Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre XXIII
Le bey du camp

Nous avions décidé que la journée du lendemain serait employée à aller visiter les ruines de Carthage, mais il en fut autrement.
Dans la soirée, le bey du camp, qui gouvernait en l'absence de son cousin parti pour la France, fit appeler Laporte. Laporte se rendit à l'invitation. Le bey du camp, selon son habitude, le reçut avec un visage des plus gracieux. La France a de tout temps patronné Tunis, et les Français à Tunis sont non seulement en pays allié, mais encore en pays ami.
Après les premiers compliments :
-Un bâtiment français est arrivé ? demanda le bey.
-Oui, Altesse.
-Sais-tu son nom ?
-Le Véloce.
-Il a salué de vingt et un coups de canon.
-Et tu lui as rendu son salut ?
-Certainement, je salue toujours avec plaisir ton pavillon.
Laporte inclina la tête.
-Qui portait-il ? demanda le bey.
-Un savant français, répondit Laporte.
-Un savant ? répéta le bey.
-Oui, Altesse.
Le bey réfléchit un instant.
_Mais pourquoi est-il venu ?
-Je te l'ai dit, pour amener un savant.
-Et que vient faire ce savant ?
-Il vient voir Tunis.
-Et il a loué un bâtiment ?
-Non, c'est le roi mon maître qui le lui a prêté.
-Le roi ton maître lui a prêté un de ses vaisseaux ?
-Oui, Altesse.
-Pourquoi faire ?
-Mais je te l'ai dit, pour voir Tunis.
Il était évident que quelque chose demeurait obscur dans l'esprit du bey. Le roi de France, prêtant un de ses vaisseaux à un taleb, commettait une action inexplicable à l'esprit du bon musulman.
-Mais, dit-il enfin, c'est donc un savant très fort que ton savant ?
-Je le crois bien, répondit en riant Laporte, c'est un savant de la force de deux-cent vingt chevaux.
-Alors, je veux le voir, amène-le moi.
-Quand cela, Altesse ?
-Demain.
-à quelle heure ?
-à midi.
Laporte avait salué, s'était retiré, et, tout courant, était venu nous annoncer cette grande nouvelle. Il ne s'agissait donc plus d'aller explorer les ruines de Carthage, mais d'aller faire une visite au bey. Nous avions heureusement conservé nos habits d'uniforme ; nous nous mîmes en grande tenue, culotte courte, épée au côté.
Le bey nous recevait au Bardo, sa résidence de fantaisie. Le Bardo est situé à une lieue et demie de Tunis à peu près. Nous nous y rendîmes en voiture. Il faisait un vent qui ne peut se comparer qu'au mistral. à certains moments, la bise, qui fouettait la capote de notre cabriolet, empêchait le cheval de marcher. Ce vent chassait une poussière qui nous piquait le visage comme si chaque grain eût été une parcelle de verre pilé. Bientôt, nous aperçûmes le Bardo.
C'est une agglomération de maisons, moitié mauresques, moitié italiennes, qui date de cent cinquante ans à peu près, et qui, au premier aspect, semble un village bien plus qu'une résidence princière. Presque tous les toits sont en terrasse, trois ou quatre seulement se dressent en pointe, au milieu de ceux-ci s'élance la flèche d'un minaret. En somme, l'extérieur est européen.
Toute une population de marchands grouille autour de ce repaire du lion. Nous y vîmes des tailleurs, des bottiers, des marchands de tabac, des marchands de fruits ; sans doute ils sont chargés de nourrir, vêtir, chausser la garnison, les courtisans et le prince lui-même.
Nous fûmes d'abord présentés au garde des sceaux, qui nous attendait dans la première pièce. Il nous fit aussitôt traverser plusieurs chambres, et nous conduisit au bey du camp, qui nous attendait dans ce qu'il appelait pompeusement la chambre française.
Sans doute c'était dans le but de nous faire honneur que le bey nous recevait dans sa chambre préférée, dans celle qu'il regardait comme la plus somptueuse. La chambre française ressemblait comme deux gouttes d'eau à un café de la banlieue. La seule partie de l'ameublement dans lequel les habitudes turques eussent prévalu, c'étaient les coussins. La chambre était entourée de sofas, et son Altesse le bey du camp, accroupi à la turque, paré de tous ses ordres en diamants, nous attendait en fumant.
Cette nouvelle espèce de savant, sans écritoire au côté et avec une douzaine de croix et de plaques sur la poitrine, lui parut étrange. Je ne crus pas m'apercevoir cependant que notre vue eût fait mauvais effet. Il nous salua en mettant la main sur son cœur, me fit asseoir près de lui, et demanda du café et des pipes. Puis, ayant donné un temps raisonnable à sa réflexion, il me demanda d'où je venais. Je lui répondis que je venais d'Espagne.
Une fois la glace rompue, les questions se succédèrent.
Qu'avais-je été faire en Espagne ?
Je répondis que j'avais l'honneur d'être connu du roi de France et des princes ; que j'avais le malheur d'être assez mal avec le père, mais que j'avais l'honneur d'être assez bien avec les fils ; qu'un de ces fils, dont il avait entendu parler sans doute, et qui était mort, monsieur le duc d'Orléans, avait plus d'une fois daigné m'appeler son ami ; qu'un autre fils, encore plus connu de lui que le premier, monsieur le duc de Montpensier, avait hérité de l'amitié de son frère pour moi, et m'avait invité à assister à ses noces, qui venaient d'avoir lieu à Madrid ; qu'une fois à Madrid, j'avais désiré pousser jusqu'à Alger, et qu'une fois à Alger, je n'avais pas voulu quitter l'Afrique sans avoir fait ma prière sur le tombeau de saint Louis, qui était, il devait le savoir, un grand marabout ; que j'allais partir pour m'acquitter de ce devoir, lorsque j'avais appris qu'il voulait bien me faire l'honneur de m'attendre, et qu'alors je m'étais empressé de lui présenter mes respects.
Tout cela était traduit au bey par son interprète, mais il était facile de voir que l'explication ne le satisfaisait pas complètement : un taleb ami de l'héritier présomptif de la couronne, un taleb invité au mariage d'un prince du sang, un taleb montant un bateau à vapeur de deux cent vingt chevaux et le saluant, lui, de vingt et un coups de canon, qu'à tout hasard il avait rendus, et qu'il avait presque l'air de se reprocher, tout cela était bien nouveau, bien insolite, bien incroyable, et très certainement, sans Laporte, qui approuvait de la tête toutes les assertions que j'avançais, il n'eût pas cru.
Pendant ce temps, on nous apportait des pipes bourrées de latakié et du café parfumé à la rose.
Cependant, le garde des sceaux m'avait adressé la parole à son tour, voyant que le prince était tombé dans des réflexions que lui suggérait sans doute ce que je venais de lui dire, et je répondais de mon mieux, tout en ne perdant pas de vue le bey du camp, lequel avait de son côté entamé une conversation avec Laporte.
Tout à coup, je vis son visage s'assombrir, et il poussa un soupir qui pouvait passer pour un gémissement. Je le laissai un instant s'abandonner à sa tristesse, puis, profitant d'un moment de silence, et ne devinant pas quel nuage avait pu passer dans l'esprit de notre hôte illustre, je demandai ce qu'avait Son Altesse. « Son altesse est très inquiète, me répondit Laporte. -Et de quoi ? -On n'a pas de nouvelles de Son Altesse le bey régnant, parti comme vous le savez pour la France, et comme on a connaissance d'une grande tempête qui vient de bouleverser toute la Méditerranée, on craint qu'il ne lui soit arrivé malheur. »
Tout à coup, un éclair me traversa l'esprit. En quittant Alger, j'avais emporté un numéro de la Presse arrivé le jour même ; en partant le matin pour le Bardo, j'avais pris ce numéro pour le lire en route. Le numéro était resté dans ma poche, mais il me semblait bien que, dans le peu de lignes que j'en avais lues, il était question du bey de Tunis.
Je tirai vivement le numéro de ma poche. Je jetai les yeux aux nouvelles diverses, et je lus celle-ci : « Ce matin, le bey de Tunis est arrivé à Paris. Son Altesse, quoiqu'un peu fatiguée du voyage, jouit de la meilleure santé. » Je passai le journal à Laporte.
Le bey du camp m'avait regardé faire. La vivacité de mes mouvements préoccupe toujours les Orientaux. Ils ne peuvent rien deviner d'après nos gestes ; nos gestes vont plus vite que leur pensée.
Laporte lut, et d'un mouvement rapide il mit le journal sous les yeux du bey du camp, lui montra les deux lignes du doigt, en les lui traduisant en arabe en même temps. « Est-ce bien vrai ? demanda le bey, qui ne paraissait pas avoir confiance absolue dans les journaux. -C'est officiel, dit Laporte. -Et c'est le savant qui avait ce journal ? demanda encore le bey. -C'est le savant. » Il se tourna de mon côté, et sa figure prit un air de dignité parfaite. « Puisque tu es un savant, me dit-il, tu dois savoir une chose. -Laquelle, Altesse ? demandai-je en m'inclinant. -C'est que tout messager de bonne nouvelle a droit à une récompense équivalente à la nouvelle qu'il apporte. Ta nouvelle est précieuse, et, comme je ne sais rien de plus précieux que l'ordre illustre du Nisham, je t'annonce dès ce moment que mes premières paroles à mon cousin, après avoir salué sa bienvenue, seront pour lui demander de t'accorder cette faveur. Si je pouvais te l'accorder moi-même, je te l'accorderais à l'instant, mais c'est une prérogative du prince régnant. Dis-moi où tu demeures, et, si tu tardes seulement d'un mois à rentrer chez toi, tes serviteurs en rentrant attacheront à ton cou un gage de ma reconnaissance. »
Je trouvai la chose si bien offerte, que je fis comme de la lampe du scheik el Médine : j'acceptai.
Le garde des sceaux me demanda mon adresse, que je lui donnai. « Et maintenant, me dit le bey, crois-tu que mon cousin reste longtemps à Paris ? -Altesse, lui répondis-je, quand des visiteurs du rang de ton cousin viennent à Paris, Paris, comme Thèbes, a cent portes pour les laisser entrer, mais pas une pour les laisser sortir. » Ce compliment était assez oriental, comme on voit.
Sans doute le bey du camp ne trouva rien de plus arabe à me dire que ce que je venais de lui dire moi-même. Aussi me salua-t-il gracieusement.
Je pris le salut pour un congé, je chargeai notre patron de mettre mes respects aux pieds de Son Altesse, je tâchai d'harmoniser mon geste avec les paroles de mon interprète, et nous sortîmes, reconduits jusqu'à la porte par le garde des sceaux.
Pour en finir avec la promesse du bey, hâtons-nous de dire qu'en rentrant chez moi à Paris, rue de Joubert, je trouvai en effet entre les mains de mon secrétaire le Nisham promis, auquel, je l'avoue, je n'avais jamais cru et auquel surtout je ne songeais plus.
Le bey, le véritable bey, celui dont nous venions de parler, celui qui était en France, est un brave et excellent homme, cela soit dit sans faire aucun tort à celui qui venait de nous recevoir, et que nous trouvâmes d'une courtoisie parfaite.
Disons d'abord un mot de ce dernier, c'est-à-dire du bey du camp. Il se nomme Sidi Mohammed, il est cousin du bey actuel, et sera son héritier. L'hérédité est la loi fondamentale de la succession à Tunis ; seulement, comme dans tous les pays turcs, elle est soumise à bon nombre d'accidents, dont un des plus fréquents et des plus graves est l'envoi du cordon.
Son nom de bey du camp lui vient de ce qu'il parcourt la régence deux fois par an avec un petit corps d'armée pour percevoir les impôts ; ces impôts sont de la dixième partie du revenu. Pendant ses tournées, le bey du camp a, comme le bey véritable, droit de vie et de mort. Les revenus du bey de Tunis sont à peu près de vingt millions de francs.
Nous avons dit du bey régnant que c'était un excellent homme et un cœur généreux. Lors de l'inondation de la Loire, il donna 50 000 francs pour les inondés. Ben Hayat, son chargé d'affaires chez nous, son fermier général là-bas, se trouvait à Paris lors de la tentative d'assassinat de Lecomte sur le roi de France. Ben Hayat, aussitôt qu'il apprit que, par une faveur spéciale de la Providence, le roi avait échappé à ce septième ou huitième assassinat, Ben Hayat envoya 10 000 francs aux pauvres.
« C'est beaucoup, lui dit quelqu'un. -On ne compte pas avec Dieu, » répondit Ben Hayat.
Un des soldats de cette nouvelle armée de l'organisation de laquelle nous avons dit un mot fut, après qu'on lui eut rendu la liberté, repris de nouveau et forcé de rentrer au service. Il alla trouver le bey, ce qui, disons-le en passant, est la chose la plus facile de la terre.
« Altesse, lui dit-il, mon père était riche autrefois, et avait un grand nombre d'esclaves. Parmi ces esclaves, un fut distingué par l'intendant à cause de sa bonne conduite et la liberté lui fut rendue. Depuis, mon père tomba dans la misère et mourut. Moi qui lui survis, je suis obligé de travailler, et en travaillant du soir au matin, je gagne à peine pour vivre. Si j'avais cet esclave, je le ferais travailler pour moi, et, soulagé par son travail, j'aurais à la fois moins de fatigue et plus d'argent. Puis-je reprendre cet esclave ? -Non, répondit le bey, l'homme, une fois rendu par son maître à la liberté, doit demeurer libre éternellement. -Alors, répondit l'ex-soldat, comment se fait-il que toi, qui prêches si bien par la parole, tu prêches si mal par l'exemple ? »
Le bey fronça le sourcil, mais, comprenant qu'il y avait là quelqu'un de ces apologues qui sont la langue de l'Orient, il demanda l'explication de l'allégorie.
Le soldat la lui donna. « Tu es délivré à tout jamais du service, lui dit le bey, à moins cependant que tu ne veuilles y rentrer comme capitaine. »
Le soldat y rentra, et porte au cou à cette heure encore le croissant d'or, insigne de son grade.
Un autre de ses sujets va se plaindre à lui d'une injustice. Cette plainte portait sur un favori du bey. Le bey, sans écouter le plaignant, lui donne tort. Aussitôt le plaignant se met en prière.
« Que demandes-tu au prophète ? s'informe le bey. -Qu'il te juge comme tu m'as jugé, répond le plaignant. -Redis ta plainte, peut-être ai-je mal compris. »
Le plaignant redit sa plainte, et cette fois le bey lui donne raison.
Ni l'un ni l'autre de ces deux hommes ne connaît cependant l'histoire de ce Macédonien qui en appelait de Philippe endormi à Philippe éveillé.
Un homme de la plaine l'attend sur la route, et se jette à ses pieds.
« Qu'as-tu et que veux-tu ? demande le bey. -Hélas, Altesse, il vient de m'arriver un grand malheur. -Lequel ? -J'ai une pièce de terre qui confine à la pièce de terre d'un grand seigneur. -Eh bien ? -Eh bien ! hier, je labourais ma pièce de terre avec mes bœufs, et l'esclave du grand seigneur labourait la sienne avec ses bœufs aussi, quand, en dételant ma charrue, un de mes bœufs à moi fut saisi d'un grand vertige, et, courant sur les bœufs de mon voisin, en tua un d'un coup de corne. -Après ? demanda le bey. -Eh bien ! après, dit le paysan, le cadi a décidé que, puisque mon bœuf avait tué le bœuf de mon voisin, celui-ci avait le droit de prendre mon bœuf. -Et le jugement est plein de justice, dit le bey. -De sorte que tu le confirmes, Altesse ? -Oui. -Eh bien ! attends. -Quoi, demanda le bey, qui était pressé. -Je me suis trompé, dit l'homme de la plaine. -Comment cela ? -Oui, ta présence auguste m'a troublé ; c'est au contraire le bœuf de mon voisin qui a tué mon bœuf. -Ah ! -Et le cadi, au lieu de décider que j'avais le droit de prendre le bœuf de mon voisin, a déclaré au contraire qu'il ne me serait accordé aucune indemnité. -Et pourquoi cela ? -Parce que mon voisin, étant un très grand seigneur, était au-dessus de la justice. -Personne dans beylick, dit Sidi-Mohammed, n'est au-dessus de la justice. -Si fait, Altesse, il y a toi. -Comment moi ? -Oui, et c'est ton bœuf qui a tué le mien. -Alors c'est autre chose, dit le bey, je te donne non seulement le bœuf, mais l'attelage ; non seulement l'attelage, mais la pièce de terre qu'ils labouraient. »
Henri IV n'eût pas fait mieux.
Nous avons dit que le bey avait un excellent cœur. Aussi, comme César, le principal grief qu'on a contre lui, nous ne dirions pas dans ses états, mais dans son conseil, c'est son humanité.
Lorsqu'une condamnation capitale est prononcée par lui, ce qui est chose rare, la fièvre le prend, et il s'éloigne du lieu où l'exécution doit se faire, sentant lui-même que, s'il restait aux environs, il ne pourrait s'empêcher de faire grâce. Aussi les exécutions ne se font-elles plus au Bardo, comme c'était la coutume.
Un mot sur ce qu'étaient ces exécutions jusqu'à l'avènement au trône du bey actuel. Si le coupable était de race arabe, le bey le renvoyait par un teskeret au Doulatli, c'est-à-dire au justicier, en invitant celui-ci à faire pendre le condamné. L'exécution était immédiate : le patient était placé sur un âne, la tête tournée du côté de la queue, et, devant lui, le bourreau marchait en criant : « Voici un tel, condamné pour tel crime ; que le châtiment qu'il a mérité et qu'il va subir serve d'exemple. »
Puis, lorsqu'on l'avait promené ainsi par toute la ville, on le conduisait à une des portes de Tunis nommée Bab-el-Souika. Arrivé là, on lui passe une corde au cou, on le fait monter sur la porte, on attache l'autre extrémité de la corde à un créneau, et on le lance dans l'espace.
Bien peu d'exécutions s'accomplissent sans que la populace jette des pierres au bourreau. C'est surtout lorsque l'exécuteur appuie ses deux pieds sur les épaules du pendu pour compléter la strangulation, que les projectiles partent.
Les Européens, en général, n'assistent pas aux exécutions, de peur d'avoir leur part d'injures et de pierres. Au reste, le supplice de la strangulation est peu usité aujourd'hui, on y a substitué la décollation. Nous avons dit que la strangulation était à peu près tombée en désuétude, et qu'aujourd'hui la décollation lui avait été substituée. Le dernier coupable qui subit la peine du lacet, peine qu'il ne faut pas confondre avec la pendaison, le lacet étant réservé aux grands seigneurs et la pendaison aux coupables vulgaires, le dernier, disons-nous, qui subit la peine du lacet fut un Géorgien nommé El Chakir. Cette exécution eut lieu vers 1836 ou 1837.
Qu'on nous permette de donner quelques détails sur cette exécution. Nos lecteurs, nous en sommes certain, ne regretteront pas le temps qu'ils consacreront à cette lecture. El Chakir était un esclave géorgien qui avait été remarqué, pour son intelligence des chiffres, par Ben Hayat, fermier général du bey Hussein, oncle du bey régnant aujourd'hui. Ben Hayat avait accordé une attention d'autant plus grande aux dispositions arithmétiques d'El Chakir, que les finances de l'état avaient été mises dans le plus grand désordre par le bach mameluk chargé de ce département. El Chakir fut donc mis en avant par Ben Hayat et par plusieurs seigneurs tunisiens que Ben Hayat avait intéressés à la fortune de son protégé.
Les coffres de l'état étaient vides, avons-nous dit, et le crédit du bey dans un état déplorable ; on parlait tout bas de faire banqueroute. Ce n'était rien vis-à-vis des Juifs et des indigènes du pays, mais c'était grave vis-à-vis du commerce français, auquel il était dû deux millions.
Faire banqueroute à des Nazaréens, à des giaours, c'était chose humiliante pour de fidèles sectateurs du prophète.
Cette pensée alourdissait la tête du bey au moment où Ben Hayat entra chez lui. « Ton Altesse paraît préoccupée ? demanda Ben Hayat après les premiers compliments d'usage. » Le bey lui expliqua les motifs de sa préoccupation et la honte où le tenaient ces deux millions dus à des infidèles.
« N'est-ce que cela ? dit Ben Hayat. Un bey de Tunis doit allumer sa pipe quand il lui plaît avec un billet de deux millions. » Hussein répondit que, s'il avait un billet de deux millions, il ne s'en servirait pas pour allumer sa pipe, mais bien pour s'acquitter envers le commerce européen. « Ne faut-il que deux millions Ton Altesse pour mettre ta conscience en repos ? demanda Ben Hayat ; tu les auras demain. -Et qui me les donnera ? -Moi. -Toi ? -Oui, moi, et voici comment. Je vais t'envoyer 500 000 francs, heureux d'offrir cette bagatelle à mon souverain. Tu feras prévenir trois autres de tes grands de la permission que tu m'as donnée de mettre une portion de ma fortune à ta disposition, et ceux que tu préviendras s'empresseront, j'en suis sûr, de suivre mon exemple. »
Le bey remercia Ben Hayat en ouvrant de grands yeux : il ne comprenait pas très bien.
Comme il est permis à nos lecteurs de n'être pas plus habiles en cette circonstance que le bey Hussein, nous allons en deux mots lui expliquer la politique du Rothschild turc.
Ben Hayat était immensément riche, riche de biens patrimoniaux, riche des courses que faisaient les corsaires avant l'abolition de la piraterie. Les cinq cent mille francs qu'il offrait ne faisaient pas le dixième partie de sa fortune. Mais les cinq cents autres milles francs qu'il forçait trois familles de verser à son exemple dans les coffres de l'état, ou ruinaient ces familles rivales, ou tout au moins écornaient vigoureusement leur fortune. Or, un rival ruiné est un rival qui n'est plus à craindre. Si, d'un autre côté, ces familles refusaient de l'imiter et s'abstenaient de verser la même somme que lui, elles étaient bien autrement ruinées encore, car elles étaient ruinées dans l'esprit du bey.
Le lendemain, à midi, Hussein avait les deux millions. à une heure, le commerce européen était remboursé, et le bey pouvait passer la tête haute devant ces damnés giaours.
Il n'y avait pas moyen de refuser à un homme qui venait de rendre un pareil service à son seigneur la première grâce qu'il lui demanderait. La première grâce que demanda Ben Hayat au bey Hussein fut que son protégé, El Chakir, remplaçât le bach mameluk. Cette grâce lui fut accordée.
En effet, à peine au pouvoir, El Chakir donna sur presque tous les points des preuves d'une intelligence extraordinaire. Il rétablit les finances, il organisa une armée régulière, la première qu'eût vu s'établir la régence de Tunis.
Nous disons que sur presque tous les points il fit preuve d'intelligence. Sur un seul point il en manqua. Au lieu de se souvenir, dans la prospérité, de l'homme auquel il devait sa fortune, il fut ingrat ni plus ni moins que l'eût été un chrétien.
Il en résulta que l'on s'aperçut que El Chakir conspirait avec la Sublime Porte, chose dont on ne se fût peut-être pas aperçu sans son ingratitude. C'était juste au moment où le sultan menaçait son vassal Hussein d'une expédition contre Tunis.
El Chakir s'apercevait depuis quelques jours d'un refroidissement dans la manières de son gracieux maître ; aussi se gardait-il bien d'aller au Bardo, et se tenait-il prudemment chez lui, où il était bien sûr qu'on ne viendrait pas le chercher.
Tout à coup, la flotte française parut dans les eaux de Tunis. Cette flotte, commandée par l'amiral Lalande, venait donner au bey Hussein, notre allié, l'appui de son pavillon.
Une lettre de Hussein prévint El Chakir que, le lendemain, l'amiral français serait reçu à midi au Bardo, et l'invita à assister à la réception. Il était difficile d'échapper à une pareille solennité. El Chakir s'informa près de l'amiral si le rendez-vous était bien réel. La lettre du bey ne disait que l'exacte vérité. à midi, en effet, El Chakir entrait par une porte et l'amiral Lalande par l'autre. On fit passer l'amiral Lalande dans une chambre, où on le pria d'attendre. Au bout d'une heure d'attente, l'amiral Lalande crut que le bey l'avait oublié, et lui fit rafraîchir la mémoire par un boab. Hussein était un homme bien élevé. Il comprit qu'on ne faisait pas attendre ainsi un amiral français sans lui donner une raison.
L'amiral Lalande vit donc entrer son collègue, Assaunah Monali, amiral de la flotte tunisienne, lequel, avec une politesse parfaite, l'invita, au nom de son maître, à prendre patience, son maître terminant en ce moment même une petite affaire de famille.
Voyons ce que c'était que cette petite affaire de famille que terminait le bey Hussein. à peine introduit au Bardo, El Chakir avait vu les portes du palais se refermer derrière lui. Dès ce moment, il avait compris que tout était fini pour lui. Néanmoins, comme c'était un homme d'un grand courage, aucune altération ne parut sur ses traits.
Il fut introduit dans la chambre du conseil. Tout le divan y était assemblé. Il s'avança vers le bey Hussein pour lui adresser le salut d'usage, mais celui-ci lui fit signe de la main de demeurer où il était.
Alors le bey Hussein l'accusa hautement d'avoir conspiré contre lui avec la Sublime Porte, et demanda à tous ceux qui l'entouraient quelle peine méritait un homme coupable d'une pareille ingratitude.
Il va sans dire que tous opinèrent pour la mort. « Qu'il en soit donc ainsi, dit le bey. » El Chakir n'essaya pas même de se défendre : il avait vu d'avance qu'il était condamné. L'ordre de procéder à l'exécution fut donné à l'instant même.
El Chakir se déclara prêt à mourir, mais demanda que trois grâces lui fussent accordées. La première, de faire sa prière afin de se réconcilier avec le Seigneur, si le Seigneur avait détourné sa face de lui. La seconde, de pisser avant l'exécution afin que sa mort fût exempte d'un incident ridicule qui se présente d'ordinaire dans la strangulation. La troisième, de savonner lui-même le cordon avec lequel il devait être étranglé, afin que, le cordon glissant convenablement, la strangulation fût plus prompte. Ces trois grâces lui furent accordées.
Sa prière fut faite avec une durée convenable. Il sortit entre quatre gardes, et rentra après avoir accompli ce qu'il était allé faire dehors.
Enfin, le cordon qui devait l'étrangler lui ayant été remis, il le savonna avec un soin tout particulier. « Ne touchez pas à la hache, » avait dit Charles Ier, s'interrompant de son discours pour faire cette observation importante au bourreau. Cinq minutes après, le cordon mis en état par lui-même, El Chakir était étranglé.
C'était cette petite affaire de famille que terminait le bey Hussein. Affaire de famille, en effet, puisqu'El Chakir était son gendre. El Chakir étranglé, monsieur de Lalande fut introduit. Avant de mourir, El Chakir avait donné un exemple d'ordre bien remarquable. Il avait ôté de son doigt un diamant de cent cinquante grains. Il avait détaché de son cou et de sa poitrine les décorations en diamants qui y étaient suspendues ou attachées. Il avait fait glisser de son épaule au-delà de sa main un brassard renfermant une douzaine de diamants non montés de la force de celui qu'il portait au doigt. Et il avait remis le tout au trésorier du bey. Il sortit donc du pouvoir comme il y était entré, pauvre et nu.
Nous avons dit que la strangulation était tombée à peu près en désuétude, et qu'aujourd'hui la décollation lui avait succédé. Disons d'abord comment l'arrêt se rend ; nous dirons ensuite comment il s'exécute. Le coupable est conduit devant le bey. L'interrogatoire ne dure jamais que dix minutes, ou un quart d'heure. L'oncle du bey actuel prétendait que dix minutes ou un quart d'heure lui avaient toujours suffi pour savoir si un homme était coupable ou innocent.
Le bey, convaincu de la culpabilité de l'accusé, se contente de faire un mouvement horizontal avec la main déployée, en prononçant le mot kiss. La chose est comprise.
Les boabs, ils sont ordinairement deux , s'emparent aussitôt du condamné, et l'emmènent hors du Bardo. Pendant la sortie du palais, toute cette population de marchands dont nous avons parlé se précipite sur le patient et tâche d'attraper un morceau de son burnous, de son caftan ou de ses culottes, chaque relique de ce genre équivalant dans leurs idées à un bout de corde de pendu, c'est-à-dire devant porter bonheur à celui qui la conserve soigneusement. Il en résulte que le condamné sort du Bardo à peu près nu. Arrivé au lieu de l'exécution, on bande les yeux au patient, on le fait mettre à genoux, et on l'invite à dire sa prière. à un signe du boab, son aide pique de son poignard le condamné au côté droit. Par un mouvement naturel, celui-ci incline aussitôt la tête sur l'épaule droite ; le boab saisit le moment, et, d'un coup de yatagan, sépare la tête du corps.
Dans une portion de l'Algérie, la peine du talion est encore adoptée. Cependant elle s'exécute rarement, surtout quand les parents de la victime sont pauvres. Ils acceptent alors ce qu'on appelle le Dia, c'est-à-dire l'échange, laissant à Dieu le soin de punir le coupable dans l'autre monde, et acceptant le prix du sang dans celui-ci.
Cependant, quelque chose de pareil aux vengeances des anciens jours eut lieu à Mascara en 1838. Deux enfants de familles ennemies se disputaient dans la rue. Les deux pères sortent, prennent fait et cause pour les enfants, et se disputent à leur tour. L'un des deux disputeurs tire son couteau, frappe son adversaire de cinq coups de couteau, et le tue. On le prend, on le mène chez le cadi, on ouvre le livre de la loi, et on lit ces mots :

ô vous qui croyez, la loi du talion vous a été imposée, à tous les portiers du Bardo, portiers terribles qui deviennent au besoin des bourreaux, l'homme libre pour l'homme libre, l'esclave pour l'esclave, la femme pour la femme.

En conséquence, le cadi condamne l'assassin à recevoir cinq coups de couteau au même endroit où il les a donnés, et, pour qu'il n'y ait pas de fraude, il marque les endroits.
Puis il dit au plus proche parent de la victime, qui était son frère : « La loi te le donne, va le tuer sur la place. » Le frère emmena le patient, conduit par quatre chiaouchs. Puis, arrivé sur la place, il lui donna de sa main cinq coups de couteau aux endroits indiqués.
à chaque coup, le patient disait : « C'est Dieu qui me tue, et non pas toi. » Cette réponse éternelle de la parole au fer exaspéra le frère au point que, voyant qu'au cinquième coup le patient n'était pas mort, il voulut lui en donner un sixième, mais le peuple s'y opposa.
Le patient, percé de cinq coups de couteau, perdant son sang par ses cinq blessures, fut tiré des mains du bourreau amateur, et porté chez monsieur Warnier, officier de santé du consulat, qui reconnut qu'aucune des blessures n'était mortelle. « Oh ! s'écria le blessé en s'évanouissant, si la médecine des chrétiens me guérit, comme je me vengerai ! »
Autrefois, à ce triple genre de supplice, il fallait ajouter celui des femmes adultères, que l'on jetait au lac enfermées dans un sac avec un chat, un coq et une vipère.
Monsieur de Lesseps père, étant consul à Tunis, fit autrefois abolir cet usage, et obtint que les pauvres pécheresses fussent purement et simplement déportées à l'île de Kerkennah. Nous parlerons de cette île en son lieu et place.
Donc, aujourd'hui que le châtiment de simple déportation est substitué au supplice de la noyade, quand une femme est surprise par son mari en flagrant délit d'adultère, qu'elle est convaincue et condamnée, voici comment les choses se passent : on les lie sur un âne, le visage tourné vers la queue de l'animal. On leur attache sur les cuisses un coq et un chat, les exemptant de la vipère, dont la morsure pourrait être mortelle. On leur barbouille la figure avec du charbon pilé, et on les force à dire de minute en minute : « Voilà le châtiment qui attend les femmes qui feront comme moi. » Puis on les conduit à l'île de Kerkennah.
Maintenant, puisque nous en sommes à la femme arabe, parlons un peu d'elle.

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