Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
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Chapitre III
En rade

A six heures et demie du soir, c'est-à-dire à la nuit close, nous jetâmes l'ancre à une demi-lieue à peu près de Tanger. Il ne fallait pas songer à y entrer le même soir, aussi, à l'annonce que le dîner était servi, descendîmes-nous dans la salle à manger sans difficulté aucune.
En sentant le mouvement cesser ou devenir presque insensible, Giraud sortit de sa cabine du pont, et Maquet se hasarda hors de la cabine du grand carré. Moins Alexandre, nous nous trouvâmes donc au grand complet. Le lieutenant Vial dînait avec nous, l'habitude du capitaine étant d'inviter chaque jour, à déjeuner et à dîner, un de ses officiers à tour de rôle.
à déjeuner, Desbarolles et moi avions seuls tenu bon, Boulanger s'était levé au rôti, et était allé faire un tour sur le pont. Quant à Giraud et à Maquet, comme Brutus et Cassius, ils avaient brillé par leur absence. Giraud avait demandé des comestibles à l'huile et au vinaigre, Maquet avait demandé du thé.
Vous pouvez suivre la gradation, Madame, de moi à Maquet en passant par Boulanger.
Le souper était donc joyeux. Les crudités avaient creusé Giraud ; le thé avait affaibli Maquet ; Boulanger, qui n'avait déjeuné qu'à moitié, entassait sur son dîner incomplet ce qui lui revenait de son déjeuner ; chacun faisait de son mieux honneur à la table du capitaine, qui, bonne en réalité, nous semblait exquise par comparaison.
Au dessert, le qui-vive de l'officier de quart retentit sur le pont, et l'on vint nous annoncer la visite du chancelier français à Tanger.
Le chancelier était accompagné, nous dit-on, d'un de nos amis qui, apprenant notre arrivée en rade, s'était empressé de nous venir serrer la main.
Un de nos amis à Tanger, comprenez-vous, Madame ? Ainsi, en mettant le pied sur la côte du Maroc, ce n'était pas un Juif que nous allions voir, c'était un chrétien, et un chrétien de nos amis.
J'ai dit quelque part que j'avais de par le monde trente mille amis au moins. Vous voyez bien, Madame, que je n'ai point exagéré : il faut avoir au moins trente mille amis disséminés de par le monde, pour en trouver un ainsi tout grouillant, en arrivant à Tanger.
Nous attendions, la bouche béante et les yeux écarquillés, lorsque nous vîmes entrer le chancelier du consulat. Derrière lui, brillait, épanouie, la figure ouverte de Couturier.
Vous vous rappelez Couturier, Madame, notre hôte de Grenade , que nous avions laissé place des Cuchilleros, en face de cette fatale maison Contrairas d'où était partie la fameuse pierre qui avait failli substituer la dynastie des Dumas à la dynastie des Muhammed.
Eh bien ! c'était lui, lui que nous croyions dévoré à cette heure, et qui n'était qu'exilé, et même, il faut le dire, exilé volontaire. Monsieur Duchâteau, notre consul à Tanger, connaissant son talent sur le daguerréotype, lui avait fait offrir de le suivre au Maroc. Couturier avait pris ses boîtes et ses plaques, et était accouru. Seulement, il était arrivé deux jours après le départ de l'Achéron, qui devait venir le reprendre, et qu'il attendait d'un moment à l'autre. Il connaissait déjà Tanger aussi bien que Grenade, et se chargeait de nous en faire les honneurs.
Le chancelier, monsieur Florat, venait nous faire toutes les offres de service. Tanger étant une des stations habituelles du Véloce, le capitaine et monsieur Florat étaient de vieilles connaissances. Comme c'était à Tanger que le capitaine avait reçu l'ordre de venir nous prendre sur la côte d'Espagne, on s'était douté, en reconnaissant son bâtiment au large, qu'il nous ramenait, et voilà comment, le bruit de notre arrivée s'étant répandu dans la ville, Couturier était venu nous surprendre au moment où, il faut l'avouer, nous étions loin de songer à lui.
Monsieur Florat était grand chasseur. J'avais fort entendu parler des chasses d'Afrique ; je m'informai auprès de lui s'il n'y avait pas moyen d'en organiser une pour le lendemain ou le surlendemain. Boulanger et Giraud, qui n'ont jamais été bons chasseurs, même autrefois, restaient, en ce cas, avec Couturier, et faisaient merveille dans la ville avec le crayon et le pinceau.
C'était une grande affaire qu'une chasse dans l'intérieur du pays, surtout pour des chrétiens ; mais enfin, monsieur Florat promit de s'informer et de nous rendre réponse le lendemain.
Nous remontâmes tous ensemble sur le pont ; un janissaire les avait accompagnés, un bâton d'une main, une lanterne de l'autre.
Certainement, les agents consulaires sont inviolables, comme les députés, et à la rigueur ils pourraient se passer d'un janissaire ; mais le fait est qu'ils ne s'en passent pas. Celui qui accompagnait ces messieurs avait l'air fort misérable, et l'on ne se serait pas douté, à voir son costume, qu'il remplissait les fonctions de protecteur près de deux hommes qui ne l'eussent certes pas trouvé assez propre pour en faire leur domestique. Mais que voulez-vous, Madame, au Maroc comme au Maroc. La chose était ainsi ! Au reste, c'était un fort brave homme. Si vous allez jamais à Tanger, je vous demande votre pratique pour lui. Il s'appelle El-Arbi-Bernat : voilà pour le nom. Il est borgne : voilà pour le signalement.
Ah ! un autre renseignement, si les deux que je vous donne ne suffisaient pas : dans ses moments perdus, il est bourreau.
Ces messieurs ne voulurent point rester avec nous trop tard. Comme représentant du gouvernement français, monsieur Florat pouvait se faire ouvrir les portes à toute heure, mais il préférait ne pas user de ce pouvoir.
à neuf heures, j'allais dire sonnant, par habitude, oubliant que sur la côte d'Afrique l'heure coule silencieusement et tombe sans bruit dans l'abîme de l'éternité, à neuf heures, ces messieurs nous quittèrent.
La mer ressemblait fort à cet abîme dans lequel s'engloutissent les heures, les mois et les années. Le ciel était sombre. Quelques rares étoiles brillaient au ciel et se reflétaient dans les profondeurs de l'Océan, dont la surface était devenue invisible. Notre bâtiment, comme le tombeau de Mahomet, semblait suspendu et flottant au milieu de l'éther, entre deux immensités.
Lorsque nos visiteurs descendirent l'échelle, on eût dit qu'ils se précipitaient dans un gouffre. Mais bientôt, la lumière de la lanterne éclaira la barque et rayonna sur l'eau, nous montrant les yeux brillants et les bras nus des rameurs marocains ; puis la barque se détacha du bâtiment, comme une hirondelle d'un toit, et s'éloigna. Pendant quelque temps, les objets placés dans le cercle de lumière projeté par la lanterne restèrent visibles ; puis ce cercle se rétrécit peu à peu ; bientôt ce ne fut plus qu'une étoile détachée du ciel, et filant avec lenteur sur la surface de la mer ; enfin, cette étoile s'agita, traça quelques détours, qui, de la place où nous étions, semblaient les évolutions insensées d'un feu follet, disparut, reparut, gravit une pente, disparut de nouveau, reparut encore, et tout à coup sembla s'anéantir dans les entrailles de la terre. Selon toute probabilité, la porte de la ville venait de se refermer sur monsieur Florat et son compagnon.
Au reste, il y avait cela de remarquable, que Tanger était le point le plus noir de la côte ; il fallait être prévenu pour se douter qu'il y avait là une ville, et dans cette ville sept mille habitants : là étaient la nuit et le silence du tombeau. Derrière nous, au contraire, aux flancs de la montagne circulaire qui forme le golfe, brillaient quelques feux et retentissaient quelques cris ressemblant assez à des appels de voix humaines.
Ces feux étaient ceux de quelques pauvres douars, invisibles le jour, cachés qu'ils sont dans ces taillis de cinq à six pieds qui forment, si l'on peut parler ainsi, le pelage de la montagne. Ces cris étaient les vagissements des hyènes et des chacals.
Il n'y a rien d'étrange comme cette certitude qui existe en nous, d'être transportés dans un monde nouveau et inconnu, quand aucun de nos sens ne nous met visiblement en relation avec ce monde ; à peine si, dans ce cas, l'esprit a la puissance de convaincre la matière qui est là, ne sentant rien de changé autour d'elle, et à qui l'intelligence dit cependant : « Ce matin, tu quittas un pays ami, ce soir tu touches un pays hostile ; ces feux que tu vois sont allumés par une race d'hommes en tout opposée à ta race, ennemie mortelle de ta personne qui ne lui a jamais fait de mal, et qui n'a aucune intention de lui en faire jamais ; ces cris, enfin, sont ceux d'animaux féroces, inconnus à la terre que tu quittes, et qui, comme le lion de l'écriture, vont cherchant qui dévorer. Mets le pied sur cette terre, et si tu échappes aux animaux, tu n'échapperas pas aux hommes. Et pourquoi cela ? Parce que cette terre est séparée par un courant d'eau de sept lieues de cette autre terre ; parce qu'elle se rapproche d'un quart de degré de l'équateur ; enfin, parce qu'elle s'appelle l'Afrique au lieu de s'appeler l'Espagne, l'Italie, la Grèce ou la Sicile. »
Comme Vial m'assura que la lune ne se lèverait point pour me tirer de mes doutes, j'allai me coucher, en recommandant qu'on me réveillât au point du jour.
Je fus réveillé tout naturellement par le quart du matin qui faisait son service de nettoyage. Je me levai, et je grimpai sur le pont.
C'était juste à ce moment de l'aube où la nuit qui va fuir lutte encore un moment avec le jour. Le vaste bassin dans lequel nous avions passé la nuit, et qui forme un demi-cercle, réfléchissant je ne sais quelle lumière, semblait un lac d'argent fondu, dans son encadrement de montagnes noires. D'un côté, on voyait se détacher, sur les premières lueurs matinales, la tour qui couronne le cap Malabatta, tandis que de l'autre, à peine distinguait-on, au revers du cap Spartelle, Tanger encore endormie au bord de la mer. Les feux brûlaient toujours dans la montagne, les dernières étoiles tremblaient encore au ciel.
Bientôt, un brouillard rose sembla venir par le détroit, marchant d'orient en occident, glissant entre l'Europe et l'Afrique, et jetant une teinte d'une douceur infinie et d'une transparence merveilleuse sur toute la côte d'Espagne, depuis la Sierra de San Matéo jusqu'au cap Trafalgar. à la lueur de cette atmosphère lumineuse, on voyait blanchir les villages et jusqu'aux maisons isolées semées sur la côte européenne.
Bientôt, sans que l'on vît le soleil encore, des rayons brillèrent derrière la chaîne de montagnes qui nous enveloppait. Seulement, ces rayons, au lieu de ruisseler de haut en bas, s'élançaient de bas en haut ; on eût dit qu'après avoir frappé violemment le versant opposé, ils bondissaient, divergents, au-dessus de la montagne.
Peu à peu, cette lumière s'agrandit, perdant sa forme radiée pour prendre celle d'un immense globe de feu ; à l'instant même où le commencement de l'orbe flamboyant parut au-dessus du cap Malabatta, qui continua de demeurer dans une demi-teinte bleuâtre, le versant oriental du cap Spartelle s'éclaira, tirant Tanger de l'ombre où elle était plongée, et dessinant sa silhouette crayeuse entre le sable doré de la plage et la cime verdoyante de la montagne.
En même temps, la mer commença de se teindre en rose dans toute la partie que les rayons du soleil purent atteindre, tandis que, partout où le crépuscule ou la nuit régnait encore, cette teinte allait se dégradant du rose à la couleur de soufre, et de la couleur de soufre au froid reflet de l'étain.
Enfin, le soleil s'élança vainqueur dans le ciel, et le Matin, comme dit Shakespeare, les pieds encore tout humides de rosée, descendit dans la plaine après s'être balancé un instant à la cime des monts.
En ce moment, une caravane d'une dizaine de chameaux, de sept ou huit mulets et de cinq ou six ânes déboucha d'une gorge de la montagne, s'allongea onduleuse sur le sable, et s'avança vers Tanger, pareille à un serpent.

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