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Chapitre XLVII
Spectacle diurne

Les zéphyrs d'El-Arouch étaient sous les ordres du capitaine Plombin, qui n'avait point de salle de police, et qui d'ailleurs n'en avait pas besoin, n'ayant appliqué que trois punitions depuis trois mois, et toutes trois simples punitions disciplinaires.
C'était un brave officier, plein d'observation, charmant d'esprit, et qui, un an ou deux avant que nous fissions sa connaissance, avait eu le bras cassé par une balle.
La blessure était grave. Il était tout à fait question de lui couper le bras, lorque le docteur Baudin, l'un de nos chirurgiens militaires les plus distingués, opéra avec un bonheur complet la résection de l'os. Le capitaine Plombin, depuis ce temps, a un bras un peu plus court que l'autre, voilà tout, mais dont, au reste, il se sert parfaitement.
Ce fut lui qui me présenta à la troupe. Voici sa composition :

MIDROIT, directeur.
Félix FONTAINE Jeune premier.
Auguste BONNEAU Premier rôle.
Henry HIRSELIN Premier comique.
Auguste CARRES Père noble.
Jules GAUTHIER Deuxième jeune premier
Joseph TRION Deuxième comique
Jean LECOINTRE Première amoureuse.
Jules PERRINE Rôles de Déjazet.
Edmond SAINTOT Musicien.

On me conduisit droit à la salle de spectacle. Tous nos artistes étaient sous les armes. On comptait m'offrir des scènes détachées de la Fille de Dominique et de Farinelli.
Je n'ai jamais rien vu de plus curieux que ce spectacle, que cette salle, que ces acteurs. Monsieur Auguste Bonneau, qui joue les Lafont, était véritablement un artiste remarquable qui n'eût été déplacé à Paris sur aucun théâtre. Monsieur Henry Hirselin joua un rôle de savetier avec un comique parfait. Enfin, monsieur Jules Perrine chanta son grand air de la Fille de Dominique avec un goût incroyable et un entrain merveilleux. On reconnaissait là ces enfants de Paris, si intelligents, qui transportent la patrie partout où ils sont.
Mais ce qu'il y avait de plus curieux peut-être que les artistes, c'était leur aménagement, leur foyer, leur matériel. Tout cela avait été bâti, créé, dessiné, taillé, cousu par eux. Les robes de femmes eussent défié nos plus habiles couturières.
à l'époque où nous arrivâmes, les recettes de l'année montaient à 30 000 francs. Tout cela avait eu pour source une première mise de fonds de cent francs venant d'une retenue qui avait été faite sur le prêt, à propos de deux ou trois paquets de cartouches égarés.
Il faut voir avec quel artifice étaient découpées les dentelles et brodés les habits. Les habits étaient peints, les dentelles étaient en papier. Seulement, à distance, il était impossible d'y rien voir.
Tout le matériel, qui aujourd'hui ne laisse pas que d'être considérable, provient des recettes. Les acteurs ayant leurs rôles à apprendre, leurs répétitions à faire, sont exempts de service quand le bataillon est au complet ; mais comme, au moment où nous visitions El-Arouch, trois compagnies étaient dehors, les acteurs montaient la garde comme de simples mortels.
La troupe d'El-Arouch garde avec vénération le souvenir de monsieur de Salvandy. Lorsque monsieur de Salvandy passa, il y eut spectacle extraordinaire, et le ministre de l'Instruction publique laissa, je crois, cinq cents francs pour les artistes.
Seulement, ce soir-là justement, la représentation fut troublée par une alerte. Un factionnaire tira un coup de fusil sur un Arabe voleur. En un instant, tout le monde fut sur pied : on explora les environs, on ramassa le cadavre ; et, comme il fut reconnu que le voleur était seul de sa bande, tout fut dit.
Un autre soir, il y eut une véritable attaque : au milieu du spectacle, on battit aux champs. On jouait le Capitaine Roquefinette. Acteurs, spectateurs prirent leur fusil et coururent au feu. La jeune première retroussa sa robe dans la ceinture de sa giberne et fit des merveilles.
Cette jeune première était vraiment quelque chose de curieux à voir. Quand la représentation fut finie, je montai sur le théâtre pour faire mes compliments aux artistes. Je ne lui parlai que le chapeau à la main, et lui présentai le bras pour descendre l'escalier ou plutôt l'échelle du foyer. L'illusion était réelle, et je me prenais à la traiter comme une femme.
Dans l'état ordinaire, c'est-à-dire lorsque la première amoureuse et la Déjazet sont habillées en zéphyrs, elles portent leurs cheveux en bandeaux sous leur képi, ce qui leur donne un petit air coquet qui leur va à merveille.
à Sétif, il y a comédie supérieure, nous allions dire par habitude comédie française, et les artistes d'El-Arouch, en véritables gens de mérite, avouaient la supériorité du théâtre de Sétif sur le leur.
Les jeunes premières de Sétif sont, ou plutôt étaient, en 1836, Marchand et Drouet. Drouet, charmant garçon blond, jouait les amoureuses, et avait un succès remarquable dans la Chanoinesse. Marchand était sergent ; nous eussions pu le voir à Constantine, où il était allé pour acheter des rubans et des costumes de femmes. Ces derniers artistes appartenaient au 19e léger, dans lequel se trouvaient incorporés plus de huit cents Parisiens.
Aussi la troupe avait-elle un Arnal des plus remarquables. Malheureusement, cet Arnal, qui s'appelait Rolle, et qui était secrétaire de la place, passa à l'ennemi à la suite d'un passe-droit qui lui fut fait pour une question d'emploi.
En 1836, il y avait théâtre à Bougie. Les habitants depuis longtemps demandaient l'Auberge des Adrets, et depuis longtemps cette représentation extraordinaire, attendue avec impatience, leur était promise, lorsqu'un matin ils virent annoncer sur l'affiche ce spectacle si désiré.
Ce retard avait tenu purement et simplement à la difficulté d'avoir deux habits de gendarme. Mais enfin, la veille, le premier comique et l'amoureuse avaient, comme les plus propres à faire réussir la négociation, été dépêchés au brigadier de la gendarmerie, et à force de marivaudages avaient obtenu de lui qu'il prêtât deux costumes complets.
Or, ces costumes étaient en la possession des artistes, et comme, lorsque les zéphyrs tiennent, ils tiennent bien, rien ne pouvait plus retarder la représentation.
La salle était comble. Le brigadier et sept ou huit de ses hommes, pour lesquels il avait demandé des entrées gratis, étaient au centre du parterre.
Tout allait à merveille, et un rire homérique désopilait toutes les rates, même celles des gendarmes, lorsque arriva la scène d'arrestation de Robert Macaire et de Bertrand.
On comprend bien que, puisque monsieur Frédérick Lemaître et monsieur Serres faisaient résistance en ce moment, les deux braves zéphyrs, qui représentaient leurs personnages, voulurent, non seulement se modeler sur eux, mais encore les surpasser si la chose était possible. Aussi entamèrent-ils une lutte désespérée dans laquelle le brigadier commença de s'apercevoir que ses habits couraient les plus grands dangers. à l'instant même, ses cris de détresse se mêlèrent aux rires, aux bravos et aux applaudissements. Mais, comme si ces cris donnaient aux deux malfaiteurs une force nouvelle, ils redoublèrent d'énergie, et le premier pan de l'habit d'un des gendarmes resta dans les mains de Robert Macaire. à cette vue, le brigadier ne cria plus, mais hurla, et comme ces hurlements, répétés par six ou huit gendarmes qui entouraient leur chef, troublaient le spectacle, on mit les gendarmes à la porte, comme perturbateurs.
Une fois le brigadier et ses hommes expulsés, les habits, comme on le comprend bien, furent mis en charpie, et chcun rentra, spectateurs et acteurs, rapportant un lambeau d'uniforme à sa boutonnière.
Seulement, le commissaire supérieur, qui avait assisté au spectacle et qui avait vu comment la chose s'était passée, condamna la troupe comique à payer les habits. Une affiche plaintive annonça en conséquence que le produit de la prochaine représentation serait appliqué à ce remboursement. On fit salle comble.
Vers cinq heures du soir, nous prîmes congé de nos braves zéphyrs, qui vinrent nous reconduire jusqu'aux frontières du camp, et je leur promis, lorsque je reverrais monsieur de Salvandy, de les rappeler à son souvenir.
à dix heures du soir, nous étions de retour à Philippeville. Le temps n'avait point été assez beau pour que le Véloce pût quitter son mouillage de Stora. Il nous attendait donc où nous l'avions quitté. à six heures du matin, nous nous levâmes ; à huit heures, nous étions à Stora.
Pendant mon absence, on m'avait fait un présent, on m'avait donné un vautour. Je voulus le faire conduire au bâtiment. Mais, comme il était féroce, personne ne voulut se charger de la commission. J'empruntai la cravache de Desbarolles. Je pris le bout de la chaîne de mon animal et je me mis en mesure de le conduire comme on fait d'un dindon. Il essaya de résister, mais la cravache fit son effet, et mon vautour prit en sautillant le chemin de la rade, où il arriva parfaitement apprivoisé.
Tout l'équipage nous attendait. C'était toujours une fête pour nos marins que le retour à bord. Parmi eux, brillaient au premier rang mes deux sculpteurs Hadj'Younis et Mohammed.
Les braves gens, ausitôt que nous disparaissions, avaient une peur terrible de ne plus nous revoir. Or, moi disparu, ils eussent été forcés, comme le zéphyr, d'envoyer chercher leur boussole, et Dieu sait s'ils l'eussent retrouvée.
à neuf heures, nous eûmes fini d'appareiller. La mer était houleuse, un terrible vent d'ouest soufflait en face. Nous longeâmes la côte jusqu'au cap Bougaroni. Arrivés là, nous trouvâmes l'Etna qui venait de Bône, et avec lequel nous marchâmes de conserve.
Mais, au bout d'un heure de lutte contre les vagues et contre le vent, la mer devint si mauvaise et la bourrasque si violente, que le capitaine annonça qu'il ne continuerait pas sa route et allait prendre le mouillage de Collo.
Un instant, nous crûmes que nous aurions la honte de voir l'Etna, bâtiment d'une force inférieure à la nôtre, franchir ce cap Bougaroni que nous ne pouvions franchir, nous. Mais, à peine eûmes-nous viré de bord, que l'Etna en fit autant, et, suivant de point en point notre manœuvre, vint jeter l'ancre à deux cents pas de nous dans le port de Collo, où nous mouillâmes par dix-huit brasses sur un fond de matte.
Comme nous étions en pays ennemi, il n'y avait pas moyen d'aller à terre. Il y avait même plus, nous distinguions, à deux portées de fusil de nous, à peu près, un certain nombre de Kabyles armés qui, ne sachant pas dans quel but deux vaisseaux de guerre venaient de jeter l'ancre si près d'eux, semblaient garder le rivage contre une descente.
Le 24, au point du jour, nous levâmes l'ancre et nous remîmes en route. La mer était encore violemment agitée, et cependant le vent était en grande partie tombé ; aussi, cette fois en vînmes-nous à notre honneur et doublâmes-nous, toujours en compagnie de l'Etna, ce fameux cap Bougaroni qui semblait la veille nous être imposé comme le point qu'il nous était défendu de passer.
Le cap Bougaroni doublé, nous commençâmes un autre exercice. Celui-ci consistait à lutter de vitesse avec l'Etna. Mais, quoique notre cadet d'une centaine de chevaux, l'Etna était meilleur marcheur que nous, et, au bout d'une heure de course, nous étions distancés de plus d'une demi-lieue. Nous en prîmes notre parti, et nous laissâmes le Véloce marcher comme il pouvait. Nous savions au moins une chose, c'est que, trois ou quatre heures d'avance, notre retour serait annoncé à Alger.
Pendant la journée du 24 et la matinée du 25, nous doublâmes successivement Bougie, Bengut et Mtifou. Enfin, le 25, à deux heures de l'après-midi, nous découvrîmes Alger. Le temps était au plus grand variable, tout entremêlé d'effroyables bourrasques, de sorte que les nuages qui passaient sur le soleil, que la pluie qui rayait l'horizon, et que les rayons lumineux qui de temps en temps passaient à travers la brume, donnaient à la ville vers laquelle nous voguions les aspects les plus fantastiques.
Tout à coup, un horrible coup de vent se déclare. Un nuage de poussière se lève en tourbillon de la montagne qui domine Alger, couvre la ville comme un vélarium de toile écrue, et vient nous fouetter le visage de ses mille aiguilles. Un bâtiment près d'entrer au port, et qui s'avançait toutes voiles dehors, est forcé de carguer ses voiles et de fuir devant le temps. Heureusement, nous sommes déjà presque abrités par la ville. D'ailleurs, nous forçons de vapeur et nous arrivons à rompre l'espèce de trombe atmosphérique qui nous enveloppe. En ce moment, nous entendons des cris de détresse, et un batelier passe près de nous, entraîné avec sa barque vers la pleine mer ; le vent le fait courir sur les vagues comme une pierre qui ricoche. Nous lui jetons en passant une corde, mais nous le manquons. C'était son dernier espoir, car, cette amarre manquée, il lâche ses rames, lève les bras en l'air et les agite en signe de détresse. Heureusement, un pilote et quatre hommes, montés dans une excellente barque, se mettent à sa poursuite, et, joignant la puissance de la rame à la vitesse du vent, gagnent sur lui.
En ce moment, nous tournons la jetée et nous perdons de vue les deux barques. Un quart d'heure après, nous jetions l'ancre, et nous voyions rentrer le pilote, traînant à la remorque la petite barque encore montée par le batelier auquel il venait de sauver la vie. Nous prîmes terre à la nuit fermée.

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