait haleter comme si la respiration allait me manquer tout à fait. Je voulus me coucher pour me reposer un peu, mais la terre exhalait une telle odeur de soufre, qu'il fallut y renoncer. J'eus l'idée alors de mettre ma cravate sur ma bouche, et de respirer à travers le tissu: cela me soulagea.
Cependant, petit à petit, nous étions arrivés aux trois quarts de la montée, et nous voyions à quelques centaines de pieds seulement au-dessus de notre tête le sommet de la montagne. Nous fîmes un dernier effort, et moitié debout, moitié à quatre pattes, nous nous remîmes à gravir ce court espace, n'osant pas regarder au-dessous de nous de peur que la tête nous tournât, tant la pente était rapide. Enfin Jadin, qui était de quelques pas plus avancé que moi, jeta un cri de triomphe: il était arrivé et se trouvait en face du cratère; quelques secondes après, j'étais près de lui. Nous nous trouvions littéralement entre deux abîmes.
Une fois arrivés là, et n'ayant plus besoin de faire des mouvements violents, nous commençâmes à respirer avec plus de facilité; d'ailleurs le spectacle que nous avions sous les yeux était tellement saisissant, qu'il dissipa notre malaise, si grand qu'il fût.
Nous nous trouvions en face du cratère, c'est-à-dire d'un immense puits de huit milles de tour et de neuf cents pieds de profondeur; les parois de cette excavation étaient depuis le haut jusqu'en bas recouvertes de matières scarifiées de soufre et d'alun; au fond, autant qu'on pouvait le voir de la distance où nous nous trouvions, il y avait une matière quelconque en ébullition, et de cet abîme montait une fumée ténue et tortueuse, pareille à un serpent gigantesque qui se tiendrait debout sur la queue. Les bords du cratère étaient découpés irrégulièrement et plus ou moins élevés. Nous étions sur un des points les plus hauts.
Notre guide nous laissa un instant tout à ce spectacle, en nous retenant de temps en temps cependant par notre veste quand nous nous approchions trop près du bord, car la pierre est si friable qu'elle pourrait manquer sous les pieds, et qu'on recommencerait la plaisanterie d'Empédocle; puis il nous invita à nous éloigner d'une vingtaine de pieds du cratère, pour éviter tout accident, et à regarder autour de nous.
L'orient, qui de la teinte opale que nous avions remarquée en sortant de la casa Inglese était passé à un rose tendre, était maintenant tout inondé des flammes du soleil, dont on commençait à apercevoir le disque au-dessous des montagnes de la Calabre. Sur les flancs de ces montagnes d'un bleu foncé et uniforme, se détachaient, comme de petits points blancs, les villages et les villes. Le détroit de Messine semblait une simple rivière, tandis qu'à droite et à gauche on voyait la mer comme un miroir immense. A gauche, ce miroir était tacheté de plusieurs points noirs: ces points noirs étaient les îles de l'archipel Lipariote. De temps en temps une de ces îles brillait comme un phare intermittent; c'était Stromboli, qui jetait des flammes. A l'occident, tout était encore dans l'obscurité. L'ombre de l'Etna se projetait sur toute la Sicile.
Pendant trois quarts d'heure, le spectacle ne fît que gagner en magnificence. J'ai vu le soleil se lever sur le Righi et sur le Faulhorn, ces deux titans de la Suisse: rien n'est comparable à ce qu'on voit du haut de l'Etna. La Calabre, depuis le Pizzo jusqu'au cap delle Armi, le détroit depuis Scylla jusqu'à Reggio, la mer de Tyrrhène et la mer d'Ionie; à gauche, les îles éoliennes qui semblent à portée de la main; à droite, Malte, qui flotte à l'horizon comme un léger brouillard; autour de soi, la Sicile tout entière, vue à vol d'oiseau, avec son rivage dentelé de caps, de promontoires, de ports, de criques et de rades; ses quinze villes, ses trois cents villages; ses montagnes qui semblent des collines; ses vallées, qu'on croirait des sillons de charrues; ses fleuves, qui paraissent des fils d'argent, comme pendant l'automne il en descend du ciel sur l'herbe des prairies; enfin, le cratère immense, mugissant, plein de flammes et de fumée; sur sa tête le ciel, sous ses pieds l'enfer; un tel spectacle nous fit tout oublier, fatigues, danger, souffrance. J'admirais entièrement, sans restriction, de bonne foi, avec les yeux du corps et les yeux de l'âme. Jamais je n'avais vu Dieu de si près, et par conséquent si grand.
Nous restâmes une heure ainsi, dominant tout le vieux monde d'Homère, de Virgile, d'Ovide et de Théocrite, sans qu'il vînt à Jadin ni à moi l'idée de toucher un crayon, tant il nous semblait que ce tableau entrait profondément dans notre coeur et devait y rester gravé sans le secours de l'écriture ou du dessin. Puis nous jetâmes un dernier coup d'oeil sur cet horizon de trois cents lieues qu'on n'embrasse qu'une fois dans sa vie, et nous commençâmes à redescendre.
A part le danger de rouler du haut en bas du cône, la difficulté de la descente ne peut se comparer à celle de la montée. En dix minutes, nous fûmes sur l'île de lave, et, un quart d'heure après à la casa Inglese.
Le froid, toujours piquant, avait cessé d'être pénible; nous entrâmes dans la maison anglaise pour nous rajuster tant soit peu, car, ainsi que nous l'avons dit, notre toilette avait subi pendant l'ascension une foule de modifications.
La maison anglaise, que l'ingratitude des voyageurs finira par réduire à l'état de la casa della Neve, est encore un don précieux, quoique indirect, de la philanthropie scientifique de notre excellent hôte, monsieur Gemellaro. Il avait vingt ans à peine qu'il avait déjà calculé de quel inappréciable avantage serait pour les voyageurs qui montent sur l'Etna afin d'y faire des expériences météorologiques, une maison dans laquelle ils pussent se reposer des fatigues de la montée et se soustraire au froid éternel qui rend cette région inhabitable. En conséquence, il s'était adressé dix fois à ses concitoyens, soit de vive voix, soit par écrit, afin d'obtenir d'eux à cet effet une souscription volontaire; mais toutes ses tentatives avaient été sans succès.
Vers cette époque, monsieur Gemellaro fit un petit héritage; alors il n'eut plus recours à personne, et éleva par ses propres moyens une maison qu'il ouvrit gratis aux voyageurs. Cette maison était située, d'après son propre calcul, confirmé par celui de son frère, à 9 219 pieds au-dessus du niveau de la mer. Un voyageur reconnaissant écrivit au-dessus de la porte ces mots latins:
Casa haec quantula Etnam perlustrantibus gratissima.
Et la maison fut appelée dès lors la Gratissima.
Mais en bâtissant la Gratissima, monsieur Gemellaro n'avait fait que ce que ses moyens individuels lui permettaient de faire, c'est-à-dire qu'il avait offert un abri au savant. Ce n'était point assez pour lui: il voulut donner des moyens d'études à la science en meublant la maison de tous les instruments nécessaires aux observations météorologiques que les voyageurs de toutes les parties du monde venaient journellement y faire. C'était l'époque où les Anglais occupaient la Sicile. Monsieur Gemerallo s'adressa à lord Forbes, général des armées britanniques.
Lord Forbes adopta non seulement le projet de monsieur Gemellaro, mais il résolut même de lui donner un plus grand développement. Il ouvrit une souscription en tête de laquelle il s'inscrivit pour 71 000 francs. La souscription ainsi patronisée atteignit bientôt le chiffre nécessaire, et lord Forbes, près de la petite maison de monsieur Gemellaro, qui depuis sept ans était, comme nous l'avons dit, appelée la Gratissima, fit élever un bâtiment composé de trois chambres, de deux cabinets, et d'une écurie pour seize chevaux. C'est cette maison, qui était un palais en comparaison de sa chétive voisine, qui fut appelée du nom de ses fondateurs:
Casa Inglese, ou Casa degli Inglesi.
Pendant tout le temps qu'on bâtit cette maison nouvelle, monsieur Gemellaro, qui, grâce aux ouvriers, pouvait faire venir tous les jours de Nicolosi les choses qui lui étaient nécessaires, demeura dans l'ancienne, occupé à faire des observations thermométriques trois fois par jour. D'après ces observations, la température moyenne, dans le mois de juillet fut, le matin, de +3,37; à midi, +7; le soir, +3; moyenne, +4,9; et dans le mois d'août, le matin, +2,7; à midi, +8,2; et le soir, +3,1; moyenne: +4,7; la plus grande chaleur monta jusqu'à +12,4; le plus grand froid descendit jusqu'à -0,9. Ces expériences, comme nous l'avons dit, étaient faites à 9219 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Aujourd'hui, la Gratissima est en ruines, et la maison anglaise, dégradée chaque jour par les voyageurs qui y passent, menace de ne leur offrir bientôt d'autre abri que ses quatre murs.
Après une nouvelle halte d'un quart d'heure, pendant laquelle nous expédiâmes notre poulet et le reste du pain, nous sortîmes de nouveau de la maison anglaise, et nous nous trouvâmes sur le plateau qu'on appelle, par antiphrase sans doute, la pleine du Froment. Il était entièrement couvert de neige, quoique nous fussions au temps le plus chaud de l'année. Une trace, visiblement battue, indiquait le chemin suivi par les voyageurs. Nous nous écartâmes pour aller visiter à gauche la vallée del Bue. A chaque pas que nous faisions sur cette neige vierge, nous enfoncions de six pouces à peu près.
La vallée del Bue ferait à l'Opéra une magnifique décoration pour l'enfer de la Tentation ou du Diable amoureux. Je n'ai jamais rien vu de plus triste et de plus désolé que ce gigantesque précipice, avec ses cascades de lave noire, figées au milieu de leur cours sur ce sol incandescent. Pas un arbre, pas une herbe, pas une mousse, pas un être animé. Absence totale de bruit, de mouvement et d'existence.
Aux trois régions qui divisent l'Etna, on pourrait certes en ajouter une quatrième plus terrible que toutes les autres, la région du feu.
Au fond de la vallée del Bue, on voit, à trois ou quatre mille pieds au-dessous de soi, deux volcans éteints qui ouvrent leurs gueules jumelles. On dirait deux taupinières. Ce sont deux montagnes de quinze cents pieds chacune.
Il fallut toutes les instances de notre guide pour nous arracher à ce spectacle. Rien ne pouvait nous faire souvenir que nous avions une trentaine de milles à faire pour retourner à Catane. D'ailleurs Catane était là sous nos pieds; nous n'avions qu'à étendre la main, nous y touchions presque. Comment croire à ces dix lieues dont nous parlait notre guide?
Nous remontâmes sur nos mulets, et nous partîmes. Quatre heures après, nous étions de retour chez monsieur Gemellaro. Nous l'avions quitté avec un sentiment d'amitié, nous le retrouvions avec un sentiment de reconnaissance.
Et voilà cependant un de ces hommes que les gouvernements oublient, que pas un souvenir ne va chercher, que pas une faveur ne récompense. Monsieur Gemellaro n'est pas même correspondant de l'Institut. Il est vrai qu'heureusement le bon et cher monsieur Gemellaro ne s'en porte ni mieux ni plus mal.
Nous étions de retour à Catane à onze heures du soir, et le lendemain, à cinq heures du matin, nous remettions à la voile.

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