Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XIX
Bizerte

Il avait été décidé que nous ne nous arrêterions pas à Oran, mais que nous porterions, au contraire, à toute voile et à toute vapeur, l'heureuse nouvelle à Alger.
Pendant toute la journée du 28 et la matinée du 29, nous ne fîmes donc que longer la côte. Maquet avait manqué se fendre la tête en se heurtant à je ne sais quelle poutre, et restait couché. Giraud, malade de la peur du mal, ne se hasardait que rarement sur le pont, et ne quittait pas la cabine de Vial. La société était donc réduite à Alexandre, à Desbarolles et à Boulanger.
Le 29, à neuf heures du matin, le cri « Alger ! Alger ! » tira Maquet de son lit et Giraud de sa cabine. Ni Sidi-Ferruch, ni Tôrre-Chica n'avaient eu cette influence. La vue d'Alger est merveilleuse : la ville commence à la mer, et gravit tout le versant oriental de la montagne couronnée à son sommet par le fort de l'Empereur, qui s'incline un peu vers la gauche.
Nous doublâmes la jetée, ouvrage titanique fait à main d'homme avec des blocs de béton ; c'est cette jetée qui, depuis dix ans, est attaquée et défendue chaque année aux Chambres.
Les constructions françaises gâtent fort l'aspect oriental d'Alger. à la première vue, c'est une ville européenne. Il faut que le regard franchisse le premier plan, tout hérissé de maisons à quatre étages, percées à jour comme des lanternes, et gravisse la montagne jusqu'au second et au troisième plan, pour retrouver la vieille ville des deys, la ville africaine. Encore, au milieu de ces maisons aux murailles blanches et percées de rares et étroites ouvertures, voit-on surgir tout à coup une longue bâtisse carrée qui rappelle l'architecture pittoresque de la rue des Lombards ou du faubourg Saint-Denis.
Quelques beaux palmiers, immobiles, découpant leur panache vert sur la chaux des maisons ou sur l'azur du ciel, protestent de leur mieux au nom de la végétation tropicale contre l'envahissement français. à droite, la mer jusqu'à Montpellier, en sautant par-dessus Majorque. à gauche, la plaine de Mitidja s'étendant de la Ressauta au Ben-Afroun. Derrière nous, le cap Matifou, derrière le cap Matifou, l'Atlas.
à peine eûmes-nous jeté l'ancre, qu'une embarcation partie du port rama vers nous. On ignorait encore le résultat de la négociation de Mellila.
Nous arrivions les premiers, et notre diligence était récompensée ; il était évident que nous alliions être vus comme des messagers de nouvelles prospères. En effet, la sensation fut grande à Alger, surtout dans l'armée. Quant aux bourgeois, aux commerçants, aux spéculateurs, ils sont de l'autre côté de la Méditerranée ce qu'ils sont partout. Quelques-uns nous demandèrent de quels prisonniers nous voulions parler !
Un autre désappointement nous attendait : le maréchal Bugeaud n'était plus à Alger. Depuis quelques jours, il était parti pour Oran, emmenant par terre deux ou trois députés qui profitaient de leurs vacances parlementaires pour visiter l'Algérie. En son absence, le général de Bar commandait la ville.
Notre parti fut bientôt pris. Le maréchal Bugeaud devait être absent quinze jours ; comme c'était à lui que nous étions recommandés, je résolus de mettre ces quinze jours à profit en allant jusqu'à Tunis, et en revenant de Tunis par Bône, Philippeville et Constantine.
Je me présentai donc avec la lettre qui mettait le Véloce à ma disposition chez monsieur le général de Bar, lequel me renvoya à monsieur le contre-amiral de Rigodie.
Que madame de Rigodie me permette de mentionner, en passant, une heure charmante passée près d'elle, tandis que le commandant Bérard recevait ses nouvelles instructions à notre endroit.
Comme je le désirais, le Véloce me fut entièrement rendu. Seulement, nous devions faire tout ce qui nous serait possible pour être de retour à Alger vers le 20 ou le 24 décembre. On ajoutait à notre personnel, et c'était une nouvelle faveur, un ancien ami à nous, connu en France par des poésies charmantes, connu en Algérie par des travaux sérieux, monsieur Ausone de Chancel.
Ce fut cette petite négociation, laquelle remit pour trois semaines à ma disposition la corvette le Véloce, qui fut appelée par le ministre de la Marine un malentendu, dans cette fameuse séance de la Chambre où je fus appelé un monsieur. Hélas ! un de ces hommes à l'insulte facile est mort depuis ce temps ; j'ai oublié le nom des deux autres. Ainsi sommes-nous faits en France : toute récompense nous irrite, tout honneur rendu nous blesse, quand nous ne sommes pas, bien entendu, les objets de cette récompense ou de cet honneur.
Ce bâtiment mis à ma disposition m'a fait plus d'ennemis qu'Antony et Monte-Cristo, ce qui n'est pas peu dire.
En 1823 ou 24, je crois, sir Walter Scott souffrant manifesta le désir de faire un voyage en Italie. L'amirauté anglaise mit à la disposition de l'auteur d'IvanhoĆ« sa plus belle frégate, et l'Angleterre applaudit, et les deux Chambres applaudirent. Il n'y eut pas jusqu'aux journaux qui ne battissent des mains à l'unisson des deux Chambres et de l'Angleterre. Et c'était bien fait ; car, pour la première fois, peut-être, le pavillon aux trois léopards fut salué dans tous les ports de la Méditerranée par les acclamations enthousiastes des peuples. Ces acclamations étaient-elles pour le pavillon ou pour l'homme de génie qu'il abritait ? pour le capitaine inconnu de la frégate, dont je n'ai jamais su le nom, ou pour sir Walter Scott ? Il est vrai que l'on pourra me dire que je ne suis pas sir Walter Scott ; mais à ceci je répondrai que c'est le grand malheur des vivants en France de ne pas savoir ce qu'ils sont, tant qu'ils sont vivants.
Enfin, soit faveur, soit justice, le bâtiment me fut donné, et le gouvernement consentit à surcharger pour moi, à l'article charbon de terre, son budget d'une somme de seize mille francs. Car il est bon qu'on le sache, ce voyage contre lequel on a tant crié, a coûté seize mille francs au gouvernement. Juste la moitié de ce qu'il m'a coûté à moi.
Ce premier séjour à Alger ne fut donc qu'une halte, aussi ne m'occuperai-je d'Alger qu'à mon retour.
J'avoue que ce fut avec un grand bonheur que je me retrouvai sur le pont du Véloce. Nous allions donc voir Tunis, la ville de saint Louis. Nous allions donc voir Carthage, la ville de Didon et d'Annibal.
Il y a un enivrement dans certains noms, il y a un aimant qui attire vers certaines villes ; on croit que ce sont des cités fabuleuses qu'on ne verra jamais, des caprices d'historiens évanouis avec la pensée qui leur a donné le jour. J'avais heureusement à bord Virgile, Plutarque et Joinville. Oh ! comme je regrettais ces charmantes néréides qui poussaient le vaisseau d'énée, comme je regrettais ces outres pleines de vent données par éole à Ulysse !
Nous longeâmes la côte pendant trois jours. Puis, le troisième jour, vers onze heures, apparut à nos yeux une charmante petite ville, bien orientale cette fois, assise au bord de la mer, au fond d'un golfe bleu comme l'eau du Cyrénaïque. Nous demandâmes le nom de cette ville à Vial. « Bizerte, » nous répondit-il. à ce mot de Bizerte, la magie opéra : Maquet passa la tête hors de sa cabine : « Si nous descendions à Bizerte ? dit-il. -Oui, répondit Giraud, opérant la même manœuvre, oui, si nous descendions ? -Capitaine, demandai-je, voyez-vous quelque difficulté à accomplir le désir de ces messieurs, qui est en même temps le mien ? -Aucune, répondit-il. » Aussitôt Vial fit mettre le cap sur Bizerte. Une heure après, nous jetions l'ancre dans le port.
Il y a deux choses qui rendent l'homme plus capricieux que la femme la plus capricieuse : c'est de voyager en poste ou d'avoir un bâtiment à soi.
Le capitaine ordonna de mettre la yole à la mer, et nous accompagna, comme d'habitude, dans notre nouvelle excursion. Nous abordâmes devant le consulat français. Nous avions suivi, pour arriver là, une rivière, ou plutôt un goulet, qui, au delà du pont unissant un côté de la ville à l'autre, devient un lac magnifique.
De la terrasse du consulat, on domine le lac et la ville. Rien de plus enchanteur que les rives de ce lac, avec ses grands oiseaux aux ailes de flamme, avec ses marabouts perdus sous des palmiers. Rien de plus pittoresque que le quai de la ville, avec ses chameaux ruminants et sa population grave qui semble un peuple de fantômes. L'eau que nous dominions était si pure, qu'à dix pieds de profondeur, nous pouvions voir s'agiter les poissons sur leur lit de cailloux et d'algues.
L'un d'eux parut s'approcher de la surface de l'eau ; je lui envoyai une balle qui fut une balle perdue. Mais, au bruit du coup de fusil, des volées de canards obscurcirent le ciel, que se mirent à rayer d'une ligne blanche tachetée de rouge une vingtaine de flamants. Canards et flamants tournoyèrent un instant au-dessus du lac ; mais, fidèles à leurs amours, ils s'y abattirent de nouveau. Cette vue réveilla tous nos instincts de chasseurs. Nous demandâmes au consul un guide, qui nous fut donné à l'instant même. Nous devions faire, en chassant, le tour de la ville, et revenir au bord du lac, où une barque nous attendrait.
Alors, comme d'habitude, la caravane se divisa. Chancel, Alexandre, Maquet et moi prîmes nos fusils. Giraud, Desbarolles et Boulanger prirent leurs crayons. La ville leur promettait force croquis, la campagne nous annonçait force gibier. Nous les laissâmes en ville et gagnâmes la campagne.
Nous sortîmes par une porte taillée dans une haute muraille, dans une muraille où Cohorn et Vauban n'ont jamais rien eu à faire. Bizerte est fortifiée au dix-neuvième siècle comme l'était Ptolémaïs au douzième.
Nous prîmes à gauche, et gravîmes une montagne, au milieu d'un cimetière turc. Des turbans placés à la tête des tombes désignaient celles qui renfermaient des hommes. Au fur et à mesure que nous montions, la mer se déroulait devant nous, calme, immobile et déserte. Le Véloce était le seul point noir qui tachât son miroir d'azur.
à peine avions-nous fait cent pas, qu'il nous était déjà parti deux vols de perdrix. Chancel tira, et en tua une. Elle appartenait à une espèce qui se rapproche de notre perdrix rouge.
Le pays paraissait bien cultivé, fertile, et tout parsemé de beaux oliviers au-dessus desquels s'élevaient quelques rares palmiers. On dirait que ces sauvages habitants du désert reculent devant la civilisation, et gardent leurs ombres pour les oasis du Sahara. De vieux canons rouillés allongeaient leur cou par les embrasures, et nous regardaient du haut des murailles. La campagne était déserte, on eût dit qu'elle se cultivait toute seule. Seulement, parfois, dans un chemin s'enfonçant, soit à l'orient, soit à l'occident, soit vers Utique, soit vers Hippone, on voyait passer un cavalier au galop ou un chamelier au pas.
Notre chasse dura deux heures à peu près ; en deux heures, nous vîmes cinquante perdrix, nous en tuâmes cinq ou six, et fîmes le tour de la ville. Les honneurs, non pas de la chasse, mais de l'adresse, furent à Alexandre : au grand étonnement de notre guide, il tua une alouette à balle.
Nous rentrâmes par la porte opposée à celle de notre sortie. Une barque nous attendait effectivement. Deux matelots du Véloce y montèrent, et nous nageâmes vers le centre du lac. Nous avions laissé sur le quai Maquet et Alexandre, qui se chargeaient de visiter la ville, tandis que nous continuions notre chasse, Chancel et moi.
Presque partout, on voit le fond du lac. Sa plus grande profondeur est de huit ou dix pieds à peine. Dans quelques endroits, l'eau est si basse, que deux ou trois fois nous nous ensablâmes. Je n'ai jamais vu une telle abondance de gibier, et, à l'exception des flamants, un gibier si peu farouche. En un instant, nous tuâmes trois ou quatre canards, deux judelles, et je ne sais combien de bécassines.
Le bateau, en heurtant un pieu que je ne voyais pas, m'envoya piquer une tête par-dessus bord. Heureusement, l'eau était chaude comme en été, quoique nous fussions au 4 décembre. Nos amis, qui nous regardaient du haut de la terrasse, ne comprenaient rien à ce caprice qui m'avait pris de sauter au lac tout habillé. L'accident abrégea notre chasse, nous regagnâmes le consulat. Je montai à mon tour sur la terrasse, où je me séchai de mon mieux. Giraud, Desbarolles et Boulanger vinrent nous y rejoindre. Ils avaient fait force croquis, et avaient laissé Maquet et Alexandre répondant aux avances d'un officier du pays, avec lequel ils étaient en train de prendre le café et de parler la langue sabir. Giraud rapportait le portrait du notaire de l'endroit et de son premier clerc.
Le consul eût bien voulu nous garder : les distractions sont rares à Bizerte, et il paraissait ne pas même apprécier celle de la chasse, que nous nous étions donnée avec tant de satisfaction.
à la nuit tombante, nous partîmes. En passant près du quai, la barque recueillit Maquet et Alexandre, qui, devenus les amis de la population, avaient toutes les peines du monde à se soustraire à l'hospitalité des Bizertins, et peut-être des Bizertines. Tout en regagnant le Véloce, nous inscrivîmes cette journée au nombre de nos bonnes journées. En effet, Bizerte, avec ses rues calmes et voûtées pour la plupart, ses quais garnis de cafés, ses chameaux couchés devant les portes, et sa population se pressant autour de nous, Bizerte nous laissait un charmant souvenir.
Nous regagnâmes le Véloce vers les six heures du soir, et, à deux heures du matin, par un admirable clair de lune, nous jetions l'ancre devant Tunis.

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