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Chapitre XIII
Retour à Martigny

Lorsque ce récit fut fini, je cherchai des yeux le maître de l'auberge, afin de lui payer la bouteille de vin qu'il nous avait fournie. Ne le trouvant pas, je donnai dix francs à Marie Coutet, et le chargeai de régler mon compte. Cinq minutes après, nous étions en route pour revenir.
Au bout d'une demi-heure de marche, Payot s'arrêta.
- Tenez, me dit-il en me montrant une pente très rapide, c'est ici qu'on se laisse glisser à la ramasse lorsqu'il y a de la neige ; alors on est au bas de Montanvert en deux minutes et demie, tandis que par le chemin ordinaire on met près de trois heures.
- Et comment l'opération se pratique-t-elle ?
- Mon Dieu, c'est la chose du monde la plus facile ; on coupe quatre branches de sapin, on les pose en croix, on s'assied dessus, puis on se laisse aller tranquillement, maître que l'on est de se servir de son bâton comme d'un gouvernail pour éviter les arbres et les pierres.
- Ah diable ! ce doit être une manière de voyager fort agréable, pour les fonds de culotte surtout ?
- Dame ! ils restent quelquefois en route, ça c'est un fait.
- Et l'été, cette descente est-elle impraticable ?
- Non. Vous voyez ce petit chemin ?...
- Large comme une roue à la Marlborough ?
- Oui. Eh bien, il raccourcit la route d'une heure et demie.
- Et l'on peut le prendre ?
- Certainement.
- Prenons-le, alors.
Payot me regarda d'un air de doute.
- Ah ! çà ! mais il paraît que le vin de Montanvert vous donne du courage !
- Non, il me creuse l'estomac, et je meurs de faim.
- Voulez-vous que je vous donne la main ?
- Ce n'est point la peine ; marchez devant, cela me suffira.
Payot se mit en route, ne comprenant pas ma témérité ; elle était simple cependant. Un précipice n'a sur moi de prise vertigineuse que lorsqu'il est coupé à pic ; alors, et même lorsque je le regarde d'en bas, j'éprouve un malaise indéfinissable et dont je ne suis pas le maître ; mais le chemin fût-il beaucoup plus étroit, dès lors que ma vue se repose sur un talus, si rapide et si malaisé qu'il soit, j'échappe à son influence ; j'en vins donc à mon honneur, et, un quart d'heure après, nous étions arrivés aux sources de l'Arveyron.
L'eau sort du pied du glacier des Bois, qui forme l'extrémité inférieure de la Mer de glace, par une ouverture de quatre-vingts à cent pieds de haut ; cette caverne a, comme nous l'avons déjà dit, l'apparence d'une gueule de poisson ; les arcades de glace qui la soutiennent sont cambrées et ont la forme de plusieurs mâchoires qui, placées les unes à la suite des autres, s'enfoncent vers le gosier d'où sort la source, agile et agitée comme la langue farouche d'un serpent ; quelques-unes de ces arcades paraissent tenir à peine, et menacent d'écraser par leur chute ceux qui s'engageraient dans la caverne, chose possible, l'eau ne remplissant pas entièrement sa cavité.
Un accident de ce genre arriva en 1830 à l'endroit même où nous étions. Plusieurs voyageurs s'étaient arrêtés en face de la caverne, lorsque l'un d'eux, pour détacher de la voûte l'une de ces arcades de glace, tira un coup de pistolet. En effet, l'une d'elles tomba avec un bruit terrible, obstruant par sa chute et par ses débris l'entrée de la caverne et fermant le passage à l'eau. Les voyageurs voulurent alors examiner le réservoir qui devait naturellement se former derrière cette digue ; mais, au moment où ils la gravissaient, l'eau, qui avait doublé sa force en s'amassant, rompit le mur de glace qui la retenait, entraînant avec elle la digue et les voyageurs qui l'avaient élevée ; l'un d'eux fut repoussé violemment vers le bord, et en fut quitte pour une cuisse cassée ; l'autre, entraîné par le courant, se noya sans que les guides pussent lui porter aucun secours.
Payot me donnait tous ces détails en me ramenant à Chamouny par le chemin le plus court. Nous avions déjà fait un quart de lieue à peu près, depuis le lieu qui avait été témoin de cet accident, et nous nous trouvions dans une espèce d'île, entre l'Arve et l'Arveyron, lorsqu'il s'arrêta, cherchant des yeux avec inquiétude le pont qu'il avait l'habitude de se trouver à l'endroit où nous étions. Dans les Alpes, ces sortes de passages sont en général fort mobiles, et surtout fort inconstants ; c'est le plus souvent un arbre jeté en travers d'un torrent ou d'un précipice, dont les deux bouts reposent sur les deux rives, sans y être autrement fixé que par son équilibre, ce qui, sur trois chances, en offre une pour arriver, et deux pour tomber en route. Cette fois, nous n'avions pas même les deux dernières : le pont avait probablement été précipité d'un coup de pied dans le torrent par quelque voyageur morose ou ingrat ; mais enfin, soit par cette cause, soit par tout autre, le fait est que le pont n'y était plus.
- Ah ! bon, nous voilà bien ! dit Payot.
- Qu'y a-t-il donc ? répondis-je.
- Il y a, il y a, pardi...
Il continuait de chercher des yeux, tandis que, de mon côté, ignorant l'objet de sa recherche, mes yeux suivaient les siens avec inquiétude.
- Quoi donc ? Voyons, qu'y a-t-il, enfin ?
- Il y a qu'il n'y a plus de pont !
- Bah ! et ça vous inquiète, vous ?
- ça ne m'inquiète pas précisément, parce qu'en revenant sur nos... Mais c'est c'est une demi-heure de perdue.
- Mon cher ami, quant à moi, je vous déclare que j'ai trop faim pour la perdre.
- Alors, comment ferez-vous ?
- Vous savez que, si je grimpe mal, je saute bien !
- Vous sauterez dix pieds ?
- La belle affaire !...
- Oh ! bah !
- Pas de moraines, n'est-ce pas ?
- Non, monsieur.
- Adieu, Payot !
En même temps, je pris mon élan et sautai par-dessus la petite rivière.
Je me retournai, et vis mon homme qui tenait son chapeau d'une main et se grattait l'oreille de l'autre.
- Vous savez que je vous attends à dîner, lui dis-je ; je vais devant et je ferai faire la carte ; au revoir, mon brave !
Payot se remit silencieusement en route, remontant les bords de l'Arveyron, que je descendais ; au pas dont nous marchions tous deux, il devait à peu près être arrivé au pont en même temps que j'arrivais à Chamouny.
En attendant le dîner, je jetai sur le papier les détails que m'avait donnés Marie Coutet sur l'accident arrivé lors de l'ascension du docteur Hamel ; mon hôte était l'oncle de Michel Terre, l'un des trois qui avaient péri dans la crevasse.
Comme j'achevais, Payot entra ; le pauvre diable était en nage. Le dîner était prêt, nous nous mîmes à table.
Je vis pendant le repas que, grâce à l'exploit que je venais de faire, j'avais considérablement grandi dans l'esprit de mon guide : en général, les hommes de la nature ne font cas que des dons de la nature ; peu leur importent les talents de nos villes, qui, dans un moment de danger, ne peuvent leur être d'aucun secours, et, dans la vie ordinaire, d'aucune utilité ! La force, l'adresse, l'agilité, voilà les trois déesses de leur culte, et ceux qui les possèdent sont pour eux des hommes de génie.
Aussi, à part mes vertiges, qu'ils ne comprenaient pas, étais-je l'homme de leur sympathie : dès que j'avais eu l'occasion de donner devant eux une preuve quelconque de force ou d'adresse, ils se rapprochaient aussitôt de moi, plus familiers et cependant plus respectueux ; certains dès lors que je pouvais les comprendre, ils me racontaient des choses intimes qu'ils n'avaient l'habitude de dire qu'aux hommes de leur nature. Moins envieux sur les qualités physiques, qu'ils possèdent à un si haut degré cependant, que nous ne le sommes sur les qualités morales, ma supériorité sur eux, et il m'arrivait quelquefois d'en avoir, ne les humiliait pas ; au contraire, elle faisait naître une espèce d'admiration naïve dont le murmure, je l'avouerai, a parfois plus flatté mon amour-propre que les applaudissements d'une salle entière.
Vers la fin du dîner, Balmat arriva, comme il me l'avait promis ; il m'apportait des cristaux trouvés par lui dans la montagne ; il m'en donna pour une valeur d'une dizaine de francs. Je voulus les lui payer, mais il s'y refusa avec tant d'obstination, que je vis que je lui ferais peine en insistant.
Pendant la soirée, il me parla des voyageurs illustres qu'il avait tour à tour conduits, et me nomma MM. de Saussure, Dolomieu, Chateaubriand et Charles Nodier ; sa mémoire était très fidèle, autant que j'ai pu en juger par le portrait qu'il me fit des deux derniers.
à dix heures, je quittai ces braves gens, que je ne reverrai probablement jamais, mais qui, j'en suis sûr, gardent un bon souvenir de moi. Payot ne pouvait me servir de guide le lendemain, étant de noce. Il m'offrit à sa place son fils, que j'acceptai.
Le lendemain, l'enfant me réveilla vers les cinq heures. La journée était dure, nous devions revenir à Chamouny par la Tête-Noire ; c'étaient dix lieues de pays à faire. Le fils de Payot ne devait m'accompagner que jusqu'aux frontières de la Savoie ; mon guide valaisan, que j'avais gardé, mais qui avait perdu tous ses droits du moment où il avait mis le pied sur les états du roi de Sardaigne, reprenait son service en se retrouvant sur sa terre.
Le jeune garçon, trop faible pour une si longue course, m'amenait un mulet que je devais monter en allant, et lui en revenant ; de cette manière, nous ne faisions que cinq lieues chacun de notre côté. Nous enfourchâmes nos bêtes et nous partîmes, nos grands bâtons ferrés nous donnant l'air de ces bouviers romains qui conduisent leur troupeau à cheval.
Au bout d'un quart de lieue, un douanier sortit d'une petite baraque près de laquelle nous allions passer et nous attendit sur la route. Lorsque nous l'eûmes joint, il demanda les passeports. Nous allions obéir à cette injonction, lorsque le guide nous arrêta en nous disant que ce n'étaient pas les nôtres, mais ceux de nos mulets dont on demandait l'exhibition. Il tira de sa poche un certificat constatant que c'était le tour de Dur-au-Trot et de la Grise à marcher. J'étais monté sur le premier et j'avouai, dès que je connus son sobriquet, que jamais surnom de bataille n'avait été mieux mérité. Quant à la Grise, on devine que la couleur de sa robe lui avait valu ce gracieux nom de baptême.
Pendant trois quart d'heure, à peu près, nous suivîmes la même route que nous avions déjà faite pour venir du col de Balme à Chamouny. Enfin, nous tournâmes à gauche et, après nous être retournés pour prendre congé de la magnifique vue que nous allions perdre, nous nous enfonçâmes dans la gorge des Montets. Au fur et à mesure que nous y entrions, le caractère du pays changeait complètement. Une terre nue, grisâtre et pierreuse, sillonnée, de cent pas en cent pas, par des lits de ravins, s'étendait devant nous. Nous apercevions au loin, comme des groupes de pauvres déguenillés, les hameaux de Tréluchamp d'en bas et de Tréluchamp d'en haut ; du reste, ces misérables chaumières ne prêtent d'asile à leurs habitant que trois ou quatre mois de l'année, après lesquels ils vont chercher un asile sur un plateau à l'abri des avalanches. De place en place, et semées sur la route, s'élèvent des croix qui indiquent que, là où elles sont, un guide, un voyageur, quelquefois une famille tout entière ont péri. Ces symboles de la mort ne sont pas eux-mêmes à l'abri de la destruction ; la plupart sont brisés par des pierres qui roulent de la montagne.
Bientôt, nous entrâmes dans la gorge de Vallorcine (val des Ours), ainsi nommée par opposition au val de Chamouny (val des Chamois). Nous nous y arrêtâmes pour déjeuner, et nous vîmes que là aussi il devait y avoir de grandes craintes, aux grandes précautions qui sont prises : les couvertures des maisons, que le vent menace d'emporter, sont maintenues en place par d'énormes pierres posées sur leurs toits, comme des morceaux de marbre sur les papiers d'un bureau. L'église est entourée de contre-gardes, comme un château du seizième siècle, afin qu'elle puisse soutenir les assauts que les avalanches lui livrent chaque hiver. Enfin, plusieurs bâtiments, ainsi que certaines cases indiennes, sont supportés par des poteaux, de manière à ce que l'eau puisse monter jusqu'à la hauteur de plusieurs pieds sans les atteindre et passer sous eux sans les emporter.
La gorge de Vallorcine s'étend sur une lieue à peu près encore au-delà du village de ce nom. Le chemin passe au milieu d'une forêt de sapins plus pressés que ne le sont ordinairement les forêts des montagnes et côtoie un torrent que les paysans, dans leur langage toujours imagé, appellent l'Eau-Noire. Effectivement, quoique cette eau fût parfaitement incolore et la plus limpide peut-être de toutes les eaux que j'avais vues, la voûte de sapins qui l'ombrage lui donne une teinte foncée qui justifie le nom qu'elle a reçu. Trois fois, on passe sur des ponts différents ce torrent capricieux. Puis enfin on enjambe d'une montagne à l'autre, et l'on se trouve à la base de la Tête-Noire.
Quelques pas avant d'y arriver, on trouve, sur la droite de la route, un monument de l'originalité anglaise : c'est une énorme pierre, de la forme d'un champignon, dont la calotte s'appuie, d'un côté, au talus de la montagne, et, de l'autre, forme une espèce de voûte. Cette pierre appartient en toute propriété à une jeune miss et à un jeune lord qui l'ont achetée au roi de Sardaigne. Une inscription constatant cette acquisition est gravée sur le bourrelet de pierre qui surmonte sa base. Les armes des deux acheteurs, réunies sur une plaque de cuivre et surmontées d'une couronne de comte, avaient même été apposées au-dessous de l'écriture, comme un sceau sur une lettre patente, mais il paraît que ce métal a une certaine valeur en Savoie, car depuis longtemps la plaque a disparu. Notre guide nous dit que, du côté de Sierre, ces mêmes Anglais avaient encore acheté deux arbres jumeaux, sous l'ombrage desquels ils s'étaient reposés. J'ai recours aux lettres italiques pour exprimer le sens que le sourire de mon guide parut attacher à ce mot. Cette pierre s'appelle Balmarossa.
à mesure que l'on gravit la Tête-Noire, le chemin devient de plus en plus sauvage. Les sapins cessent d'être pressés en forêt et s'isolent comme des tirailleurs. On dirait une armée de géants qui, voulant escalader la montagne, a été arrêtée par les rocs qu'une main invisible a fait rouler de sa cime. La plupart des arbres ont été brisés par ces avalanches de pierre, et des blocs énormes de granit sont arrêtés tout court aux pieds de ceux qui ont offert à ces masses une résistance proportionnée à leur pesanteur, multipliée par l'impulsion.
Le chemin, de son côté, participe à cette nature sauvage ; il s'escarpe de plus en plus, et se rétrécit enfin pour passer sur un abîme, de manière à ne présenter, pendant cinq ou six pas, qu'une largeur d'un demi-pied. Cet endroit est appelé par les gens mêmes du pays le Maupas, ou mauvais pas.
Cette espèce de défilé une fois franchi, la route devient praticable, même pour les voitures, et descend par une pente assez douce vers le village du Trient. Nous nous y arrêtâmes pour dîner ; seulement, nous choisîmes une autre auberge que celle où nous avions stationné quatre jours auparavant. Ce fut, du reste, un changement de localités, et voilà tout ; quant au repas, il ne fut guère plus confortable que le premier.
Cent pas au delà du village, nous nous retrouvâmes dans la même route que nous avions suivie en venant de Martigny ; nous la prîmes pour y retourner. à sept heures du soir, nous étions de retour dans la capitale du Valais.
Il paraît qu'il avait fait la veille à Martigny un orage épouvantable, dont nous n'avions pas même entendu le bruit à dix lieues de là. Cet accident atmosphérique parvint à ma connaissance pendant que je signais le registre de l'auberge, où chaque voyageur inscrit son nom et la cause de son voyage. Le dernier signataire avait constaté le déluge qui en avait été la suite par cette boutade, qui aurait fait honneur à l'humour d'un Anglais :
« M. Dumont, négociant, voyageant pour son plaisir, cinq filles, et une pluie battante !... »

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