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Chapitre XXXVII
Constantine

On nous attendait à l'hôtel du Palais-Royal. Aussi trouvâmes-nous un grand feu allumé, l'hôte debout, son bougeoir à la main. Il y avait six pouces de neige dans les rues et autant sur les toits. Je connaissais le peu de confortable des maisons arabes et je m'attendais à avoir presque aussi froid en Afrique que j'avais eu chaud en Italie ; mais je me trompais. On nous conduisit, Alexandre et moi, à une jolie petite chambre dont nous fîmes l'inventaire pendant que l'hôte allumait notre feu.
J'avouerai cependant que j'éprouvai un certain dépit en voyant que le principal ornement de cette chambre se composait de quatre lithographies intitulées Brune et Blonde, par monsieur Vallon de Villiers ; le Prix de sagesse, par monsieur Grévedon ; le Secret, et le Bonnet de la grand'mère, sans nom d'auteur.
Il me semblait un peu humiliant d'être venu de Paris à Constantine pour constater le progrès artistique qui s'était fait à la suite de la conquête française dans la ville de Syphax et de Jugurtha.
La seconde partie de la chambre formait alcôve, et était séparée de la première par des portières de mousseline d'un si caressant dessin, que j'appelai tout de suite mon hôte pour lui demander où l'on pourrait en trouver de pareilles. Il me répondit que rien n'était plus facile, surtout en France, attendu que les marchands arabes les tiraient de Saint-Quentin.
Je continuai mon investigation, de plus en plus humilié. Dans l'alcôve, étaient deux lits, et, à la tête de celui qui m'était destiné, un bénitier et sa branche de buis. La seule chose turque qu'il y eût dans cette chambre était un excellent tapis qui, lui, était bel et bien indigène.
Nous demandâmes un poulet froid, du lait et de la crème, qui nous furent servis avec une promptitude admirable, de sorte que nous n'eûmes pas même la consolation d'avoir un mauvais souper. Décidément, nous étions bien moins en Afrique qu'on ne l'est dans certaines auberges de Sicile ou d'Espagne que j'ai relatées à leur endroit.
La soirée se passa, Boulanger et Giraud dessinant ; Chancel, Desbarolles, Maquet et moi prenant des notes ; Alexandre dormant.
Le dernier mot d'Alexandre avait été, avant de s'endormir, pour recommander que le lendemain matin on lui sellât un âne. Il offrait de parier que nous nous étions trompés de route et que nous étions à Montmorency.
En attendant et à tout hasard, je me préparai, mon Salluste à la main, à visiter le lendemain matin Constantine, s'offrant à nous sous son double aspect de ville antique et de ville moderne, avec la double illustration qu'elle doit à Jugurtha et à Achmet-Bey.
Du temps des rois de Numidie, Constantine s'appelait Cirta. Sous Micipsa, qui l'avait fortifiée, elle pouvait mettre sur pied dix mille cavaliers et vingt mille fantassins. C'était, dit Pomponius Mela, dans son livre de la Numidie, chapitre quatre, une colonie de Sittiens. Son nom moderne, ajoute Aurélien Victor, lui vient de ce qu'ayant été ruinée sous les premiers siècles de notre ère, elle fut rebâtie par Constantin, qui en l'honneur de sa fille Constancia l'appela Constantine.
Les ruines de l'ancienne ville étaient encore assez considérables lorsqu'au commencement du dernier siècle un célèbre voyageur anglais la visita. C'était alors la capitale d'une des quatre grandes provinces de la régence d'Alger, et elle était gouvernée par un bey.
Ses derniers souverains furent Mohamed-Bey-Bou-Chattabiah. Brahim-Bey-Gourbi, Achmet-Bey-Mameluck, Brahim-Bey-Gritti, Mohamed-Bey-Monamany et Hadj-Achmet-Bey. Entre tous, ces derniers beys régnèrent vingt ans, de 1817 à 1837. On ne règne pas longtemps quand on est bey.
Mohamed-Bey, surnommé Bou-Chattabiah, ou le Père de la hache, tout oukil de la Meckhe et de Médine qu'il fût, n'en était pas moins une espèce de fou, fou sanguinaire, malheureusement. Son surnom lui venait de ce qu'il exécutait lui-même les arrêts qu'il rendait. Il avait une petite hache avec laquelle il décapitait très adroitement les condamnés. Sa hache était suspendue à sa porte, devant le café Turc, et les jours où elle n'avais pas eu de sang, pour qu'elle ne se crût point par trop oubliée, il l'arrosait avec un verre de vin ou une tasse de café.
Sa stupide cruauté le fit chasser au bout d'un an. Il se réfugia à Alger, se consacra aux bonnes œuvres, et y mourut en odeur de sainteté en 1846.
Brahim-Bey-Gourbi lui succéda et gouverna un an ; Achmet-Bey le remplace et, bey de Constantine pour la seconde fois, gouverne deux ans.
Brahim-Bey-Gritti arrive à son tour au pouvoir, et, tout au contraire de Mohammed-Bou-Chattabiah chassé par l'horreur qu'il inspirait à son peuple, il est déposé à cause de l'amour que son peuple lui portait.
à Constantine, on risquait autant à être trop aimé qu'à être trop haï : haï, on était chassé par les Arabes ; trop aimé, on était déposé par les Turcs.
Mais tout déposé qu'il était, il ne put échapper à sa destinée : Achmet-Bey le fit assassiner à Médéah en 1834. Son fils est officier aux spahis de Constantine.
Mohammed-Bey-Monamany, qui lui succéda, était un brave homme. Il fut déposé parce qu'il ne faisait pas rentrer l'impôt assez vite.
Achmet, le dernier bey, était koulougli, c'est-à-dire fils d'un Turc et d'une femme du désert. Son grand-père avait été bey et son père kalifah. Après la conquête d'Alger, en 1830, il refusa de reconnaître l'autorité de la France. De là l'expédition de 1836 qui échoua et celle de 1837 qui réussit.
Il était haï des Turcs, mais fort aimé des Arabes. La ruine du dey d'Alger l'avait forcé de chercher son point d'appui dans la population indigène. Aussi les Turcs avaient-ils presque entièrement disparu, sacrifiés par lui aux ambitions des grands du pays.
Une expédition avait eu lieu en 1806 contre Constantine, qui eut une étrange influence sur celle que nous tentâmes en 1836. Ali-Ben-Mouftah, fils de Mouftah-Inglis, la conduisait.
Elle était composée de Tunisiens, et partit de Tunis par le chemin du Riff, traînant derrière elle, outre un matériel considérable, toute une population d'Arabes nomades qui la suivaient, lui donnant l'aspect d'une de ces grandes migrations barbares du quatrième et du cinquième siècles. Soixante mille âmes, hommes, femmes, enfants, vieillards, marchaient sur les flancs et à la queue de l'armée, conduisant leurs bestiaux.
Toute cette multitude arriva en vue de Constantine, s'établit sur le Mansourah, et ayant mis l'artillerie en position, commença de tirer sur la ville. Mais, soit distance à parcourir pour les projectiles, soit inhabileté de la part des pointeurs à les diriger, ce feu, si bien nourri qu'il fût, causa peu de dégâts. Aussi les Constantinois prirent-ils leur siège en patience et attendirent-ils patiemment les secours qu'ils avaient fait demander à Alger. Au bout d'un mois et demi, on annonça deux armées, une de terre et une de mer. Les Tunisiens allèrent au-devant de l'armée de terre jusqu'à l'Oued-Zandi, mais, arrivés là, il aperçurent la tête de colonne turque, et sans attendre l'ennemi, battirent en retraite jusqu'au confluent du Bou-Merzouck et du Rummel. Là ,ils firent halte.
Trois jours s'écoulèrent en combats de tirailleurs et en fusillades d'avant-postes. Enfin, le quatrième jour, les Turcs abordèrent les Tunisiens à l'arme blanche, et, sans tirer un coup de fusil, les battirent complètement.
Alors toute cette multitude s'enfuit au hasard et sans suivre de direction, comme une immense bande d'oiseaux effarouchés, laissant quarante pièces d'artillerie, tant sur le champ de bataille que sur le Mansourah, parmi lesquelles des mortiers de treize pouces et des pièces de 24 et de 30.
C'était une prise importante que celle de cet immense matériel, aussi les Turcs d'Alger ne voulaient-ils pas l'abandonner à Constantine, d'abord à cause de sa valeur, et ensuite à cause de la force qu'une pareille possession donnait au bey. Cependant, la difficulté du transport était telle, que bon gré mal gré il fallut laisser ces quarante pièces de canon où elles étaient.
Après le départ des Turcs, elles furent rentrées dans la ville, qu'elles armèrent formidablement. Aussi, lorsque le maréchal Clausel, qui ignorait cette expédition et les suites qu'elle avait eues, fit voir, croyant les intimider, aux envoyés d'Achmet ses sept ou huit pièces de petit calibre avec lesquelles il espérait battre en brèche Constantine, ceux-ci rentrèrent-ils dans la ville, riant de nos moyens d'attaque comparés à leurs moyens de défense. C'est par une de ces pièces que fut tué le général de Danrémont.
Le lendemain, de bon matin, pendant que Giraud et Boulanger s'élançaient dans les rues de Constantine à la recherche du pittoresque, je courais, moi, sur l'ancienne brèche, à la recherche de l'histoire.
J'allai m'asseoir sur l'emplacement du Coudyat-Aty. Le général Valée avait fait transporter sur ce dernier point les batteries du Mansourah qui avaient, il est vrai, éteint le feu de la Kasbah, mais qui étaient loin de produire tout l'effet qu'on en attendait.
Il faut avoir examiné les précipices sur la pente desquels rampèrent les hommes qui transportaient ces pièces, pour se faire une idée des obstacles que peut surmonter le génie humain. C'est à peine si j'eusse osé me hasarder seul, un bâton ferré à la main, là où passèrent des régiments tout entiers portant à bras, sous le feu de l'ennemi, des pièces de 24 et des mortiers de 36. Deux jours et deux nuits avaient été consacrés à ce transport.
Ce fut le 11 octobre 1837, que commença le feu de cette batterie. L'effet en fut immédiat et terrible. En deux ou trois heures, le couronnement des murailles fut détruit et mis hors d'état de protéger les pièces de rempart.
Vers deux heures et demie, un obusier, ponté par le commandant Malechard sur un but indiqué par le maréchal Valée, détermina le premier éboulement. Un cri de joie retentit aussitôt parmi tous ceux qui assistaient à ce spectacle, et c'était une partie de l'armée.
De ce moment, Constantine était à nous. La brèche est une porte par laquelle nos soldats sont toujours sûrs d'entrer. à l'instant même, le gouverneur général, qui avait jugé le danger des assiégés et qui croyait que ceux-ci l'avaient mesuré comme lui, à l'instant même, le gouverneur général fit passer à la ville des propositions de capitulation.
Le lendemain seulement on reçut une réponse : elle était hautaine et caractéristique, comme un fragment de poésie arabe.
« Nous avons à Constantine, disaient les assiégés, des magasins encombrés de munitions de guerre et de bouche. Les Français manquent-ils de froment et de poudre ? Nous leur en enverrons ; mais ils nous parlent de brèche et de capitulation, nous ne savons pas ce qu'ils veulent dire. Derrière la brèche, il y a des maisons, dans ces maisons, il y a des guerriers, et nous ne rendrons la ville que lorsque toutes les maisons seront brûlées et tous les guerriers morts. »
Le général de Danrémont se fit traduire cette réponse. « Bien ! dit-il, ce sont des gens de cœur. Constantine nous coûtera plus cher, soit, mais la gloire paiera le sang. »
Le premier sang qui devait être répandu, c'était le sien. Le général monta à cheval, et se dirigea sur le Coudyat-Aty, accompagné de monsieur le duc de Nemours et suivi de son état-major.
Il était huit heures du matin. Un soleil joyeux commençait de rayonner à l'horizon et rendait tous les cœurs joyeux par une promesse de beau temps. Quelques heures encore, la brèche ouverte allait être praticable ; c'était dire que, le jour même ou le lendemain, Constantine était à nous. Le comte de Danrémont, en passant au milieu des soldats, pouvait en quelque sorte cueillir la joie épanouie sur tous les visages. Il mit pied à terre, et, toujours accompagné du duc de Nemours, il s'avança vers un point complètement découvert et commandé par le canon de la place. Ce point était si dangereux, que le général Rulhières tenta de l'arrêter, mais le vieux soldat sourit à ce doute. Il semblait à ces hommes qui avaient traversé sains et saufs ces grandes batailles de l'Empire qu'on appelle Austerlitz, la Moskowa et Waterloo, que toute lutte nouvelle était une escarmouche, et que la mort n'avait plus de prise sur eux.
« Laissez, laissez, » dit-il, et il continua son chemin. Presque au même instant, un boulet parti de la place lui enleva la moitié du flanc, il chancela et tomba mort sans jeter un cri, poussant un soupir.
Le général Perregaux était derrière le comte de Danrémont. Le voyant chanceler, il s'élança pour le soutenir. Mais, dans le mouvement qu'il fit, il alla au-devant d'une balle. Frappé au-dessous du front, entre les deux yeux, il tomba avec le comte de Danrémont : tous deux roulèrent aux pieds de monseigneur le duc de Nemours.
Celui-ci regarda ce terrible spectacle avec le courage qui lui est familier et auquel on ne peut faire qu'un reproche, celui de toucher à l'impassibilité.
Puis, avec une voix où il était impossible de reconnaître la moindre émotion, après s'être assuré de la mort du comte :
« Messieurs, dit-il à ceux qui l'entouraient, le cas était prévu, monsieur le général Valée est gouverneur général de l'Algérie. »
C'eût été bien pour un vieux soldat, c'était peut-être un peu froid pour un jeune prince. à la place de monseigneur le duc de Nemours, monseigneur le duc d'Orléans eut trouvé quelques mots qui, impétueusement sortis de son cœur, fussent venus faire jaillir les larmes de nos yeux.
Souvent je me plaignis à monsieur le duc d'Orléans de cette froideur de son frère, qui lui aliéna tant de cœurs, que la proposition de sa régence fut reçue, sinon avec crainte, du moins avec hésitation.
« Nemours est un bon frère, répondait le prince en souriant, il ne veut pas me faire concurrence de popularité. » Puis après, revenant sur cette plaisanterie : « Non, disait-il, mais Nemours est timide comme un enfant. Parlez-lui, ne fût-ce que pour lui dire bonjour, et vous verrez ce que l'on appelle dans la famille le coup de soleil passer immédiatement sur son visage. »
à propos de cette seconde expédition de Constantine, une brouille sérieuse avait eu lieu entre les deux frères. Monsieur le duc d'Orléans avait demandé un commandement sous le général de Danrémont, mais le roi et monsieur le duc de Nemours s'y étaient opposés.
J'étais chez lui, un jour qu'il rentra désespéré à la suite d'une discussion qu'il avait eue à ce sujet avec le roi. Il avait les larmes aux yeux. « Ah ! ils ne veulent pas de moi comme général, disait-il ; eh bien ! je partirai comme volontaire. »
J'eus le bonheur de lui faire comprendre qu'en agissant ainsi il s'éloignait de sa générosité habituelle ; que la défaite de l'année précédente nécessitait une éclatante revanche ; et que c'était celui qui avait supporté l'échec qui devait avoir les bénéfices de la victoire ; que son nom enfin, sous quelque grade qu'il fût caché, rayonnerait toujours au point d'effacer celui de monsieur le duc de Nemours.
« Allons, dit-il, il faut bien que cela soit vrai, puisque tout le monde le dit, et même vous. Mais si Nemours veut faire le marché d'EsaĆ¼, je lui vends mon droit d'aînesse pour Constantine. »
Revenons au général de Danrémont. On le coucha sur une civière, on le couvrit d'un manteau, et on le transporta silencieusement sur les derrières de l'armée.
Comme l'avait dit monseigneur le duc de Nemours, le général Valée était gouverneur général de l'Algérie. En conséquence, il prit le commandement des troupes.

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