Le Véloce ou Tanger, Alger et Tunis Vous êtes ici : Accueil > Accueil > Bibliothèque
Page précédente | Imprimer

Chapitre VII
La Casbah

Au moment où Giraud et Boulanger finissaient leurs dessins, et après que la pauvre Molly eut posé deux ou trois heures, avec une patience d'ange, monsieur Florat apparut sur la galerie extérieure. Il venait nous chercher pour faire nos visites à la chancellerie.
Pendant la route, nous fûmes frappés d'un bruit étrange. Au fur et à mesure que nous avancions dans la rue, le bruit augmentait. Ce bruit ressemblait au ressac de la marée sur le galets de Dieppe, au murmure croissant d'un million d'abeilles, au coassement d'un nombre indéfini de grenouilles. Nous nous approchâmes avec curiosité, nous allongeâmes la tête dans l'ouverture de la porte.
C'était une école mauresque. école bien simple et bien primitive, école sans papier, encre, ni plume, contenant seulement les premiers éléments nécessaires à une école : un maître et des écoliers. Le maître était assis, les jambes croisées, adossé au mur. Les écoliers étaient assis, les jambes croisées, formant demi-cercle autour du maître. Le maître tenait à la main une longue baguette semblable au manche d'une ligne. Avec cette baguette, il pouvait atteindre, sans effort aucun, l'écolier le plus éloigné de lui. Les écoliers tenaient à la main un rosaire arabe. Ils répétaient des versets du Coran. à cette étude se bornait leur éducation humanitaire.
Un homme qui sait par cœur vingt versets du Coran est un bachelier ès lettres. Un homme qui en sait cinquante est un bachelier ès sciences. Un homme qui en sait cent est un taleb. Un taleb est un savant !
Quand un écolier s'arrête ou se trompe, il reçoit un coup de gaule, circonstance qui fait surgir à l'instant même une note aiguĂ« du bourdonnement général.
Nous eussions accordé un temps plus long à l'étude de cette école modèle, si le maître, craignant peut-être que des regards de chrétiens eussent une funeste influence sur les jeunes croyants dont l'âme était confiée à ses soins, n'eût envoyé un de ses élèves nous fermer la porte au nez.
Cette porte était fort jolie, et en vérité plus agréable à voir que cette affreuse école peuplée de petits monstres à grosses têtes et à corps frêles. Elle était en cèdre, cintrée selon l'ogive mauresque, toute brodée de gros clous de cuivre au milieu desquels couraient des milliers de petits clous pareils à ceux avec lesquels nos tapissiers fixent les lézardes de nos meubles. Ces petits clous formaient toutes sortes de dessins. Et, chose singulière, les figures que représentait le plus grand nombre de ces arabesques, étaient la croix et les fleurs de lis, ces deux symboles religieux et politiques qui ont, depuis huit siècles, incessamment poussé l'Occident sur l'Orient.
La porte regardée, admirée, croquée, nous continuâmes notre chemin. Messieurs Roche et Duchâteau étaient absents : monsieur Duchâteau était allé porter, comme nous l'avons dit, les présents du roi Louis-Philippe à l'empereur Abd-el-Rhaman ; monsieur Roche l'avait accompagné.
Le consulat était représenté, en l'absence de ces messieurs, par de charmants intérimaires. Madame Roche et mademoiselle Florence Duchâteau nous reçurent avec une grâce toute parfaite. Il est vrai qu'au compte de ce bon accueil il faut porter le plaisir que deux pauvres exilées ont à revoir des compatriotes. Tanger n'est pas une ville de fashion, tant s'en faut, et c'est une rude pénitence, je crois, pour deux Parisiennes, que d'habiter Tanger. Il leur avait été parlé, par monsieur Florat, de notre désir de faire une partie de chasse au sanglier, et elles avaient la bonté de travailler à la réalisation de ce désir.
Vous vous étonnerez peut-être, Madame, que ce soient des personnes ayant le bonheur d'appartenir à votre sexe qui aient été chargées de préparer une chasse ; mais il faut que vous sachiez qu'on ne chasse pas aux environs de Tanger comme dans la plaine Saint-Denis ; que c'était une négociation difficile à mener à bien, et qu'il n'y a que les femmes pour mener à bien les négociations difficiles.
La chose dépendait du consul anglais, monsieur Hay. Voilà encore une énigme, n'est-ce pas ? Comment une chasse aux environs de Tanger peut-elle dépendre du consul anglais ? C'est que monsieur Hay, étant grand chasseur lui-même, s'est faite une étude toute spéciale de se populariser parmi les gens du pays ; tout ce qui porte un fusil à Tanger relève de son bon plaisir, et nul étranger ne chasse, s'il ne chasse avec monsieur Hay, ou muni d'une permission de monsieur Hay.
C'était une permission qu'il s'agissait d'obtenir. Car, de chasser avec lui, il n'y fallait pas compter : monsieur Hay venait de se donner une entorse.
Mesdames Roche et Duchâteau s'étaient chargées d'être nos intermédiaires auprès du Nemrod anglais, qui avait non seulement accordé toute permission, mais qui encore nous donnait un excellent compagnon de chasse, monsieur de Saint-Léger, son chancelier, presque aussi grand chasseur devant Dieu que son chef de file. On nous offrait le choix du jour ; nous choisîmes le lendemain.
En échange de cette négociation, si heureusement terminée, nous laissâmes sur les albums de ces dames : Maquet, Desbarolles et moi des vers, Giraud et Boulanger des dessins. Après quoi nous retournâmes dîner au Véloce.
Il faut vous dire, Madame, qu'il n'y a pas de restaurant à Tanger. En Espagne, on mange peu et mal, mais, au Maroc, on ne mange pas du tout. De temps en temps, seulement, les naturels du pays grignotent une figue ou une datte, et ils en ont pour vingt-quatre heures. Après quoi ils boivent une tasse de café, fument une chibouque, et tout est dit. Mais le soir, il y a orgie sur la place de Tanger ; près de cette ruelle par laquelle on va chez David, coule une fontaine, et l'on boit, non pas avec des cris, mais avec des rugissements de plaisir.
Jamais fontaine publique, versant du vin au lieu d'eau, un jour de solennité royale, n'a excité les transports de bonheur auxquels nous vîmes se livrer la population de Tanger pendant une des soirées que nous passâmes dans la ville.
Parfois, au milieu de tout ce mouvement, de tous ces cris, de toutes ces clameurs causés par des hommes, une figure apparaissait, s'avançant grave et silencieuse comme un fantôme, portant sur sa tête quelque cruche de forme primitive, et ne laissant voir de toute sa personne que ses yeux brillants comme des escarboucles, par l'ouverture de sa bourka. Cette apparition, devant laquelle tout le monde s'écartait avec un sentiment qui ressemblait à la crainte, c'était une femme.
Quelquefois ce joyeux rassemblement ne se sépare qu'à minuit. Il en est ainsi, sous ces zones torrides ; le principe vivifiant n'est plus comme chez nous le soleil, c'est l'eau. C'est l'eau qui donne la verdure à l'arbre, la vie aux animaux, la gaieté à l'homme. Partout où coule une rivière, où murmure un ruisseau, où jaillit une source, l'existence afflue, pleine de turgescence et d'animation. Quel miracle fit Moïse, grand parmi les prophètes ? C'est d'avoir fait jaillir de l'eau d'un rocher.
On nous attendait à bord. Comme le bâtiment était mouillé à trois quarts de lieue de la terre, à peu près, on avait eu le temps de nous signaler, de sorte qu'en posant le pied sur le pont, nous n'eûmes qu'à descendre dans la salle à manger, et à nous mettre à table. Tanger était à mille lieues de nous, et nous nous retrouvions au milieu de la civilisation.
Un capitaine peut faire le tour du monde sans qu'il lui semble, s'il y met un peu de bonne volonté, qu'il ait quitté Paris.
Le lendemain, à cinq heures, nous étions sur pied, l'armurier nous avait tenu nos armes prêtes ; Giraud et Boulanger s'étaient décidés à venir avec nous. Ils avaient fini par comprendre que, puisque nous avions trente ou quarante rabatteurs arabes, autant valait croquer un rabatteur courant par le taillis, qu'un rêveur, un mendiant ou un poète accroupi au pied d'un mur.
En remettant le pied sur le pont, Tanger, que nous croyions envolée, nous apparut de nouveau. Nous descendîmes dans la baleinière, qui, sous les avirons de huit vigoureux rameurs, glissa de nouveau vers cette ville des contrastes, où, au milieu de toutes ces maisons qui n'ont que quatre murs blancs et une natte, s'élevait, dans notre souvenir, cette maison juive pleine d'étoffes, de coussins, d'écharpes, d'armes, de dentelles, de broderies, et qui semblait un bazar des Mille et une Nuits. Nous retrouvâmes David nous attendant sur le port.
Oh ! Madame, recommandez David à vos amis, comme je le recommanderai aux miens ; car David, c'est l'homme unique, universel ; avec David, on peut se passer de tout autre ; avec David, on ne manquera de rien, au contraire, on vivra dans le luxe ; avec David, on se couchera sur des tapis qu'un Sybarite eût payés bien des millions de sesterces ; avec David, on fumera le tabac de Latakié dans des chibouques à bout d'ambre, dans des narguillez à carafes de cristal et à pied d'or ; avec David, on aura plus que la réalité, on aura les rêves, et l'on pourra se croire sultan dans son harem, roi ou empereur sur son trône.
Malheureusement, mes amis et les vôtres vont rarement à Tanger.
Quand nous nous étions occupés, la veille, ou plutôt quand nous avions voulu nous occuper des moyens de transport, David avait fait un signe de la bouche et un mouvement des épaules qui voulait dire : « Laissez-moi donc faire. Cela me regarde. » Et, pleins de confiance en lui, nous lui avions laissé carte blanche.
Douze chevaux et douze domestiques arabes nous attendaient à la porte de David, encombrant la rue qui, comme toutes les rues de Tanger, a huit ou dix pieds de large. Dix minutes après, monsieur Florant et monsieur de Saint-Léger nous rejoignirent. Monsieur de Saint-Léger était le chancelier du consulat, autorisé par monsieur Hay à venir avec nous.
Ce qui me frappa surtout, dans le costume de monsieur de Saint-Léger, c'est qu'il avait les jambes nues et la tête nue. Une espèce de caleçon lui descendait au-dessous du genou, une espèce de guêtre lui montait jusqu'à la cheville. Ces deux omissions me paraissaient étranges : des jambes nues dans le pays des cactus et des aloès, une tête nue sous un soleil de quarante degrés, c'était plus que de l'originalité.
Je me permis de l'interroger à ce sujet, mais monsieur de Saint-Léger me cita l'anecdote de Diogène jetant sa sébile parce qu'il avait vu un enfant boire dans sa main. Il avait vu les Arabes aller nu-jambes et les nègres nu-tête, et il avait fait comme Diogène, c'est-à-dire qu'il avait jeté ses bas et son chapeau. Enfin, comme un dernier défi porté à l'équateur, monsieur de Saint-Léger portait ses cheveux taillés en brosse.
C'est du reste un des hommes les plus aimables que j'aie rencontrés. Il connaissait le pays à merveille et dans tous ses détails. Nous enfourchâmes chacun un cheval, et nous marchâmes côte à côte.
Chacun de nous avait son says courant à côté de son cheval et portant son fusil. Monsieur Florat faisait porter le sien par un gros nègre du Congo dont le visage, dans toute l'exagération de la laideur de la race, offrait l'expression de la plus complète stupidité. Les domestiques maures le traitaient, lui, à peu près comme messieurs Florat et de Saint-Léger traitaient les domestiques maures. Il était évident que ces derniers voyaient entre eux et cette ébauche de l'homme une distance au moins égale à celle que le bâton les forçait de reconnaître entre eux et les Européens. Au-dessous de ce nègre, ils ne voyaient rien dans l'échelle des êtres, sinon peut-être le sanglier, animal immonde et proscrit par le prophète que nous allions troubler dans son bouge.
Aussi chacun mettait sa charge sur le dos du nègre, lequel n'osait pas même faire entendre le plus léger grognement, et s'avançait, dans sa simple chemise de coton, courbé sous le poids, sans même avoir une main libre pour essuyer les ruisseaux de sueur qui vernissaient son visage couleur de suie.
Nous marchâmes deux heures à peu près. Ce fut dans cette excursion que naquirent mes premiers étonnements sur la nature africaine : tout le pays que nous parcourûmes, pays de vallées il est vrai, était vert comme de l'émeraude, et produisait une herbe ferme et tranchante qui nous montait jusqu'à mi-jambe ; de cette herbe, s'envolaient des bandes de pluviers et des pariades de perdrix rouges.
Enfin, au bout de deux heures de marche, au sommet d'une montagne silhouettant l'horizon sur un beau ciel bleu, nous aperçûmes une trentaine d'Arabes appuyés sur leurs longs fusils, et qui nous attendaient en silence.
Nous leur fîmes des signes auxquels celui qui paraissait leur chef répondit en agitant son burnous.
Nous nous engageâmes dans la montagne. C'étaient les mêmes sentiers, les mêmes plantes, les mêmes arbustes que dans la Sierra Morena ; la nature n'a jamais cru sérieusement à la séparation par Hercule de Calpé et d'Abyla ; l'Afrique, c'est l'Espagne qui se continue.
Nos chevaux montaient cette pente de pierre inclinée à quarante-cinq degrés avec une sûreté de marche dans laquelle on reconnaissait la race arabe, quoique, à leur tournure, on eût pu croire qu'ils étaient croisés Montmorency et bois de Boulogne ; mais de toute noblesse il reste quelque chose, et là où nos chevaux à nous eussent fait vingt chutes, les chevaux marocains ne bronchèrent pas une seule fois.
Au faîte de la montagne, nous nous réunîmes. Les Arabes n'avaient pas fait un pas au-devant de nous. Monsieur de Saint-Léger entra en conversation avec eux, et se fit reconnaître en quelque sorte. Ils furent graves et polis à la manière des gens qui obéissent à un ordre bien plutôt qu'ils ne partagent un plaisir. Monsieur Florat m'assura que, si c'eût été monsieur Hay au lieu de monsieur de Saint-Léger, tous ces hommes eussent été aussi empressés qu'ils étaient froids.
Après ces quelques mots échangés, nous nous remîmes en route. Nous avions encore trois quarts de lieue à faire à peu près pour entrer en chasse.
Nous marchions, dans des chemins à peine tracés, sur des rampes de montagnes hérissées de myrtes, de lentisques et d'arbousiers dans lesquels nous et nos chevaux disparaissions ; je ne comprenais pas comment nous arriverions à pouvoir tirer dans de pareils taillis. Un vieil Arabe aux jambes nues et à la barbe blanche avait la direction de la chasse. Son fusil incrusté de cuivre avait été autrefois un fusil à mèche dont on avait fait successivement un fusil à rouet et un fusil à pierre ; dans cent ans, un de ses descendants en fera un fusil à piston.
On nous désigna un emplacement au milieu des rochers comme l'endroit destiné à être le théâtre de notre déjeuner. Plusieurs couches de pierres étaient disposées naturellement les unes au-dessus des autres dans cet amphithéâtre granitique qu'aucun arbre ne protégeait contre l'ardeur dévorante du soleil ; l'ombre qu'elles recevaient venait des rochers eux-mêmes. Une source coulait sous les dernières assises de cette salle à manger gigantesque, source d'autant plus fraîche, d'autant plus glacée, qu'elle s'échappait de dessous une fournaise.
Nous allâmes prendre nos places. Comme je l'avais présumé, c'était chose presque impossible que cette chasse ; on ne voyait pas à dix pas autour de soi, et l'on n'avait d'autre abri contre l'animal blessé que des touffes d'arbousier qu'il eût écartées et foulées comme de l'herbe.
à peine fûmes-nous à nos postes, que les cris commencèrent. J'ai entendu bien des cris de rabatteurs dans ma vie, jamais d'aussi furieux : c'étaient des hurlements, c'étaient des imprécations ; leurs paroles semblaient les exalter et les rendre féroces. Des Caraïbes traquant un Européen qu'ils espèrent manger n'en eussent pas fait de plus menaçants. Je demandai à Paul, qui, placé derrière moi, me tenait un second fusil, après qui en avaient nos rabatteurs, et ce qu'ils criaient ainsi. Ils en avaient au sanglier, et lui criaient : « Sors donc, Juif. »
Deux ou trois de nos loueurs de chevaux étaient juifs et avaient accompagné leurs montures ; c'étaient probablement à leur intention, et pour se venger sur eux de ce que David n'ôtait point ses babouches en passant devant la mosquée, que les Maures donnaient une pareille expression à leurs cris.
Au bout d'un instant, deux ou trois coups de fusil partis du milieu des rabatteurs eux-mêmes nous annoncèrent que le sanglier avait entendu et compris l'avertissement. Une balle qui passa, sifflant et brisant les branches à côté de moi, m'apprit qu'il venait dans notre direction.
En effet, presque aussitôt, j'entendis un grand bruit de ronces froissées à ma gauche. Seulement, il en fut de l'animal comme des balles, je l'entendis, mais ne le vis point. Un autre coup de fusil partit à ma droite à l'extrémité de l'enceinte, puis nous entendîmes les cris et les froissements des branches se rapprocher : c'étaient nos rabatteurs. Nous nous réunîmes. Un chacal avait été tué, c'était tout.
On devait déjeuner après cette première battue, et l'ordre avait été donné aux says de nous attendre à une clairière, afin que nous pussions rejoindre à cheval notre salle à manger de roches. Nous arrivâmes à la clairière, trois chevaux seulement nous attendaient.
Les autres y étaient venus, mais, en nous attendant, les Maures et les nègres avaient jugé à propos de faire un steeple-chase, et nos gentilshommes-riders prenaient leur plaisir où ils l'avaient trouvé. Seulement, le malheur était que nous ne savions pas où ils prenaient leur plaisir.
Nous regagnâmes donc à pied le rendez-vous, et je dois rendre justice à messieurs Florat et de Saint-Léger, c'est que, quoique l'un fût protestant et l'autre catholique, toute nuance religieuse disparut, et tous deux revinrent en jurant comme des païens.
On avait allumé un grand feu qui n'avait pas eu de peine à s'enflammer sur ces roches ardentes : c'était pour faire rôtir sur les charbons un morceau de bœuf que monsieur Florat avait apporté cru. Le morceau de bœuf fut taillé en tranches les plus minces possibles et posé sur la braise.
En ce moment, et comme on commençait à tirer du bissac les provisions de bouche, qui se composaient d'un jambon, de deux ou trois poulets et d'une douzaine de bouteilles de vin, nous vîmes revenir nos hommes et nos chevaux, les hommes essoufflés, les chevaux haletants, les chevaux couverts d'écume, les hommes couverts de sueur, les hommes éreintés, les chevaux fourbus.
Quand on nous aperçut, la stupéfaction fut grande. Les coupables se laissèrent glisser à bas de leurs chevaux, et, comme des couleuvres, se faufilèrent dans les buissons. Seulement, deux ou trois, moins légers que les autres, furent attrapés par les propriétaires de chevaux. Et alors commença une de ces bastonnades d'Orient dont, non seulement nous n'avons aucune idée en France, mais encore qui répugnent à tout Français qui n'a pas habité un certain nombre d'années de l'autre côté de la Méditerranée.
Probablement, si la correction eût été donnée de Turc à Arabe, ou d'Arabe à Maure, les assistants n'y eussent pris qu'un intérêt secondaire, ou n'y eussent même pas pris d'intérêt du tout, la chose se passant en famille. Mais des chrétiens battaient de vrais croyants, et cela faisait une grande différence.
Les yeux commençaient à briller sous les burnous. J'en fis l'observation à ces messieurs, qui n'en tirent compte, et qui ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils crurent être quittes avec les malheureux écuyers.
Celui qui avait reçu la plus forte charge de coups était le pauvre diable de nègre ; il se roulait à terre en hurlant bien longtemps après qu'on ne songeait plus même à le frapper. Celui qui poussait le plus de gémissements après lui était un Juif. Les Arabes avaient supporté la chose sans souffler le mot.
Enfin, le nègre se releva comme les autres. Monsieur Florat lui jeta son fusil, il alla se confondre avec les rabatteurs, et nous commençâmes à nous occuper de notre déjeuner. Je fis seulement cette observation à nos amis de ne pas quitter leurs armes et de ne point perdre de vue les Arabes, leur physionomie ayant indiqué un mécontentement des plus visibles pendant la scène de la bastonnade. Je communiquai les mêmes observations à nos compagnons d'outre-mer ; mais, habitués à vivre au milieu de ces hommes, ils y attachèrent moins d'importance que je n'eusse voulu.
Chacun s'était partagé les fonctions culinaires. Les uns découpaient les poulets, les autres éminçaient des tranches de jambon ; ceux-ci taillaient le pain, ceux-là débouchaient des bouteilles. Boulanger dessinait.
Placés seuls sur les rochers, nous dominions le plateau. Autour de nous, étaient rangés en cercle nos trente ou quarante Arabes ; ils n'avaient pour tout repas que quelques dattes, et pour tout rafraîchissement que la source, qui, après avoir séjourné un instant dans un petit bassin de rocher, s'en allait, laissant sur son passage une trace de verdure plus vive que dans le trajet parcouru. Ce trajet n'était pas long : au bout de cinquante pas à peine, le soleil l'avait bue.
Je suivais des yeux cette larme unique, qui marquait d'une ride humide la face desséchée de la terre, lorsqu'en ramenant mon regard des choses aux hommes, je vis notre nègre, qui, paraissant déjà avoir oublié cette bastonnade qui lui avait fait pousser de si terribles cris, jouait avec le fusil de monsieur Florant comme aurait pu faire un singe, ou tout autre animal qui a fait deux mains de ses pattes de devant, mais sans aucune des précautions qu'un homme accorde d'ordinaire à une arme à feu.
J'allais en faire l'observation à monsieur Florant, quand je vis tout à coup le fusil se changer en un éclair ; une balle siffla au-dessus de nos têtes, et vint s'aplatir contre le rocher auquel nous étions adossés. En un instant, nous fûmes debout, nos fusils à la main.
En effet, était-ce une maladresse ? était-ce une attaque ? Les Arabes aussi étaient debout ; eux aussi tenaient leurs fusils à la main. Le nègre se roulait en jetant des cris comme un homme à l'agonie.
Il y eut un instant de silence. Le plus prudent était de prendre l'accident pour une maladresse ; nous le prîmes ainsi. Au milieu de ce silence, monsieur Florat quitta sa place, marcha droit au nègre, lui reprit son fusil d'une main, et le fustigea vigoureusement de l'autre avec son fouet de chasse. Il est inutile de dire que le drôle n'avait pas la moindre égratignure, et qu'il criait par avance à la façon des anguilles de Melun. Cette fois, au moins, il cria pour quelque chose.
Il était évident que si, au lieu d'être un nègre, le délinquant eût été un Maure ou un Arabe, la révolte éclatait ; mais un nègre, cela ne pouvait pas même être un prétexte. Les Arabes reprirent leur poste, et nous nous rassîmes. J'eus le temps, au milieu de ce conflit d'une minute, de voir le sourire qui passa sur les lèvres des Juifs. Un instant, ils avaient cru qu'Arabes et chrétiens allaient s'entr'égorger. Cinq minutes après, la sérénité avait reparu sur toutes les figures, et nul n'avait l'air de se souvenir de ce qui s'était passé.
Cependant, cet événement, dont nous nous exagérâmes peut-être l'importance, jeta du froid sur le reste de la chasse. Les balles arabes, qui innocemment passaient près de nous, comme avait fait celle qui dans la première battue courait après le sanglier, nous semblaient toutes avoir des intentions hostiles.
La chasse néanmoins se passa sans accident, si ce n'est l'obligation où nous fûmes de traverser une portion de bois qui avait été incendiée ; le feu, en s'éteignant, avait laissé une couche de charbon sur chaque arbre, sur chaque branche d'arbre, sur chaque buisson. Quand nous en sortîmes, il ne nous manquait qu'une couche plus également pareille et plus savamment étendue pour n'avoir rien à envier au nègre. Dans la dernière battue, c'est-à-dire vers cinq heures du soir, un marcassin fut tué par un Maure.
Tout en chassant, nous nous étions avancés dans l'intérieur d'une lieue ou deux, mais cela ne nous inquiétait point comme fatigue. En effet, monsieur de Saint-Léger, qui, par parenthèse avait chassé toute la journée avec ses jambes nues et sa tête nue, avait donné l'ordre aux says de nous amener les chevaux à un endroit désigné. Mais, arrivés à cet endroit, nous le trouvâmes parfaitement désert.
Nous eûmes recours aux cris et aux coups de fusil ; les uns et les autres furent inutiles. L'accident devenait d'autant plus grave qu'aucun Arabe ni qu'aucun Maure ne voulait porter le sanglier, viande immonde, et qui, par conséquent, entraîne avec elle sa souillure. Aucune promesse n'avait pu les séduire, et celui-là même qui l'avait tué avait semblé, une fois l'animal mort, le regarder avec une horreur profonde.
Qui s'offrit pour cette corvée, Madame, vous ne le devineriez jamais. Ce fut Eau de Benjoin ! Eau de Benjoin ! dont, pendant notre voyage d'Espagne, la paresse était devenue proverbiale ! Il s'adjoignit le cuisinier de monsieur Hay, qui était venu avec nous, chargé par monsieur de Saint-Léger de la direction des victuailles. Il faut dire que, malgré son origine ismaélite, Eau de Benjoin aime fort le sanglier.
Nos deux porteurs se mirent à chercher une perche. Une perche de grosseur suffisante pour porter un sanglier, c'est-à-dire un arbre ayant trois pouces de circonférence à peu près, n'était pas chose facile à découvrir dans les forêts du Maroc. Heureusement, la Providence, cette même Providence qui, en Espagne, nous apparaissait toujours aux moments critiques, heureusement la Providence nous apparut sous les traits d'un bûcheron arabe portant juste sur son épaule le bâton qu'il nous fallait.
Mais, cette fois, la Providence, qui, en traversant la mer avec nous et en mettant le pied sur la côte d'Afrique, s'était faite mahométane, la Providence s'était sans doute faite superstitieuse, et avait pris l'horreur du porc : elle refusa donc positivement de nous vendre sa perche à quelque prix que ce fût.
Pauvre Providence, elle fut forcée de la donner pour rien ; et encore, quand je dis pour rien, je me trompe, elle fut battue par Eau de Benjoin et par le cuisinier du consulat. Battue par Eau de Benjoin et par le cuisinier de monsieur Hay !... Décidément, Madame, le dernier des métiers est le métier de Providence en Afrique. Je lui donnai trente sous pour la consoler un peu. En France elle eût été consolée tout à fait et tout de suite. Mais là-bas, elle garda son visage rechigné, et nous suivit en grimaçant comme une pleureuse antique. à partir de ce moment, j'en ai bien peur, Madame, nous sommes brouillés avec elle.
Eau de Benjoin et le cuisinier lièrent les quatre pattes de l'animal, lui passèrent la perche entre les jambes, et posèrent chacun un bout de la perche sur leur épaule. Puis ils se mirent en chemin, chancelant sous le poids, pareils à ces Hébreux qui, dans les vieilles gravures de la Bible, portent cette fameuse grappe, échantillon du raisin qui pousse dans la terre promise.
Nous les suivîmes, ou plutôt nous les précédâmes, après avoir promis à nos says, qui nous donnaient une seconde édition de la scène du matin, une seconde correction, revue et augmentée. Nous fîmes à peu près une lieue ou une lieue et demie dans la direction de Tanger, poussant des cris et tirant des coups de carabine. La nuit était à peu près tombée.
Tout à coup, aux dernières lueurs du crépuscule, nous vîmes surgir à l'horizon une douzaine de cavaliers qui, grandissant derrière une colline, se découpèrent un instant à son sommet, puis, pareils à une avalanche, se ruèrent de notre côté. C'étaient nos gens qui revenaient. D'où ? Nul n'en savait rien.
Je n'ai jamais vu, jamais imaginé pareille trombe de démons lâchés sur la terre. Ces visages bronzés qui se perdaient dans l'ombre, ces burnous blancs qui flottaient comme des linceuls, le galop sourd de ces chevaux presque invisibles et qui s'approchaient cependant avec la rapidité de la foudre ; tout cela donnait à cette course nocturne l'apparence fantastique d'un rêve. Je me rappelai ces Sioux que Cooper fait bondir dans la prairie autour du camp du Squatter. Quant à moi, je leur pardonnai presque leur faute en faveur du côté inattendu et saisissant du spectacle.
Arrivés à dix pas de nous, ils s'arrêtèrent court, s'élancèrent à bas des chevaux, et, instruits par l'expérience, se mirent à l'instant même hors de la portée de la main, précaution qui, d'après ce que j'entendais dire autour de moi depuis une demi-heure, me parut pleine de sagesse de leur part.
Ceux que ce retour réjouit le plus, non pas à cause du côté poétique, mais bien du côté matériel, furent Paul et le cuisinier. Le sanglier fut mis en porte-manteau derrière le cheval de Paul. Chacun de nous se remit en selle sur sa monture tout effarée, et nous continuâmes notre route vers Tanger, où nous arrivâmes à dix heures du soir.
C'est alors que nous vîmes toute cette population joyeuse se grisant d'eau fraîche autour de la fontaine. David nous attendait. Une noce juive se célébrait le lendemain à Tanger, et il nous invitait à ne pas manquer cette occasion de faire connaissance avec les rites matrimoniaux de la nation israélite. Nous n'avions à nous inquiéter de rien, nous trouverions chez lui notre déjeuner et notre dîner.
Toutes ces mesures prises pour le lendemain, nous retournâmes coucher sur le Véloce, qui nous attendait, une lanterne hissée à son grand mât.

Chapitre précédent | Chapitre suivant

© Société des Amis d'Alexandre Dumas
1998-2010
Haut de page
Page précédente