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Chapitre XVIII
Le banquet

Notre retour au camp, car la ville ne mérite pas encore le nom de ville, notre retour au camp fit diversion à toutes ces idées ; deux ou trois cents personnes étaient venues au-devant de nous, et nous attendaient à cinq cents pas des lignes.
En notre absence, le dîner avait marché à pas gigantesques. Une grande salle de banquet avait été improvisée dans une grange, une tenture tricolore – où pouvait-on l'avoir trouvée ? – en garnissait les parois intérieures, des dessins de verdure la festonnaient dans toute sa longueur, l'ornaient dans toute son étendue, et ces dessins étaient formés avec des branches de laurier : les lauriers poussent tout seuls et à chaque pas sur cette noble terre d'Afrique.
Je ne sais rien de plus ingénieux que le soldat en fait d'ornementation. Donnez des sabres, des baïonnettes, des pistolets et des fusils à des architectes et à des décorateurs, ils n'en feront rien autre chose que des fusils, des pistolets, des baïonnettes et des sabres. Les soldats en feront des lustres, des miroirs, des étoiles ; ils constelleront le plafond, ils diapreront la muraille, ils en feront des colonnes, des cariatides, des pilastres. Et tout cela sera étincelant de lumière.
Lorsque nous entrâmes sous ce hangar, grange le matin, salle de banquet le soir, lorsque nous vîmes une table de trois cents couverts servie sur cette plage sablonneuse et déserte, nous nous retournâmes, cherchant le génie qui avait produit ce prodige, la fée qui avait opéré cette métamorphose. La plus puissante des fées, c'est la nécessité, cette rude marraine du soldat.
Six heures sonnaient, tous les prisonniers étaient réunis, hors un seul. Hélas ! un seul parmi tous ces hommes n'était point admis à ce banquet fraternel : il s'était rendu, disait-on, c'était son crime.
En Afrique, on ne se rend pas : on est vainqueur, on est tué ou on est pris.
Or, cet homme s'était rendu, cet homme, réservé au conseil de guerre, ne pouvait être du banquet. On pensait qu'il se brûlerait la cervelle au premier toast que lui porterait le canon dans la cabane abandonnée où on l'avait laissé seul comme un lépreux. Les moyens lui en avaient été facilités, disait-on, par ses compagnons : une paire de pistolets tout chargés avait été laissée à la portée de sa main. On croyait, disons plus, on espérait qu'il n'attendrait pas le jugement qui planait sur lui.
Au milieu de la joie universelle, il existait donc une nuance de tristesse. Ces hommes, juges si rigides en fait d'honneur, pensaient qu'une tache avait été faite à leur honneur. Qu'auraient donc dit ces hommes de la capitulation de Baylen et de la reddition de Paris ? On se mit à table. Les honneurs étaient pour les prisonniers et pour nous. Le colonel Courby de Cognord était placé à la droite du colonel Mac-Mahon. J'étais placé à sa gauche. En face de nous, étaient le commandant Bérart et le colonel Tremblay. Puis Maquet, Boulanger, Giraud, Desbarolles et Alexandre, chacun ayant à droite et à gauche un prisonnier. Au bout de la table, avec un interprète, dans leurs burnous blancs serrés autour du front avec une corde de chameau, étaient les envoyés d'Abd-el-Kader. La musique du régiment, cachée derrière les draperies, jouait des airs militaires.
On assiste à de pareilles fêtes une fois dans sa vie, par hasard, par fortune, devrais-je dire, mais on ne les décrit pas ; ce qui les fait sublimes, c'est l'émotion du moment, cette émotion qui pourrait se vanter de la faire revivre dans des cœurs étrangers, après des jours révolus, quand ceux mêmes qui l'ont éprouvée ne la retrouvent plus dans leur cœur qu'à l'état de souvenir !
Seulement, je remerciais Dieu bien sincèrement, ce Dieu qui, dans ma vie d'artiste, me donne à chaque moment plus que je n'eusse osé lui demander lorsque je mis le pied dans la carrière des espérances ; seulement, dis-je, je remerciais Dieu bien sincèrement d'avoir permis qu'à moi, fils d'un ancien soldat, à moi, soldat de cœur, il m'eût été donné d'assister avec mes amis à une pareille fête. Ah ! nul d'entre eux, en ce moment, ne regrettait Tétuan, ses bazars, ses minarets et ses mosquées, car, un jour passé à Tétuan, et nous arrivions trop tard à Djema-r'Azouat.
Avec le champagne, vinrent les toasts au roi, aux princes, aux prisonniers si miraculeusement sauvés, aux morts tombés si glorieusement. Et, à chaque toast, retentissait une salve d'artillerie, à laquelle, dans leur étonnement, répondaient les cris des hyènes et des chacals de la montagne.
Puis, entre les toasts, les récits. Ces récits merveilleux qui semblent extraits d'Hérodote ou de Xénophon, des récits dont les héros étaient là, riant, chantant, levant leurs verres au plafond. L'un, à la chasse avec son fusil à deux coups, s'était défendu seul contre six Arabes, il en avait tué trois, et fait un prisonnier. L'autre, avec dix hommes, était tombé au milieu d'un douar de douze cents Arabes, et il avait ramené au camp neuf hommes sur dix. Il me semblait que j'assistais à quelqu'un de ces beaux romans de Cooper mis en action. Et quelques-uns des hommes qui avaient accompli de ces choses miraculeuses n'avaient pas même la croix, cette distinction qui est d'autant plus difficile à obtenir qu'on l'a plus méritée.
Aux toasts succédèrent les chants, et, disons-le, aux chants les danses. Les envoyés d'Abd-el-Kader nous regardaient avec leurs grands yeux de velours, ils devaient nous croire insensés.
Nous nous levâmes, l'heure était venue pour nous de prendre congé de ces nouvelles connaissances dont quelques-unes étaient de vieux amis.
Mais on ne se quitte pas ainsi sur cette plage d'Afrique, à cinq cents lieues de la mère patrie. Des chevaux nous attendaient sur la place et devaient nous conduire jusqu'à la mer. Le colonel Mac-Mahon, Tremblay, Picault, Léorat et presque tous les officiers voulaient nous accompagner.
Un dernier adieu fut échangé avec la masse des convives. Puis, laissant les chanteurs à leurs chants, les danseurs à leur joie, nous montâmes à cheval, et nous nous éloignâmes.
Mais lentement ; c'était à regret, on le comprend bien, que nous quittions cette plage où la trace passagère de nos pas devait être effacée pour toujours par le premier coup de vent rasant le sable.
La conversation était bruyante, animée ; on parlait de la France et de l'Afrique, on entremêlait les souvenirs des deux pays, on serrait d'un lien fraternel Austerlitz et Isly, Marengo et les Pyramides, quand tout à coup on se tut. Nous nous regardâmes, demandant par nos regards la cause de ce silence.
On nous montra la hutte isolée. « C'est là qu'il est, » nous dit-on. Cet homme qu'on ne nommait pas, cet homme devant la hutte duquel on interrompait les récits de gloire et d'honneur, c'était celui qui s'était rendu. Les Spartiates n'avaient pas été plus cruels pour le fuyard des Thermopyles.
Après une demi-heure de marche, nous atteignîmes le bord de la mer. Là, les adieux se renouvelèrent, les poignées de main devinrent plus tendres, les embrassements plus étroits. Il y avait de l'émotion dans les voix les plus fermes, des larmes aux paupières les plus arides. Nos embarcations nous attendaient, nous y montâmes. Mais nous nous éloignions pour ainsi dire sans nous séparer. La nuit était belle, la lune magnifique.
Toute notre chaleureuse escorte resta au bord de la mer, nous criant adieu, suivant des yeux le sillon phosphorescent que traçait notre barque dans l'eau. Et nous, à ces cris, nous répondions par des coups de fusil tirés en l'air.
Enfin, nous atteignîmes le Véloce, le Véloce tout chauffé, tout prêt à partir, et qui leva l'ancre aussitôt que nous fûmes à bord. Nous jetâmes un dernier adieu au rivage, et le rivage tout peuplé nous répondit. Quelque temps encore les éclats de la joie et les sons de la musique militaire parvinrent jusqu'à nous, puis peu à peu le bruit se perdit dans l'éloignement.
Alors il ne nous resta plus que les feux de Djema-r'Azouat s'allongeant dans les moires de l'eau. Puis, peu à peu, les feux disparurent à leur tour : nous venions de doubler le cap oriental de la baie.
C'était le 27 novembre 1846.

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