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Chapitre XXXVI
La route de Constantine

Je vous ai parlé de la difficulté que nous avions eue à nous embarquer. La difficulté que nous éprouvâmes à débarquer ne fut pas moins grande. Heureusement, à l'arrivée comme au départ, nous profitâmes d'une embellie. Enfin, nous gagnâmes la terre.
Ah ! Madame ! n'allez jamais à Stora. D'abord, vous voyez la peine qu'on a d'y arriver, et puis, quand on y est arrivé, on n'a qu'une envie, c'est d'en partir.
Huit ou dix maisons bâties en amphithéâtre, voilà Stora. Quelques pentes glissantes, quelques escaliers boueux, voilà ses rues. De chevaux, de voitures, de moyens de transport pour se rendre à Philippeville, il est convenu d'avance qu'il n'y faut pas songer.
Nous prîmes nos fusils sur nos épaules, nous louâmes une charrette sur laquelle nous mîmes nos bagages et que nos Maltais, toujours en remerciement de notre hospitalité, voulurent traîner, et, par une jolie petite pluie fine, nous nous mîmes en route pour Philippeville.
Au reste, la route est charmante. Toujours montant, descendant, avec mille accidents fantasques comme en offrent les chemins de montagne, avec ce vaste aspect de l'infini comme l'offre la mer. En une heure et demie, nous franchîmes les deux lieues qui séparent Stora de Philippeville.
Hélas ! Madame, Philippeville, comme l'indique son nom, est une ville moderne. Pas une mosquée, pas un minaret, pas un marabout, pas une de ces fontaines que couvre un sycomore et qu'empanache un palmier. Des maisons comme dans la rue de la Lune, des auberges avec des enseignes et des cafés-billards avec leurs trois billes, rouge, blanche et bleue, et leurs deux queues en croix.
Nous nous arrêtâmes au premier hôtel venu, à l'hôtel de la Régence. Rappelez-vous bien le nom de cet hôtel, madame, afin de n'y pas aller dans le cas où, malgré mes recommandations, vous visiteriez Philippeville.
On nous demanda cent cinquante francs pour notre dîner et quatre-vingt-dix francs pour nos chambres. Vous voyez qu'il y avait progrès sur la fonda de Europa de Cadix.
Nous laissâmes les deux cent quarante francs entre les mains d'un juge de paix qui nous promit de nous rendre justice, et qui, chose merveilleuse, quoiqu'il fût Français, nous la rendit.
Au reste, l'aubergiste était coutumier du fait : lorsque monsieur le duc d'Aumale passa à Philippeville, il dîna, avec ses aides de camp, à ce même hôtel de la Régence. La carte demandée, on lui apporta une addition de mille écus. Monsieur le duc d'Aumale fit comme nous ; il consigna les mille écus entre les mains de la justice, qu'il chargea de régler la carte, laissant la différence aux pauvres. Les pauvres héritèrent de deux mille cinq cents francs.
Le jour même de notre arrivée, nous fîmes toutes nos conditions pour notre départ du lendemain.
Il y a des diligences de Philippeville à Constantine. Mais, comme nous n'avions pas chance de trouver huit places vacantes, nous trouvâmes plus court de prendre une diligence pour nous tout seuls. Moyennant la somme de trois cents francs, le marché fut fait : pendant six jours, une espèce d'omnibus et cinq chevaux furent mis à notre disposition.
Cependant, tous nos apprêts de départ nous firent perdre du temps, et, au lieu de partir à neuf heures du matin, comme nous l'espérions, nous ne pûmes partir qu'à deux heures.
Philippeville n'est ni un village, ni un bourg, ni une ville. C'est une longue rue qui monte pendant cinq cents pas et qui redescend pendant cinq cents autres. Toute la partie montante, c'est-à-dire toute la partie en amphithéâtre sur le rivage de la mer, est assainie par la brise ; tandis qu'au contraire les habitants qui demeurent sur la partie qui descend vers l'intérieur des terres sont exposés, dit-on, à des fièvres fort lentes et fort difficiles à guérir.
En sortant de Philippeville, un paysage plein de grandeur se déploie à la vue ; l'horizon est borné par des montagnes d'une belle coupe et d'une belle couleur. Aux deux côtés de la route, la terre, pleine de vigueur, produit de grandes herbes et une plante extrêmement commune qui s'élance d'un oignon gros parfois comme la tête. à l'époque de la floraison de cette plante, la campagne doit sembler un tapis de fleurs.
Vers cinq heures, après avoir fait une partie de la route à pied, à cause des montées, nous arrivâmes à El-al-Rouch. Pendant toute la route, sauf l'aspect plus pittoresque du pays, on aurait pu se croire en France. Toutes les charrettes étaient conduites par des rouliers en blouses ; les ornières du chemin étaient réparées par des pontonniers en uniforme. De temps en temps, seulement, on apercevait, au milieu d'un petit bois, un berger arabe aux yeux brillants sous son burnous en lambeaux, portant son bâton recourbé avec la même fierté qu'un empereur porte son sceptre. Puis, à cent pas de là, une tente couverte en peaux de brebis blanches et noires, telle que la Bible nous dit qu'étaient les tentes des IsmaĆ«lites, et entourée d'une haie d'épines pour garantir celui qui l'habite de l'attaque des chacals et des hyènes.
El-al-Rouch, que nos soldats, par abréviation et par esprit national, appellent la Rousse, est tout à la fois un village et un camp. Les premières maisons sont crénelées et dominent une espèce d'ouvrage avancé en terre qui ne tiendrait pas une heure devant des troupes régulières, mais qui suffit pour soutenir un long siège contre les Arabes.
Nous nous arrêtâmes dans un hôtel provisoire bâti en planches jointes à peu près comme sont jointes dans les rues de Paris les palissades qui protègent les terrains à vendre. On nous conduisit par une espèce d'échelle dont les marches craquaient sous nos pieds, à un long couloir déjà orné de deux lits, et auquel on en ajouta un troisième. Ces trois lits furent à l'instant même égoïstement retenus par Alexandre, le docteur et moi.
Vous ne sauriez vous faire une idée de ce qu'est cette chambre de laquelle je vous écris : le vent entre par le plancher, par les cloisons, par les fenêtres et par les portes ; et quel vent, le même qui voulait, il y a quatre ou cinq jours, nous faire faire connaissance avec le Lion. La cheminée seule est en pierre ; mais, comme elle fume, il est impossible d'y faire du feu.
Je ne sais pas où sont nos amis, je n'ose pas m'en informer, mais en tout cas, il est impossible qu'ils soient plus mal que nous. Et cependant, je vous le jure, j'éprouve un singulier sentiment de bien-être. Je pense à vous, à nos amis, au Théâtre historique qui se bâtit et où l'on répète la Reine Margot. La Reine Margot, à quoi diable vais-je penser, je vous le demande ? en Afrique, dans une baraque isolée, ouverte à tout vent, et surtout à tout bruit.
Et croyez bien que ce dernier membre de phrase n'est point mis là pour arrondir la période. Oui, à tout bruit. Les sentinelles crient : « Qui vive ! » ; les coqs chantent ; les pigeons roucoulent ; les chiens aboient ; les chacals glapissent ; les hyènes hurlent. Le concert est plus complet encore, vous le voyez, qu'à D'jemma-r'Azouat.
J'ai écrit à la Goulette, en vue à la fois de Carthage et de Tunis, une longue lettre. à qui ? devinez : à madame Ménessier, à la fille de notre bon et cher Nodier.
Comment avais-je pensé à elle, à Tunis ? Comment ai-je été pris tout à coup d'une étrange et irrésistible envie de lui écrire ? Je n'en sais rien, sans raison, par un de ces caprices de la mémoire ou plutôt par un de ces souvenirs du cœur.
Je vais mettre la lettre à la poste ici. Il y a une poste, je m'en suis informé. Je suis curieux de savoir si cette poste porte les lettres qu'on lui confie. Je n'en crois rien, mais n'importe.
Une fois, hélas ! il y a déjà une douzaine d'années de cela, une fois, je voguais sur la mer de Sicile, entre Agrigente et Panthellerie. C'était par une de ces belles et calmes après-midi de la mer Ionienne. J'étais couché à la porte de ma cabine, sur un tapis de Smyrne. Je demandai qu'on allât chercher un livre au hasard, dans la caisse aux livres.
On m'apporte le Vicomte de Béziers, de mon cher Frédéric Soulié. Je ne l'avais jamais lu. Nous travaillons tant l'un et l'autre que nous n'avons pas toujours le temps de lire ce que nous faisons. Seulement, de temps en temps, j'entends un bruit autour d'un de nos livres, ce bruit c'est le succès, et cela me réjouit.
On m'apporta donc le Vicomte de Béziers. Je l'avais acheté à Messine, c'était une édition de Bruxelles. Je le dévorai. Alors, j'éprouvai le besoin de lui écrire, de lui raconter tout le plaisir que je lui avais dû, pendant tout un jour que la lecture avait duré.
Je lui écrivis, et, voyant une poste dans l'île de Panthellerie, je mis ma lettre à la poste à Panthellerie. Il la reçut un an après mon retour en France, et, en y réfléchissant tous deux, nous trouvâmes que ce n'était pas trop de temps de perdu.
Nous verrons quand ma lettre, datée de Tunis, mise à la poste à El-al-Rouch, arrivera à madame Ménessier.
Bonsoir, Madame, la fatigue est une si puissante berceuse, que j'espère dormir malgré le vent, malgré les sentinelles, malgré le coq, malgré les pigeons, malgré les chiens, malgré les chacals et malgré les hyènes.
Eh bien ? je ne me suis pas trompé, Madame, j'ai dormi si bel et si bien, que j'ai eu toutes les peines à m'arracher de mon lit.
Le départ avait été fixé à sept heures, mais, selon notre habitude, nous ne fûmes en route qu'à huit heures et demie. L'étape était longue, et nous étions bien décidés à coucher le soir à Constantine.
Après quelques instants de ce malaise matinal qui influe sur les tempéraments les plus solides et sur les caractères les plus faciles, la gaîté nous revint. Je ne sais rien en vérité de plus charmant que le voyage que nous faisons, et je serais bien étonné que nous ne payassions pas plus tard notre bonheur par quelque grande catastrophe.
Au bout de quatre ou cinq heures de marche, nous atteignîmes le camp de Smindou, où nous fîmes halte pour déjeuner. C'est à la fois un camp et une ferme. Nous y coucherons probablement à notre retour, et je frémis d'avance en songeant où et sur quoi nous coucherons.
Notre conducteur est charmant et plein de complaisance. Paul, qui depuis qu'il fait froid est engourdi comme un serpent, est tombé, roulé en boule dans son manteau, de l'impériale sur le timon et du timon à terre. Il ne l'a pas écrasé, et, tout à l'heure, arrivé à un endroit escarpé, il s'est arrêté, a ouvert la portière, et nous a dit de sa voix la plus agréable : « C'est ici l'endroit où l'on verse. Ces messieurs aiment-ils mieux rester dans la voiture ou descendre ? » Il va sans dire que nous avons préféré descendre.
Nous avons pris les fusils et nous nous sommes mis en chasse à travers terre. La route fait un coude à deux lieues et demie de l'endroit où l'on verse, et, bien renseignés, nous dîmes à notre conducteur de nous attendre à ce coude.
Je ne connais que le mistral, cet ennemi personnel de Méry, qui puisse lutter de violence avec le vent de Constantine. Il y avait des moments où littéralement il nous empêchait d'avancer. On conçoit que la chasse soit difficile avec un pareil vent. Des perdrix partaient devant nous, de cinq cents pas en cinq cents pas, mais elles se jetaient dans le vent et filaient comme des balles.
Cependant, je parvins à en tuer une. J'y joignis au bout d'un instant un merle et une couette.
Un magnifique vautour planait au-dessus de ma tête. Son vol circulaire semblait calculé pour ne pas s'éloigner de moi. On eût dit que j'étais l'alouette que cherchait à endormir cet épervier gigantesque. Une balle que je lui envoyai fut une balle perdue et ne parut même aucunement le déranger dans son vol ; sans doute elle ne parvint pas jusqu'à lui.
Le vent qui, comme le Borée de La Fontaine, s'acharnait inutilement contre nous et contre nos manteaux, le vent appela à son aide une jolie petite grêle fine comme de la cendrée qui commença à nous flageller le visage comme une pluie d'aiguilles. Heureusement, une espèce de village nous offrit un abri. Une cantinière nous vendit du pain, du vin et des œufs, et quand notre conducteur s'arrêta à son tour pour requérir la bouteille d'usage, nous remîmes la main sur lui et sur sa voiture.
Vers quatre heures à peu près, nous arrivâmes à un charmant petit village, moitié français, moitié arabe, ombragé par des palmiers et des saules pleureurs, et nommé la Hamma.
Oh ! le charmant village, Madame, et comme on y vivrait bien si l'on n'y mourait pas ! Ce charmant village est au milieu de marais, ce qui lui donne sa verdure et sa mortelle humidité, comme c'est, dit-on, le venin qui donne aux serpents du lac érié leurs vives et charmantes couleurs.
J'aurais bien voulu avoir le temps de prendre un dessin de la Hamma, mais notre conducteur prétendait qu'avant une demi-heure nous verrions quelque chose de bien autrement curieux, tandis que si nous nous arrêtions à la Hamma, nous ne verrions rien du tout, attendu que la nuit serait venue au moment où nous arriverions en vue de ce qui était si merveilleux à voir.
Nous repartîmes donc au grand trot de nos chevaux, menaçant notre conducteur de tout le poids de notre colère si la merveille qu'il nous avait promise ne répondait pas au prospectus.
Au bout d'une demi-heure, au détour d'une montagne au pied de laquelle est bâtie une maison portant cette inscription : à la Courtille. Jérôme Pommier, marchand de vin, notre conducteur nous arrêta.
Nous jetâmes un cri universel d'admiration, presque de terreur. Au fond d'une gorge sombre, sur la crête d'une montagne baignant dans les derniers reflets rougeâtres d'un soleil couchant, apparaissait cette ville fantastique, quelque chose comme l'île volante de Gulliver.
à quel peuple est-il venu le premier dans l'esprit que l'on pouvait prendre Constantine ? Aux Tunisiens, mais ils ont échoué. Aux Français, et ils ont réussi.
Au moment où nous demeurions ravis en extase devant ce spectacle, nous vîmes arriver un homme au grand galop de son cheval arabe.
C'était un Polonais au service de l'hôtel du Palais-Royal, un des bons hôtels de Constantine. Il avait appris – comment ? Dieu le sait –, sans doute par le vautour à qui j'avais envoyé une balle, il avait appris que nous étions en route et venait au-devant de nous, demandant la préférence pour son hôtel. Nous la lui promîmes de grand cœur.
Alors, comme la voiture était forcée de faire un immense détour au flanc de la montagne pour suivre la route, il nous offrit de nous guider par un petit chemin qui nous raccourcirait de vingt minutes. Nous acceptâmes. Il voulait nous donner son cheval, mais, comme il était difficile que nous montassions tous les sept dessus, malgré ses instances, nous exigeâmes qu'il le conservât.
D'ailleurs, c'était quelque chose de merveilleux que la façon dont il maniait ce noble animal, de la plus belle et de la plus pure race arabe, qui à Paris eût valu quatre cents louis et qu'il avait payé, lui, quatre cents francs. Au milieu du crépuscule, il le lançait de rocher en rocher, s'arrêtant court au bord d'un abîme, s'élançant parfois comme s'il voulait monter au ciel, disparaissant presque à nos yeux, et faisant rouler jusqu'à nous une avalanche de pierres. Parfois, redescendant en avalanche lui-même, et tout cela sans une hésitation, sans un faux pas, sans un écart : on eût dit Faust se rendant au Sabbat sur son cheval enchanté.
Ces évolutions étaient d'autant plus merveilleuses que la pente était devenue si rapide, qu'à peine, nous, humbles fantassins, pouvions-nous tenir pied. Il est vrai que la nuit était venue, noire et épaisse, et que nos yeux ne voyaient autour de nous que précipices ; il est vrai que la grêle s'était chargée en une pluie qui nous fouettait le visage : toutes choses qui ajoutaient au pittoresque du chemin, au fantastique de la situation.
Enfin, après une demi-heure de montée, nous gagnâmes le grand chemin, sur lequel, en effet, nous avions devancé la voiture de plus de dix minutes. Nous marchâmes encore un demi-quart d'heure, nous passâmes sous une voûte qui nous sembla l'entrée d'une carrière, pendant dix pas nous marchâmes dans l'obscurité la plus complète. Tout à coup, nous vîmes briller des lumières à vingt pas de nous. Nous venions de franchir une des portes de Constantine, et ces lumières que nous voyions étaient celles de l'hôtel du Palais-Royal.

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