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Chapitre XXIV
La femme arabe

La femme arabe tient une grande place dans la vie de l'Arabe, et surtout de l'Arabe nomade. Plus elle se rapproche des villes, et par conséquent de la civilisation turque, plus la femme perd de son importance.
Mahomet, qui avait une connaissance parfaite du peuple qu'il entreprenait de civiliser, Mahomet promit aux véritables croyants un paradis tout sensuel, embelli encore pour ceux qui meurent en combattant les chrétiens : celui-là retrouvera, outre les houris qui sont la récompense de tous, les femmes qu'il aura le plus aimées, ses chevaux les plus favoris, ses chiens les plus fidèles.
Le musulman a le droit d'épouser quatre femmes ; quant aux concubines, il en peut prendre autant qu'il peut en nourrir.
L'Arabe peut, en outre, divorcer autant de fois qu'il lui plaît. à Mascara, on avait mémoire d'un homme du Maroc, nommé Sidi-Mohammed-Ben-Abdallah, qui avait quatre-vingt-dix ans et avait épousé quatre-vingt-dix femmes. Il en avait eu une cinquantaine d'enfants, dont trente-six vivaient encore.
Les femmes arabes sont esclaves de la vie intérieure, et ne sortent jamais que voilées. Jamais on ne demande à un Arabe des nouvelles de sa femme, ce serait l'insulter. On lui demande : « Comment va ta maison, ta tante, ton aïeule ? » Mais de sa femme, nous le répétons, pas un mot.
Plus l'Arabe a de femmes, plus il est riche. L'une trait les vaches, les brebis et les chamelles ; l'autre va au bois et à l'eau, pourvoit aux soins de la tente et de la maison ; la dernière épousée, et par conséquent la plus chérie, jouit de la vie avec moins de fatigue que les autres, tant que l'amour de son mari fait une exception en sa faveur ; enfin la plus âgée des quatre a l'inspection générale du ménage. On a dit que la femme arabe n'était point une femme, mais une femelle.
C'est vrai et ce n'est pas vrai. Pour les esprits superficiels qui confondent les races, la femme mauresque, la femme des villes, est une femelle, oui, sauf encore quelques observations. La femme arabe, la femme de la tente, la femme nomade, est une véritable femme.
Occupons-nous d'abord de la femme mauresque, c'est-à-dire de la femelle. La femme mauresque est en général d'une beauté étrange, mais saisissante. Elle a le teint blanc et mat comme du lait, les yeux grands et noirs, la taille un peu forte et disposée à grossir à mesure qu'elle avance en âge, les bras et les mains charmants, la gorge médiocre. Comme les femmes du désert, au reste, elles ne conservent que leurs cheveux et ont le reste du corps épilé.
Nous avons dit que la femme mauresque était une femelle mais une femme coquette, coquette comme la chatte, comme l'hermine, comme la souris. En effet, comme elle n'a rien à faire, elle est constamment occupée de sa toilette, qu'elle achève et recommence sans cesse tout en buvant du café, tout en fumant du maggioun. Cette toilette consiste à peigner leurs cheveux, à peindre leurs paupières, leurs sourcils, leurs ongles, la paume de leurs mains, la plante de leurs pieds, et à se mettre des mouches. Cette toilette est d'autant plus éphémère qu'elles se lavent trois ou quatre fois par jour. Elles se lissent les cheveux avec des peignes pareils aux nôtres, qu'elles tirent d'Europe, et qui sont les mêmes avec lesquels elles se coiffent. Ces peignes viennent d'Espagne, à ce que je crois. Elles se teignent l'épaisseur des paupières avec du khol, c'est-à-dire avec de l'alkifou, des perles brûlées, des lézards et autres animaux cabalistiques réduits en poudre.
Cette poudre est enfermée dans un petit flacon de bois, d'argent ou d'or, selon la fortune de la femme. Une allumette parfaitement arrondie plonge dans cette poudre. La femme pince l'allumette avec sa paupière, tire l'allumette de droite à gauche pour l'œil gauche, de gauche à droite pour l'œil droit, et laisse sur l'épaisseur de la paupière une teinture noire qui agrandit l'œil et lui donne un brillant inconnu et qui a quelque chose de sauvage.
Elles se teignent les sourcils avec de l'encre de la Chine : ils acquièrent ainsi une régularité parfaite. Aussi un amant poète dit-il des sourcils de sa maîtresse :

Les sourcils de ma bien-aimée
sont deux traits de plume
tracés d'une main assurée.

Elles se teignent les ongles, la plante des pieds et la paume des mains avec du hennah ; les ongles, la plante des pieds et la paume des mains prennent alors la couleur d'une brique presque noire. C'est ce qu'il y a de moins beau dans tout cet enluminage. Quant à l'épilation, elle se fait tous les mois à l'aide d'une pommade que les femmes mauresques composent elles-mêmes, et dans laquelle entrent à grande dose l'orpiment et le savon noir. Lorsque le jour de cette petite opération est venu, elles se frottent avec cette pommade et se mettent au bain ; au bout d'une minute, le spécifique a opéré, et le poil tombe au simple toucher.
Tant que les femmes maures ou arabes sont jeunes et belles, cette excentricité leur sied à merveille, en leur donnant l'apparence de statues de marbre antique. La vieillesse et les enfants doivent apporter, comme on le comprend, de grandes modifications dans cette beauté toute particulière.
Leurs vêtements sont en général une chemise très claire, à travers laquelle on voit le sein, un pantalon large de soie rouge, bleue ou verte, brodé d'or, pantalon qui ne tombe qu'au genou ; les jambes restent nues ; les pieds sont chaussés de pantoufles de velours brodé, qui chez les femmes au repos sont presque toujours égarées autour d'elles.
Les Mauresques riches se font des coiffures avec des colliers, des bracelets et des pièces d'or. J'ai vu des Mauresques porter sur elles de cette façon deux ou trois cents maboules . Dépouillées de tous leurs vêtements, elles conservent, même dans l'intimité la plus tendre et la plus étroite, les ornements que je viens de dire. Les femmes d'une fortune médiocre substituent l'argent à l'or. Les femmes pauvres ont trouvé, à mon avis, une parure qui vaut bien l'or et l'argent. Elles prennent des boutons d'oranger, les enfilent avec de la soie, et s'en font des parures de tête, des colliers, des bracelets de bras et de jambes. Au reste, parées d'or, d'argent ou de fleurs d'oranger, les Mauresques sont de véritables cassolettes à parfums. Il va sans dire qu'arabes ou mauresques, les femmes africaines ne savent ni lire ni écrire, et que les chants qu'elles répètent sont des chants appris par cœur.
Quand nous avons parlé des femmes espagnoles, nous avons consigné chez presque toutes un défaut charmant. Ce serait une grande injustice de faire le même reproche aux femmes mauresques ou arabes. Nous retrouverons la femme mauresque dans les bals de Constantine et d'Alger.
Passons à la femme arabe, qui ne donne pas de bals. Autant la vie de la femme des villes est matérielle et animale, autant celle de la femme nomade est immatérielle et poétique. Celle-là mange à peine quelques dattes, boit rarement quelques gouttes d'eau ; celle-là est tout entière aux plaisirs de l'imagination.
La femme arabe se nourrit donc de poésies, surtout les poésies que son amant fait pour elle, des poésies qu'elle fait pour son amant. Voici un échantillon de ces poésies.

L'AMANT à SA MAîTRESSE

Tes lèvres sont vermeilles comme le hennah,
Tes dents comme de l'ivoire poli.
Ton cou, c'est un drapeau
Qui se dresse au jour du combat.
Les seins de ta poitrine
Sont comme de l'argent mat.
Ton corps, c'est de la neige,
De la neige qui tombe en sa saison.

Ta taille est comme les minarets d'une ville,
Les minarets de marbre blanc.
Le plus distrait la voit de loin,
La regarde avec des yeux humides.
Quand tu marches, tu ressembles
Au roseau balancé par le vent.
Tes yeux sont la bouche d'un fusil,
Ils assassinent comme la poudre.

LA MAîTRESSE à SON AMANT

Mon bien-aimé, mon cœur t'aime et mes yeux te cherchent.
Quand le vent vient du côté du douar que tu habites, mon sommeil s'embellit et je me lève plus heureuse.
J'aime à t'apercevoir ! Suis-je assise sous ma tente, quand tu passes sur ta jument blanche, Merien, qui porte une selle en fil d'or, de mes yeux glissent deux perles légères. Tu agites ta main pour ton adieu. Mon regard te dit : Quand le retour ?

Rien de distingué comme le langage de la femme arabe, vivant sans cesse dans le monde des fictions. C'est elle qui entraîne son amant ou son mari aux actes passionnés qui ont fait la réputation de nos chevaliers du Moyen âge. L'Arabe du désert est encore l'Arabe du treizième ou du quatorzième siècle, c'est-à-dire l'homme des hasardeux tournois et des folles entreprises.
En 1825, quand le bey Hussein commandait la province d'Oran, il vint, pour faire rentrer les impôts, asseoir son camp sur les bords de la Mina.
Un jeune homme de la tribu des Mohal, nommé Hamoud, aimait éperdument une jeune Arabe nommée Yamina. Tout était prêt et convenu pour leur mariage, quand tout à coup, à la vue du camp de Hussein, Yamina déclare à son amant qu'elle ne l'épousera pas si au dîner de ses noces elle ne boit dans la tasse d'argent du bey.
La tasse d'argent est le meuble indispensable du cavalier arabe. Elle a la forme d'un bol auquel on aurait ajouté une anse : à cette anse, est attaché un cordonnet rouge ou vert de quatre pieds de long. En traversant une rivière à gué, et même en franchissant un torrent au galop, le cavalier remplit d'eau sa tasse d'argent ; puis, par un mouvement de rotation si rapide que pas une goutte du liquide contenu dans la tasse ne tombe à terre, il rafraîchit ce liquide comme ferait le meilleur alcariaza d'Espagne.
Ceci posé pour les tasses en général, revenons à la tasse du bey Hussein. Yamina avait donc déclaré à Hamoud qu'elle ne se marierait avec lui que si, au repas de ses noces, il lui offrait à boire dans la tasse du bey Hussein. Hamoud ne s'étonna aucunement de ce caprice, qu'il trouva tout naturel, et, la nuit venue, il se déshabilla, du côté de la rivière opposé à celui où était le camp, ne gardant que sa ceinture de course et son moun.
Le moun est un charmant petit couteau arabe à la lame tranchante, au manche incrusté de corail, et avec lequel les Bédouins achèvent de nous couper la tête, comme faisaient nos bourreaux du Moyen âge quand l'épée n'avait pas fait son œuvre du premier coup.
Pourquoi Hamoud s'était-il mis nu ? D'abord parce qu'un homme nu à la peau cuivrée ne se distingue pas dans la nuit, ensuite parce que les chiens, explique qui voudra ou qui pourra ce fait de notoriété incontestable chez les Arabes, ensuite parce que les chiens n'aboient pas après un homme nu.
Hamoud se mit donc nu, à l'exception de sa ceinture de course qu'il serra, prit son couteau à la main pour être prêt à l'attaque comme à la défense, traversa la rivière, et, se couchant à plat ventre, rampa comme un serpent entre les bâts qui d'ordinaire sont placés autour de la tente principale.
Tout à coup un homme sort de cette tente. Hamoud se glisse sous un bât, l'homme vient s'asseoir juste sur le bât qui cache Hamoud, qui reconnaît dans cet homme le chiaouch du bey. Hamoud retient son souffle, et demeure immobile. Le chiaouch allume sa pipe, fume sa pipe, et en vide le culot brûlant sur les reins d'Hamoud.
Hamoud, impassible comme un Spartiate, laisse le feu s'éteindre, laisse le chiaouch se lever, laisse son ombre s'éloigner et disparaître, puis, quand elle a disparu, continue son chemin vers la tente du bey.
Là, il respire un instant, soulève la tête, s'aperçoit que le bey dort, que tout dort autour du bey, entre en rampant, s'empare de la tasse, et sort en rampant.
Ne dirait-on pas l'aventure de David et de SaĆ¼l ?
Arrivé de l'autre côté de la rivière, Hamoud se relève et crie : « Oh ! les Turcs, entrez donc dans la tente du bey Hussein, et demandez-lui ce qu'il a fait de sa tasse d'argent. » Ce mouvement d'orgueil faillit perdre Hamoud.
Les sentinelles s'éveillent, courent à la tente du bey, s'aperçoivent que la tasse est volée, et font à tout hasard feu dans la direction où ils ont entendu la voix.
Hamoud se rhabillait, une balle perdue lui casse la jambe. La surprise, encore plus que la douleur, lui arrache un cri. Les Turcs traversent la rivière et trouvent Hamoud étendu dans son sang. On amène le jeune Arabe devant le bey Hussein, qui lui demande l'explication de ce vol, et surtout de cette témérité. Alors Hamoud raconte ses amours avec Yamina, et le désir de sa maîtresse de boire dans la tasse du bey.
Le bey donne deux cents douros à Hamoud, lui fait cadeau de la tasse, et, après l'avoir fait panser par son propre chirurgien, le fait reporter chez lui.
Trois mois après, le repas de noces eut lieu, et Yamina, comme l'avait désiré, désir qui avait failli coûter si cher au pauvre Hamoud, et Yamina but dans la tasse d'argent du bey Hussein.
La femme arabe, que cette petite anecdote peint assez bien dans ses terribles et poétiques fantaisies, la femme arabe ne s'occupe d'elle-même que pour plaire à son mari, c'est pour son mari qu'elle est coquette.
Il va sans dire que, si elle devient amoureuse d'un autre, c'est vers son amant que se tournent toutes ses pensées ; pour son amant, elle s'expose aux plus grands dangers ; aussi son amant est-il toujours, à ses yeux du moins, le plus hardi cavalier, les plus intrépide combattant, le plus opiniâtre chasseur.
Au reste, comme la passion chez l'homme est au moins égale à la passion chez la femme, si la femme résiste ou n'aime pas, et si elle résiste c'est qu'elle n'aime pas, l'Arabe s'en venge par le fer : un Arabe amoureux possède l'objet de son amour ou le tue.
Il va sans dire que, si le mari est jaloux, la tradition d'Othello, si terrible qu'elle soit, est encore moins terrible que la réalité. Mais presque toujours, la ruse est plus grande encore que la jalousie.
Malgré les sacs de cuir, malgré les coups de poignard, malgré les strangulations, le peuple arabe est, de tous les peuples, celui où l'adultère est le plus commun.
Souvent l'Arabe est amoureux sans avoir jamais vu l'objet de son amour. Il en est amoureux sur sa tournure, sur sa réputation de beauté, sur les renseignements que lui a donnés quelque marchande de bijoux qui a vu sans voile la merveille du désert.
Alors l'amant envoie à celle dont il convoite l'amour une adjouza. L'adjouza est l'entremetteuse du Sahara et du Sahel, elle pénètre jusqu'à la jeune fille, et expose la passion de son protégé.
Comme les hommes marchent à visage découvert, les hommes sont connus des femmes. L'adjouza annonce donc à celle qu'elle veut séduire qu'un tel, fils d'un tel, est amoureux d'elle ; que c'est lui, ce chasseur fameux qui a tué un lion ; que c'est lui, ce cavalier hardi qui a dompté tel cheval réputé indomptable ; que c'est lui, cet intrépide combattant qui a tué tant d'ennemis dans la dernière rencontre.
Puis, si l'amant est riche, et qu'il l'ait chargée de faire des cadeaux à sa bien-aimée, l'adjouza fait alors briller aux yeux de la jeune fille des colliers, les kourrais , et même l'or monnayé.
Il n'y a pas de honte pour les femmes arabes à recevoir. Si la femme accepte cet amour, elle a trois façons de donner ses rendez-vous : à la fontaine, sous la tente, ou dans l'atouche.
Si c'est à la fontaine, où sont toujours huit ou dix femmes, l'amant vient accompagné de ses meilleurs amis, qui le soutiendront si par hasard son entreprise éveille quelque danger. Alors femmes et amis se comprennent, ils forment un cordon de société ; les deux amants s'éloignent, et disparaissent derrière les premiers rochers, dans le premier bois, sous les premières broussailles.
Si c'est dans la tente, toujours séparée en deux compartiments, chambre des hommes, chambre des femmes, la maîtresse prévient l'amant de l'heure à laquelle son mari a l'habitude de la renvoyer, et alors, par une nuit obscure, l'amant, toujours accompagné de ses amis, armés comme pour une expédition, se glisse sous la tente entre les piquets, et pénètre au milieu des femmes, qui gardent dans cette circonstance comme dans l'autre le secret le plus religieux.
Si c'est dans l'atouche – on appelle atouche l'espèce de boîte portée à dos de chameau dans laquelle, pendant les déménagements, la femme voyage –, si c'est dans l'atouche, disons-nous, l'amant donne à un de ses amis son cheval et ses vêtements : l'ami caracole au loin, et, tandis que le mari, trompé par la ressemblance, le suit des yeux, l'amant, caché sous des habits grossiers, se mêle aux serviteurs, s'approche peu à peu de la chamelle qui porte sa maîtresse, et, aidé par elle, profite du premier moment favorable pour se glisser dans l'atouche.
Il va sans dire que les amants surpris ainsi sont tués à l'instant même à coups de fusil et de pistolet.
La femme arabe, du moment où elle aime, ne résiste pas. Au contraire, elle va au-devant des désirs de son amant, et concourt à leur accomplissement par tous les moyens qui sont à sa disposition.
Maintenant, la femme est-elle vertueuse, ou plutôt n'aime-t-elle pas et refuse-t-elle, l'amant jure par la tête du prophète qu'elle sera à lui ou qu'il la tuera. Ce serment fait, il choisit une nuit pluvieuse afin que la surveillance soit moins grande ; se fait, comme dans ses rendez-vous d'amour, accompagner par ses amis, se glisse sous la tente, tire à sa maîtresse un coup de pistolet à bout portant, la frappe de son poignard, ou lui coupe un sein, le nez ou les oreilles. Au cri poussé par la victime, on s'éveille, on court ; mais on arrive toujours trop tard : le meurtrier a disparu.
Quelquefois, au serment prononcé par l'amant et qu'il fait toujours connaître à sa maîtresse, celle-ci répond en le dénonçant à son mari, à ses frères, à ses cousins. Alors une garde permanente s'organise autour de la personne menacée, alors l'assassinat devient une rencontre, la rencontre une boucherie.
Parfois la femme pousse le romanesque jusqu'à porter son amant à cette extrémité. Puis, lorsqu'il paraît, elle lui dit que son refus était pour l'éprouver : elle lui tend les bras, et les projets de vengeance se changent en une nuit d'amour.
La loi ordonne à tout musulman de prendre chaque nuit une de ses femmes près de lui, chaque femme a son tour, et l'oubli de ce devoir conjugal a souvent, dès le lendemain même de la nuit où la femme avait eu à s'en plaindre, amené une demande en divorce.
Au reste, la femme mauresque ou arabe présente cette différence avec la femme européenne, qu'elle admet sans conteste que l'homme lui est supérieur et qu'elle lui doit la soumission ; cependant une menace ou même un manque de procédés non mérité amène souvent sa vengeance.
Khadidja, la fille du bey d'Oran, avait un amant nommé Bougrada. Un jour, Bougrada vint chez sa maîtresse et lui donna à entendre que, quoiqu'elle fût fille du bey, elle était à sa disposition, et qu'il pourrait la perdre si la fantaisie lui en prenait.
« Tu as tort de me dire une pareille chose, répondit Khadidja, je ne te crains pas ; sache, au contraire, que c'est nous autres femmes qui donnons, quand il nous plaît, ou la vie ou la mort. -Bah ! répondit Bougrada, Dieu seul a ce pouvoir. »
à peine avait-il laissé échapper ces mots, qu'on entendit dans la galerie supérieure les pas du bey Osman qui, étant très gros, marchait lourdement. Bougrada eut peur : surpris par Osman, il y allait pour lui de la tête. Mais Khadidja, sans se troubler, fit cacher son amant dans un grand coffre de nacre et d'écaille qui se trouvait dans sa chambre.
Le bey entra, et, comme il cherchait un endroit où s'asseoir, Khadidja lui indiqua le coffre. Le bey s'assit dessus, et se mit à causer et à badiner avec sa fille, qu'il aimait beaucoup.
Tout à coup, Khadidja changea la conversation, et, montrant à son père un superbe yatagan enfermé dans un fourreau d'or qu'il portait à sa ceinture : « Est-ce vrai, mon père, dit-elle, que votre yatagan coupe le fer ? -Sans doute, répondit celui-ci. -Je n'en crois rien, fit Khadidja, et je vous donne deux coups, non pas pour couper du fer, mais pour faire sauter le couvercle de mon coffre. -Je n'en demande qu'un, » répondit le bey en se levant et en s'apprêtant à soutenir son défi.
Mais Khadidja arrêta son bras déjà levé. « Bien, bien, dit-elle en riant, je te crois sur parole, mon père, ne mutile donc pas mon beau coffre qui me vient de Tunis. » Le bey remit son yatagan au fourreau, et, dix minutes après, sortit.
Alors la jeune fille tira Bougrada à demi mort de son coffre, et lui dit : « ô mes yeux ! ô mon cœur ! sois plus sage désormais, et ne nie plus à l'avenir la toute-puissance des femmes. »

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