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Chapitre XVII
Monsieur Courby de Cognord

Le soir du jour du premier combat, après avoir fait sommer trois fois le capitaine de Géreaux et ses carabiniers de se rendre, Abd-el-Kader revint vers la tente qu'on lui avait dressée. Aux deux côtés de l'entrée de cette tente, trois cents têtes étaient jetés à terre. Abd-el-Kader laissa tomber un coup d'œil insouciant et calme à droite et à gauche, essuya sa joue d'où découlaient encore quelques gouttes de sang, et ordonna qu'on lui amenât les prisonniers.
En tête de ces prisonniers, le plus important de tous était le chef d'escadron Courby de Cognord. Il avait reçu cinq blessures. Un Arabe était en train de lui scier la gorge, lorsque passa par hasard le kahlifat Bou-Amédy. Celui-ci reconnut monsieur de Cognord pour un chef, s'aperçut qu'il était encore vivant, et arrêta le bras de l'Arabe. La blessure demeura béante, horrible à voir, mais heureusement non mortelle. Monsieur de Cognord fut relevé, soutenu, conduit à Abd-el-Kader.
Il se souvient comme on se souvient d'un rêve, il se souvient d'avoir vu ces têtes gisantes, il se souvient d'avoir entendu la voix de l'émir, il se souvient d'avoir essayé de répondre. Autour de lui et derrière lui, étaient les quatre-vingts prisonniers. Sur ces quatre-vingts prisonniers, soixante-deux hommes étaient blessés, et, entre ces soixante-deux hommes, on comptait cent douze blessures.
Abd-el-Kader ordonna que l'on conduisît monsieur Courby de Cognord dans la tente d'Adja-Bit, un des chefs d'Abd-el-Kader. Le chef d'escadron Courby de Cognord passa la nuit avec le maréchal des logis chef Barbut, qui pansa ses blessures.
Pendant ce temps, on forçait les autres prisonniers de trier les têtes de leurs camarades et de les enduire de miel pour les conserver. Parmi ces têtes de soldats, Tétard, celui-là même qui avait donné son cheval à monsieur de Cognord, reconnut celles du colonel Montagnac, du capitaine Gentil-Saint-Alphonse, et du lieutenant Klein. Puis, lorsque ces têts furent enduites de miel, on les leur fit compter par vingt, et mettre en piles comme des boulets dans un parc d'artillerie. On compta quinze piles de têtes, elles étaient destines à être envoyées aux principaux chefs du Maroc.
Le lendemain matin, lorsqu'il fut question de partir, on reprit ces têtes, on leur perça les oreilles, on les lia les unes autres avec des attaches de palmier, puis on mit ces têtes dans des paniers qu'on chargea sur des mulets. Alors on amena les prisonniers. Les plus valides durent marcher à pied. Les plus malades furent placés sur des mulets. Leurs pieds reposaient au fond des paniers ; ils avaient des têtes jusqu'aux genoux. Monsieur de Cognord eut seul un mulet sans paniers et par conséquent sans têtes.
On marcha, cette première journée, depuis sept heures du matin jusqu'à cinq heures du soir. On menait très rudement les prisonniers qui suivaient à pied. à cinq heures, on s'arrête pour coucher dans un village des Beni-Snassen. Tout le monde passa la nuit à l'air, les têtes étaient déchargées avec les paniers, les prisonniers couchaient à côté d'elles. à six heures du matin, on partit en se dirigeant vers la Moulaja. En suivant ce chemin, on laissait à gauche les Beni-Snassen.
En côtoyant un ravin, un mulet s'abattit. Les têtes qu'il portait roulèrent dans les broussailles, rebondirent sur les rocs, et se perdirent dans les profondeurs. On s'arrêta, et l'on mit les prisonniers à la recherche des têtes. Ils durent rapporter jusqu'à la dernière. Puis on se remit en route.
Ce jour-là, on marcha jusqu'à la nuit. On s'arrêta à une demi-lieue de la Moulaja et l'on établit le bivouac à la proximité de quelques douars. Les prisonniers souffraient horriblement de la soif ; quelques-uns n'avaient pas bu depuis l'heure où ils avaient été pris. On conduisit ceux qui étaient en état de marcher jusqu'à la rivière, où ils burent, et d'où ils rapportèrent à boire à ceux qui n'avaient pu les suivre. Comme la veille, on déchargea les mulets et l'on coucha à l'air.
Le troisième jour, on partit de grand matin. Vers cinq heures et demie, on était sur les bords de la rivière, on la longea pendant quelques temps ; enfin, vers neuf heures du matin, on la traversa. à onze heures, on était à la deïra. Aussitôt les prisonniers furent conduits à la tente qu'habitaient la mère d'Abd-el-Kader et ses femmes. à cette époque, l'émir avait trois femmes.
Alors on promena les prisonniers par toute la deïra, on leur donna à boire et à manger, puis on les dirigea sur le camp situé à peu près à trois lieues de l'endroit où l'on avait passé le fleuve le matin même. Dans cette dernière marche, on s'éloignait de la mer.
Les têtes restèrent à la deïra pendant trois jours : elles formèrent autour de la tente d'Abd-el-Kader un cercle devant lequel les Arabes vinrent faire la fantasia. Les prisonniers furent établis au milieu du camp, où l'on donna une mauvaise tente aux officiers ; les plus blessés furent établis dans une autre ; les reste se logea comme il put.
On resta là un mois à peu près. Une nuit, le feu se déclara dans le camp ; un prisonnier, sans le vouloir, avait causé l'incendie. Mais, comme on ignorait le coupable, il demeura impuni. Beaucoup d'effets furent brûlés ou perdus.
Alors on quitta ce premier bivouac, et l'on alla s'établir dans un autre camp situé à un lieue de là. Ce second camp, comme le premier, était sur la Moulaja, mais à une lieue plus avant dans l'intérieur des terres.
Le 9 février, c'est-à-dire après quatre mois de séjour, l'ordre arriva de quitter le camp à l'instant même. On obéit. On franchit la Moulaja, et l'on s'établit sur l'autre rive en gagnant les montagnes de la Leuf.
Au moment du départ, quatre hommes étaient malades. Monsieur Courby de Cognord demanda des mulets pour eux. On les lui promit, mais, au moment du départ, les mulets ne parurent point. Les quatre malades eurent la tête tranchée. Quelques jours après, on quitta les montagnes pour se rapprocher des rives du fleuve.
Le 15 février, le chasseur Bernard et un soldat du train nommé Gagne s'enfuirent. Gagne fut tué en route, mais Bernard atteignit sain et sauf Djema-r'Azouat, et donna les premières nouvelles que l'on eût encore, d'une façon certaine, reçues des prisonniers.
Le 17, trois autres prisonniers disparurent : c'étaient le caporal Moulin, un zouave nommé Poggi, et cet Ismaël qui, au milieu du combat, avait crié : « Nous sommes perdus ! » Tous trois furent repris.
Le khalifat Bou-Amédy, le même qui avait sauvé la vie à monsieur Courby de Cognord, les condamna à mort tous trois. Monsieur Courby de Cognord, à force d'instances, obtint d'abord la grâce de Poggi et d'Ismaël. Puis, comme les fusils étaient déjà chargés, comme on allait le fusiller, il obtint elle du capital Moulin.
Le 24 avril, arriva un messager du khalifat Haggi-Mustapha. Ce messager venait, au nom de ce chef, inviter monsieur Courby de Cognord à manger un couscoussou avec lui. Monsieur Courby de Cognord partit avec les officiers et quatre soldats pour se rendre à cette invitation. Ceux qui le suivirent étaient le lieutenant Larrazée, le capitaine Marin, le lieutenant Hillerain, le docteur Cabasse, l'adjudant Thomas, le maréchal des logis chef Barbut, le hussard Tétard, le chasseur Trotté et deux autres. Partis du camp vers les trois heures de l'après-midi, ils marchèrent jusqu'à huit heures du soir ; puis, comme on était arrivé dans une tribu de Hachem, on s'arrêta pour coucher.
Le lendemain 25, de grand matin, on partit pour continuer la route vers la deïra. Mais, à peine avait-on fait une lieue, que l'ordre fut donné de rebrousser chemin, pour revenir chez Soliman, chef de la tribu des Hachem qu'on avait quittée le matin. Alors des soupçons commencèrent à naître dans l'esprit de monsieur de Cognord et de ses compagnons ; ils comprirent qu'on les avait séparés des autres prisonniers dans un mauvais dessin. Malheureusement, ils ne pouvaient rien pour leurs camarades. Ils questionnèrent, mais on ne leur répondit pas.
En effet, pendant qu'ils s'éloignaient du camp, voici ce qui se passait derrière eux. à l'entrée de la nuit, on avait réuni les prisonniers, et on les avait fait mettre sur un rang. Puis on leur avait donné l'ordre d'apporter tous leurs effets. Quand ils avaient été ainsi rassemblés, les fantassins réguliers d'Abd-el-Kader étaient venus, et l'on avait séparé les prisonniers. Puis on avait fait entrer chaque groupe de cinq à six hommes dans un gourbi différent. Au milieu de ces groupes, était un homme dont la relation est la seule lumière qui ait éclairé la terrible scène qui s'ouvre.
Cet homme, c'est le clairon Roland. Il avait été placé avec six autres prisonniers dans le même gourbi. C'était un homme de résolution. Il avait vu tous ces préparatifs, il les avait compris, mais sans s'en effrayer. « Il y aura quelque chose cette nuit, dit-il à ses camarades. Ne dormez pas et tenez-vous prêts à vous défendre si l'on veut nous tuer. -Nous défendre ! et avec quoi ? demandèrent les autres prisonniers. -Faites-vous arme de tout, dit Roland. »
Roland avait un couteau français qu'il avait trouvé trois jours auparavant et qu'il tenait caché. En entrant dans le gourbi, il avait en outre heurté du pied une faucille, et il l'avait donnée à l'un de ses camarades nommé Daumat. Il montra ce couteau à ses compagnons. « Au moindre bruit, » dit-il, « je sortirai, je tuerai le premier Arabe qui se trouvera sur ma route. Suivez-moi. »
Il était huit heures du soir à peu près, quand les malheureux, en se serrant mutuellement la main, faisaient à voix basse ce plan de défense désespérée. Pas un ne ferma l'œil, comme on comprend bien. Vers minuit, les soldats d'Abd-el-Kader poussèrent un cri. C'était le signal du massacre.
Roland devine que l'heure est venue. Il sort le premier, s'élance, rencontre un Arabe sur sa route, lui plante jusqu'au manche son couteau dans la poitrine, saute par-dessus son corps, franchit la haie qui enveloppe le camp, accroche une branche et roule de l'autre côté. En ce moment, deux réguliers le saisissent par la ceinture de son pantalon, mais son pantalon en lambeaux leur reste entre les mains. Roland se sauve en chemise. à cent mètres du camp à peu près, une embuscade tire sur lui. Une balle le touche à la jambe droite, mais légèrement. Il continue à fuir, atteint une colline située à un demi-quart de lieue du camp, et là, il s'arrête et il s'assied pour voir si quelqu'un de ses camarades ne viendra pas le rejoindre.
N'est-ce pas merveilleux ? Cet homme qui vient d'échapper miraculeusement à la mort, que la mort réclame encore à grands cris, qui peut fuir, s'arrête et s'assied pour voir si quelque camarade ne viendra pas le rejoindre !
à deux portées de fusil, sous ses yeux, le massacre s'achevait. Il entendait les cris des victimes et les cris des assassins. à la lueur de la fusillade, il voyait la lutte. La lutte dura plus d'une demi-heure : on n'égorge pas ainsi deux cent quatre-vingts Français sans qu'ils se défendent. Enfin, la fusillade cessa, les cris s'éteignirent. Tout était fini.
Alors Roland se leva, jeta un dernier regard sur le camp, et, n'apercevant aucun fugitif dans l'obscurité, il reprit sa course, traversa la Moulaja, et marcha devant lui. Le jour, il se cachait, la nuit, il se remettait en route. Quelques figues d'Inde furent toute sa nourriture pendant trois jours. Le soir du troisième jour, un orage terrible s'amassa au ciel. Le tonnerre grondait, la pluie tombait, il faisait un vent qui déracinait les broussailles.
Roland continua de marcher. Il était presque nu, il était brisé, exténué, mourant. Il calculait qu'il pouvait vivre encore deux ou trois heures. Il résolut d'en finir et se dirigea vers un village marocain qu'il apercevait à l'horizon. Il l'atteignit à la tombée de la nuit.
à l'entrée du village, il rencontra des femmes qui venaient puiser de l'eau à une fontaine. En l'apercevant, elles prirent la fuite en poussant des cris. Mais Roland poursuivit sa route et entra derrière elles dans le village.
à l'extrémité d'une petite rue, il se trouva face à face avec un jeune homme d'une vingtaine d'années qui, en le voyant, tira un poignard et s'élança sur lui. Roland voulait mourir, il ouvrit sa poitrine et attendit le coup. Cette résolution arrêta un instant l'Arabe. Cependant, il leva le bras, mais un autre arabe sauta du haut d'une terrasse voisine et l'arrêta. C'était sans doute un homme d'une certaine autorité, car, d'un geste, il écarta le meurtrier et fit signe à Roland de lui suivre.
Roland n'avait rien de mieux à faire qu'à obéir. Il suivit son protecteur, qui l'amena chez lui, le laissa se chauffer pendant deux ou trois minutes, après quoi il l'invita à se coucher, lui lia les pieds et les mains, et jeta sur lui une couverture de cheval.
Roland, non seulement n'avait plus aucune force, mais même aucune volonté. Le seul désir qu'il eût et qu'il manifestât, c'était qu'une mort prompte le délivrât de toutes les tortures qu'il croyait encore avoir à souffrir.
Mais, à ces signes que l'Arabe comprit, il répondit au contraire qu'il ne le tuerait point, et qu'il l'invitait à ne rien craindre. En effet, le lendemain, au jour, l'Arabe s'approcha de Roland et détacha les cordes qui le liaient.
Roland passa sept jours chez lui. Il ne le laissait pas sortir, mais c'était à bonne intention : quelques hommes du village guettaient Roland pour le tuer.
Le septième jour, un homme entra dans le gourbi de l'Arabe, causa quelques instants avec lui, puis, à la suite de cette conversation, lui donna deux douros. Roland était vendu moyennant la somme de dix francs. On attendit la nuit, car, tant qu'il faisait jour, ni le vendeur ni l'acheteur n'eussent osé faire passer Roland à travers le village. Mais, la nuit venue, il emmena son prisonnier, et le conduisit à sa maison. Là, il lui donna un haïk et un burnous. Puis il le garda huit jours encore. Le deuxième jour, il le conduisit chez un de ses parents qui habitait un village à un jour de marche de Lalla-Maghrnia. La route s'était faite par les montagnes de Nédroma.
Là, Roland fut remis aux Français. La promesse qu'il avait faite à son patron d'une récompense avait fait naître dans le cœur de cet homme ce projet auquel Roland ne put croire que lorsqu'il se retrouva entre les bras de ses compagnons.
Pendant ce temps, le cercle de la captivité se resserrait pour les malheureux officiers qui avaient survécu. La consigne devenait de plus en plus sévère. Les prisonniers ne pouvaient faire un pas sans être suivis. Enfin, monsieur de Cognord obtint la permission d'écrire à sa famille et au général Cavaignac. Le général Cavaignac reçut sa lettre et lui répondit. Par cette réponse, monsieur de Cognord apprenait qu'il avait été nommé lieutenant-colonel et officier de la Légion d'honneur. Cette nouvelle lui arriva vers la fin de janvier.
Enfin, après dix-huit mois de captivité, un koggia – grade qui correspond chez nous à celui de fourrier – ouvrit des conférences avec le lieutenant-colonel Courby de Cognord et monsieur Morin. Il était chargé de leur demander s'ils voulaient racheter leur liberté au prix de 12 000 douros, c'est-à-dire pour 72 000 francs.
à cette proposition, le colonel répondit que, traitant pour son propre compte et en son propre nom, cette somme était beaucoup trop élevée. Le koggia se retira en invitant le colonel Courby de Cognord à bien réfléchir, attendu, lui dit-il, que tout officier supérieur qu'il était, il pourrait bien lui arriver, à lui, ce qui était arrivé aux autres.
L'affaire traîna trois semaines. Les Arabes espéraient toujours que monsieur de Cognord céderait, mais celui-ci continua de répondre que, se rachetant, lui et ses camarade, de ses propres deniers, et non de ceux du gouvernement, il ne pouvait traiter que pour une somme en harmonie avec sa fortune. Alors les Arabes abaissèrent le chiffre de la rançon à 50 000 francs, puis à 40 000, puis enfin à 36 000.
Ce fut cette dernière somme qui fut acceptée, et ce fut sur cette base qu'eut lieu le traité dont on donna connaissance à don Demetrio Maria de Benito, gouverneur de Mellila, et qui amena la délivrance des prisonniers, délivrance à laquelle nous venions d'assister d'une façon si miraculeuse.
Ainsi s'était accompli pour ces hommes le cercle de leur captivité. Partis de Djema-r'Azouat, ils étaient revenus à Djema-r'Azouat. Ils avaient laissé le capitaine vivant encore sur le champ de bataille de Sidi-Brahim, et, après quatorze mois d'absence, ils revenaient au pied du tombeau de leur camarade apprendre sa mort et nous raconter leur captivité.
Ainsi, quatorze mois écoulés après que cette héroïque défense et cette douloureuse captivité avaient occupé tous les esprits généreux, nous venions, avec les derniers débris de cette immortelle colonne, ramener les vivants sur le tombeau des morts.
Ce tombeau, ou plutôt cet ossuaire, qui enferme les reste de Géreaux et de ses compagnons, leur a été élevé par la piété de la garnison de Djema-r'Azouat. Ce tombeau est simple mais d'une belle forme, et tel qu'il convient à un mausolée militaire. Malheureusement, quelque savant, envoyé par l'Institut, quelque architecte voyageant pour le gouvernement viendra un jour aborder comme nous à Djema-r'Azouat, suivra la route que nous avons suivie au fond de cette triste vallée rougeâtre, zébrée de verdure noire, et tout à coup, en débouchant du bois sacré, se trouvera en face de ce tombeau.
Alors il lui viendra l'idée de rattacher son nom inutile et sa réputation inconnue à ce grand événement des guerres modernes. Iil présentera un projet grec, fera un plan romain. Le projet sera examiné, le plan reçu, et, de notre Europe dévastatrice, viendra l'ordre de substituer l'œuvre froid du crayon au travail chaleureux du cœur. Ces pierres saintes, dont chacune a été posée par la main d'un frère, seront dispersées ; ce tombeau, sur lequel s'est incliné le vieux drapeau mutilé, sera démoli ; et une espèce de temple avec des colonnes corinthiennes, avec un fronton aigu, pâle copie d'un monument élevé il y a trois mille ans, s'élèvera, classique sacrilège, à la place où s'élève aujourd'hui ce tombeau tout palpitant d'un souvenir contemporain.
C'est bien heureux que le Caire ne soit point Paris : les Pyramides auraient disparu au profit de la Madeleine et de la Bourse.
Nous reprîmes la route de Djema-r'Azouat. Je ne sais rien de triste et de religieux comme ce retour : chacun citait le nom d'un ami perdu ; à chaque pas, un officier s'arrêtait et disait à son compagnon : « Tiens, c'est ici qu'un tel est tombé. -Oui, répondait l'autre en souriant, pauvre garçon, c'était bien le plus brave et le meilleur de nous tous. » Car, à leurs yeux, des nobles martyrs, c'est toujours le meilleur et le plus noble qui tombe.
Et quand on pense qu'il y a en Afrique dix mille officiers appartenant à nos familles plus nobles, les plus riches et les plus intelligentes, dont toute l'ambition se renferme dans ces deux mots : « C'est ici qu'il est tombé ! c'est ici que nous tomberons ! »
Et quel courage, quelle force ne leur faut-il pas, à ces exilés volontaires, pour lutter contre la surprise, la fièvre, le combat, la chaleur l'été, la pluie l'hiver, l'absence de la patrie toujours !
C'était avec respect que je donnais la main à ces hommes, que je m'appuyais sur leurs bras ; c'était avec étonnement que je les voyais sourire. Mon Dieu ! me disais-je, quand le bruit de notre Europe vient jusqu'à eux, quand les scandaleux débats de notre Chambre leur sont apportés par les journaux, quand les honteux trafics de nos consciences leur sont révélés par les procès aristocratiques, mon Dieu ! que doivent dire ces hommes au cœur pur, au sang généreux, qui souffrent, qui combattent et meurent pour cette mère gangrenée et vénale qui tripote des millions dans les chemins de fer, dans ses emprunts espagnols, dans ses fonds anglais, et qui discute sou à sou les quelques mille livres qu'on lui demande pour donner de meilleur pain aux soldats, un hôpital aux malades, un aumônier aux mourants. Mon Dieu ! mon Dieu ! fais qu'ils ne maudissent pas la patrie, car cette malédiction lui serait mortelle !
Ils auront maudit la patrie. Car, depuis que nous avons écrit ces lignes, il leur est arrivé pis que nous ne craignions.

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