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Chapitre XXI
Deuxième course dans l'Oberland

La vallée de Lauterbrunnen

En arrivant à Thun, j'ai dit, je crois, sans m'étendre davantage sur ce sujet, que c'était là que commençait l'Oberland. Quelques lignes maintenant sur la signification du mot et sur le pays qu'il désigne.
Ober land signifie la Terre d'en haut. C'est pour Berne ce que Dieppe est pour Paris, le pèlerinage des bourgeois. On se promet, un ou deux ans d'avance, dans les familles, d'aller voir les glaciers, comme un ou deux ans d'avance on se réjouit, rue Saint-Martin ou rue Saint-Denis, d'aller visiter la mer. La réputation de ce magnifique pays s'étend, au reste, bien au delà de la Suisse. Il y a des Anglais qui arrivent de Londres, et des Français de Paris, pour voir l'Oberland, et pas autre chose, et qui, après avoir fait une course de sept ou huit jours dans les montagnes qui l'environnement, reviennent chez eux convaincus qu'ils ont vu de la Suisse tout ce qui mérite d'en être vu. Il est vrai que c'en est, sinon la partie la plus curieuse, du moins la plus brillante.
Interlacken se trouve, par sa position, le point de réunion des voyageurs qui arrivent pour voir ou qui reviennent après avoir vu. Il n'est pas rare de s'y trouver à table avec les représentants de huit ou dix nations différentes ; aussi la conversation des dîneurs est-elle une espèce de baragouinage auquel le philologue le plus exercé a bien de la peine à comprendre quelques mots : c'est à désapprendre, au bout de quinze jours, sa langue maternelle .
Là aussi, la difficulté de communication avec les guides commence à devenir plus grande ; bien peu parlent français d'une manière intelligible. Celui que l'aubergiste me donna m'a fait faire, pendant les cinq jours que je l'ai gardé, un véritable cours de patois.
Les préparatifs de départ nous avaient retenus toute la matinée. Nous ne pûmes donc nous mettre en route pour Lauterbrunnen qu'à une heure après midi.
On nous avait recommandé de ne pas oublier, en passant à Mattin, petit village situé à un quart de lieue de marche d'Interlaken, de visiter les vitraux peints qui ornent les fenêtres d'une maison particulière et qui datent de trois siècles. L'un d'eux me parut assez original pour que j'en demandasse l'explication au propriétaire ; il représentait un ours armé d'une massue et portant deux raves dans son ceinturon et une à sa patte. Voici à quelle tradition cette peinture bizarre se rapporte.
En 1250, l'empereur d'Allemagne fit un appel de guerre à ses peuples de l'Oberland, leur ordonnant d'envoyer à son armée le plus d'hommes qu'ils pourraient en mettre sous les armes. Trois géants forts et puissants habitaient alors à Iseltwald, sur les rives du lac de Brienz ; ils passaient leur journées à la chasse et s'habillaient avec les ours qu'ils étouffaient entre leurs bras. Les peuples de l'Oberland crurent avoir dignement fourni leur contingent en envoyant ces trois hommes.
Lorsque l'empereur les vit arriver, il se mit dans une grande colère, car il avait compté sur un secours plus efficace. Les trois hommes qu'on lui envoyait n'étaient pas même armés. Les trois géants dirent à l'empereur de ne point s'inquiéter de leur petit nombre, qu'ils lui promettaient de lui rendre à eux trois autant de service qu'une troupe entière ; que, quant à leurs armes, la première forêt venue leur en fournirait.
En effet, une heure avant le combat, ils entrèrent dans un bois qui s'élevait près du champ de bataille et coupèrent chacun un hêtre, dont ils élaguèrent les branches ; ils s'en firent des massues avec lesquelles ils revinrent se placer, l'un à l'aile droite, l'autre à l'aile gauche et le troisième au centre du corps d'armée. L'issue de la bataille prouva qu'ils n'avaient point trop présumé de leur mérite : leurs énormes massues firent dans les rangs ennemis un ravage qui eut bientôt décidé la victoire. L'empereur, reconnaissant, dit alors :
- Demandez ce que vous voudrez, et vous l'aurez.
Les trois géants se consultèrent entre eux, puis l'aîné, se retournant, dit :
- Nous demandons qu'il plaise à Votre Gracieuse Majesté de nous octroyer le droit d'arracher, dans les plantages de Böningen, sur le territoire de l'Empire, toutes les fois que nous nous promènerons sur les bords du lac et que nous aurons soif, trois raves dont nous emporterons l'une à la main et les deux autres dans notre ceinturon.
Sa Majesté daigna leur accorder leur demande. Les trois géants, enchantés, revinrent à Iseltwald, où ils jouirent du privilège de manger des raves impériales tout le reste de leur vie.
Un quart de lieue après Mattin, et à droite de la route, les ruines du château d'Unspunnen achèvent de s'écrouler. Il appartenait autrefois au seigneur de ce nom, qui était très considéré par le Conseil de Berne. Il avait plusieurs fois tenté, en faisant des démarches près du vieux Walter de Waldeuschwyl, de joindre la vallée d'Oberhasli, dont ce dernier était seigneur indépendant, au territoire de la ville. Pendant que le seigneur d'Unspunnen s'occupait de ce soin, le jeune Walter vit sa fille, en devint amoureux et tenta à son tour près de son père une dernière démarche, qui n'eut pas plus de succès que les autres. Le seigneur d'Unspunnen, furieux, défendit aux jeunes gens de se revoir. Mais les jeunes gens, qui s'occupaient peu des affaires de leurs parents, disparurent un jour ensemble, laissant les vieillards démêler leurs intérêts et ceux de la ville de Berne. Au bout d'un an, le vieux Walter mourut.
Un soir que le châtelain d'Unspunnen pleurait, solitaire et triste, la perte de sa fille unique, deux pèlerins venant de Rome demandèrent l'hospitalité à la porte de son château ; il les fit entrer. Tous deux alors vinrent à lui, s'agenouillèrent à ses pieds, et, relevant leur capuce, lui demandèrent la bénédiction paternelle, seule formalité qui manquât encore à leur mariage. Le vieillard voulut la leur refuser d'abord, mais alors ils tirèrent de leur sein deux papiers qu'ils lui présentèrent : l'un était un pardon du pape, l'autre une donation au canton de Berne de la vallée d'Oberhasli. Le vieillard ne put tenir contre cette double attaque : les fugitifs, d'ailleurs, l'avaient trop fait souffrir pour qu'il ne leur pardonnât point.
Au bout d'une demi-lieue, nous traversâmes le ruisseau de Saxeten sur les débris de son pont, que l'orage de la veille avait fracassé, puis nous entrâmes dans la vallée de Lauterbrunnen, remontant le cours de la Lutchine.
La petite vallée de Lauterbrunnen est certes une des plus délicieuses vallées de la Suisse ; nulle part cette ardeur de végétation, si développée à la base des montagnes, ne se fait mieux remarquer qu'en la traversant. Partout où s'étend un coin de terre, quelque graine d'arbre dit aussitôt : cette terre est à moi, et la couvre. Un rocher nu et aride roule-t-il du sommet de la montagne : il s'est à peine arrêté dans la vallée, que le vent le couvre de poussière ; une pluie arrive et la fixe sur sa surface. Bientôt un peu de mousse y verdit ; un glaïeul y tombe, le petit arbrisseau pousse, étend ses mille racines rampantes, qui suivent en s'arrondissant les contours capricieux du roc, jusqu'à ce qu'enfin elles touchent à la terre. Alors la masse de pierre est prisonnière pour des siècles : le chêne, qui reçoit désormais sa nourriture de la mère commune, se pose impérieusement sur elle, comme la serre d'un aigle sur un caillou, se développe de jour en jour, grandit d'année en année, si bien qu'il ne faudra un jour rien moins que la colère de Dieu pour déraciner le géant.
Après avoir fait une demi-lieue à peu près dans ce paysage, dont les tons primitifs, déjà si accentués naturellement, prennent une nouvelle vigueur par les accidents d'ombre et de lumière que versent sur ses différentes parties les nuages et le soleil, on arrive auprès du Rocher-des-Frères, qui est dominé par la Rothenfluh. Ce pic rougeâtre, comme l'indique son nom, était autrefois couronné par un château fort appartenant à deux frères, Ulric et Rodolphe. L'amour d'une femme les désunit. Rodolphe, qui avait été méprisé, cacha sa douleur et renferma quelque temps sa haine. La veille du jour où le mariage devait se faire, il proposa au fiancé une chasse dans la montagne ; celui-ci, sans défiance, accepta l'offre de son frère, et partit avec lui. Arrivés au pied du rocher que nous avons désigné, et voyant quelle solitude régnait autour d'eux, Rodolphe frappa son frère d'un coup de poignard. Ulric tomba.
Alors, tirant des broussailles une bêche qu'il y avait cachée la veille, le meurtrier creusa une fosse, y déposa sa victime, la recouvrit de terre, et, s'apercevant qu'il était souillé de sang, il alla vers la Lutchine, qui coule à quelques pas du rocher.
Lorsque les taches dont son pourpoint était couvert eurent disparu, il se releva et jeta un dernier regard vers le théâtre du meurtre pour voir si rien ne le dénonçait. Le cadavre d'Ulric, qu'il venait d'enterrer, était couché sur le sable.
Rodolphe creusa une nouvelle fosse, y jeta une seconde fois son frère ; mais il s'aperçut qu'au fur et à mesure qu'il le couvrait de terre, les traces de sang reparaissaient sur son pourpoint. La fosse comblée, l'assassin se retrouva tout sanglant.
Doutant de lui-même, Rodolphe redescendit une seconde fois vers la rivière, dont les eaux limpides eurent bientôt fait disparaître de nouveau l'épouvantable prodige ; puis, se retournant presque en délire vers le rocher, il jeta un cri affreux et s'enfuit. Le tombeau avait une deuxième fois rejeté le cadavre.
Le soir, les gens d'Ulric retrouvèrent le corps de leur maître et le rapportèrent au château.
Rodolphe, n'osant demander l'hospitalité à personne, mourut de faim dans la montagne.
Une inscription creusée dans le rocher constate la vérité du fait, mais sans entrer dans les détails que nous venons de raconter, et qui sans doute auront paru trop puérils à l'historien sévère qui l'a fait graver. La voici :
ICI LE BARON DE ROTHENFLUH FUT OCCIS PAR SON FRERE.
OBLIGE DE FUIR, LE MEURTRIER TERMINASA VIE
DANS L'EXIL ET LE DESESPOIR,
ET FUT LE DERNIER DE SA RACE, JADIS SI RICHE ET SI PUISSANTE.
Presque en face des ruines du château de Rothenfluh, de l'autre côté de la vallée, et comme un pendant colossal, s'élève le Scheinige-Platte ; c'est une montagne dont le sommet rouge et arrondi porte la trace des eaux primitives. C'est de la cime de ce roc, qui domine la vallée à la hauteur de trois mille pieds à peu près, que fut précipité par le génie de la montagne un chasseur de chamois dont mon guide me raconta l'histoire avec un accent qui offrait un singulier mélange de doute et de crédulité. Ce chasseur, qui se livrait à sa profession avec toute l'ardeur qu'ont pour elle les hommes de la montagne, était un pauvre diable que la misère avait forcé d'abord de faire ce métier, devenu désormais pour lui un besoin. Son adresse était reconnue, et sa réputation s'étendait d'une limite à l'autre de l'Oberland. Un jour qu'il poursuivait une chamelle pleine, la pauvre bête, ne pouvant traverser un précipice que, dans tout autre temps, elle eût franchi d'un bond, voyant la mort devant et derrière elle, se coucha au bord de l'abîme, et, comme un cerf aux abois, se mit à pleurer. La vue des angoisses de la pauvre mère n'attendrit pas le chasseur, qui banda son arbalète, prit une flèche dans sa trousse, et s'apprêta à la percer ; mais, en reportant les yeux vers l'endroit où il venait de la voir seule un instant auparavant, il aperçut un vieillard assis, ayant à ses pieds la chamelle haletante qui lui léchait la main : ce vieillard était le génie de la montagne. à cette vue, le chasseur baissa son arbalète, et le génie lui dit :
- Homme de la vallée, à qui Dieu a donné tous les dons qui enrichissent la plaine, pourquoi venez-vous tourmenter ainsi les habitants de la montagne ? Je ne descends pas vers vous, moi, pour enlever les poules de vos basse-cours et les bœufs de vos étables. Pourquoi donc alors montez-vous vers moi pour tuer les chamois de mes rocs et les aigles de mes nuages ?
- Parce que Dieu m'a fait pauvre, répondit le chasseur, et qu'il ne m'a rien donné de ce qu'il a donné aux autres hommes, excepté la faim. Alors, comme je n'avais ni poules ni vaches, je suis venu chercher l'œuf de l'aigle dans son aire et surprendre le chamois dans sa retraite. L'aigle et le chamois trouvent leur nourriture dans la montagne ; moi, je ne puis trouver la mienne dans la vallée.
Alors le vieillard réfléchit, puis, ayant fait signe au chasseur de s'approcher, il se mit à traire la chamelle dans une petite coupe de bois ; le lait y prit aussitôt la consistance et la forme d'un fromage ; le vieillard le donna au chasseur.
- Voilà, lui dit-il, de quoi apaiser à l'avenir ta faim ; quant à ta soif, ma sueur fournit assez d'eau à la vallée pour que tu en prennes ta part. Ce fromage se retrouvera toujours dans ton sac ou ton armoire, pourvu que tu ne le consommes jamais entièrement ; je te le donne à la condition que tu laisseras tranquilles désormais mes chamois et mes aigles.
Le chasseur promit de renoncer à son état, redescendit dans la plaine, accrocha son arbalète à sa cheminée, et vécut un an du fromage miraculeux qu'il retrouvait intact à chaque nouveau repas.
De leur côté, les chamois joyeux avaient repris confiance dans les hommes, ils descendaient jusque dans la vallée ; on les voyait gracieusement bondir en venant à la rencontre des chèvres qui grimpaient dans la montagne.
Un soir que le chasseur était à sa fenêtre, un chamois vint si près de sa maison, qu'il pouvait le tuer sans sortir de chez lui ; la tentation était trop forte : il décrocha son arbalète, et, oubliant la promesse qu'il avait faite au génie, il ajusta avec son adresse ordinaire l'animal qui passait sans défiance, et le tua.
Il courut aussitôt vers l'endroit où la pauvre bête était tombée, la chargea sur ses épaules, et, l'ayant rapportée chez lui, il en prépara un morceau pour son souper.
Lorsque ce morceau fut mangé, il songea à son fromage, qui cette fois allait lui servir non de repas, mais de dessert. Il alla donc vers son armoire et l'ouvrit : il en sortit un gros chat noir, qui avait les yeux et les mains d'un homme ; il tenait le fromage à sa gueule, et, sautant par la fenêtre qui était restée ouverte, il disparut avec lui.
Le chasseur s'inquiéta peu de cet accident ; les chamois étaient redevenus si communs dans la vallée, que, pendant un an, il n'eut pas besoin de les aller chercher dans la montagne ; cependant, peu à peu, il s'effarouchèrent, devinrent de plus en plus rares, puis enfin disparurent tout à fait. Le chasseur, qui avait oublié l'apparition du vieillard, reprit ses anciennes courses dans les rocs et dans les glaciers.
Un jour, il se trouva au même endroit où, trois ans auparavant, il avait lancé une chamelle pleine. Il frappa sur le buisson d'où elle était partie ; un chamois en sortit en bondissant. Le chasseur l'ajusta, et l'animal, blessé, alla tomber sur le bord du précipice où était apparu le vieillard.
Le chasseur l'y suivit ; mais il n'arriva pas assez à temps pour empêcher que, dans les mouvements de son agonie, l'animal qu'il poursuivait ne glissât sur la pente inclinée, et ne se précipitât du haut en bas du rocher.
Il se pencha sur le bord pour regarder où il était tombé. Le génie de la montagne était au fond du gouffre ; leurs yeux se rencontrèrent, et le chasseur ne put plus détacher les siens de ceux du vieillard.
Alors il sentit un incroyable vertige s'emparer de tous ses sens ; il voulut fuir et ne le put. Le vieillard l'appela trois fois par son nom, et, à la troisième fois, le chasseur jeta un cri de détresse qui fut entendu dans toute la vallée, et se précipita dans l'abîme.
J'ai désigné sous le nom de Lutchine la petite rivière qui côtoie le chemin de Lauterbrunnen. C'est une erreur que j'ai commise ; j'aurais dû dire les deux Lutchines (zwey Lutchinen) ; car, mille pas environ au-dessus des deux montagnes dont nous venons de parler, on rencontre l'endroit où elles se réunissent au pied du Hunnenfluh : la Lutchine noire venant du glacier de Grinderwald, la Lutchine blanche de celui du Tschingel. Quelque temps elles coulent l'une à côté de l'autre dans le même lit sans mêler leurs eaux, qui conservent de chaque côté de la rive la nuance qui leur est propre : l'une une teinte de plâtre, l'autre une couleur cendrée. Là, le chemin bifurque le torrent, chaque route suit la rive, l'une conduisant à Lauterbrunnen, l'autre au Grinder wald.
Nous continuâmes de côtoyer la Lutchine blanche, et, une heure après, nous étions arrivés à l'auberge de Lauterbrunnen.
Nous profitâmes aussitôt de la demi-heure que l'aubergiste nous déclara lui être nécessaire à la confection de notre dîner pour aller visiter le Staubach, l'une des cascades les plus vantées de la Suisse.
Nous avions vu de loin cette immense colonne, semblable à une trombe, qui se précipite de neuf cents pieds de haut, par une chute perpendiculaire, quoique légèrement arquée par l'impulsion que lui donnent les chutes supérieures. Nous nous approchâmes d'elle aussi près que nous le pûmes, c'est-à-dire jusqu'au bord du bassin qu'elle s'est creusé dans le roc, non par la force, mais par la continuité de sa chute ; car cette colonne, compacte au moment où elle s'élance du rocher, en arrivant au bas n'est plus que poussière. Il est impossible de se figurer quelque chose d'aussi gracieux que les mouvements ondulés de cette magnifique cascade ; un palmier qui plie, une jeune fille qui se cambre, un serpent qui se déroule, n'ont pas plus de souplesse qu'elle. Chaque souffle du vent la fait onduler comme la queue d'un cheval gigantesque, si bien que, de ce volume immense d'eau qui se précipite, puis se divise, puis s'éparpille, quelques gouttes à peine tombent quelquefois dans le bassin destiné à la recevoir. La brise emporte le reste, et va le secouer, à la distance d'un quart de lieue, sur les arbres et sur les fleurs, comme une rosée de diamants .
C'est grâce aux accidents auxquels est soumise cette belle cascade, que deux voyageurs, à dix minutes d'intervalle l'un de l'autre, ont rarement pu la voir sous la même forme, tant les caprices de l'air ont d'influence sur elle, et tant elle met de coquetterie à les suivre. Ce n'est pas seulement dans sa forme, mais encore dans sa couleur, qu'elle varie ; à chaque heure du jour, elle semble changer l'étoffe de sa robe, tant les rayons du soleil se réfractent en nuances différentes dans sa poussière liquide et dans ses étincelles d'eau. Parfois arrivent tout à coup des courants d'un vent du sud (fonwind) qui saisissent la cascade au moment où elle va tomber, l'arrêtent suspendue, la repoussent vers sa source, et interrompent entièrement sa chute ; puis les eaux raccourent bientôt se précipiter dans la vallée, plus bruyantes et plus rapides. Parfois encore, des bouffées du vent du nord, à l'haleine glacée, gèlent d'un souffle ces flocons d'écume, qui se condensent en grêle. Sur ces entrefaites, l'hiver arrive, la neige tombe, s'attache à la paroi du rocher d'où la cascade se balance, se convertit en glace, augmente de jour en jour les masses qui s'allongent à sa droite et à sa gauche, puis enfin finissent par figurer deux énormes pilastres renversés, qui semblent le premier essai d'une architecture audacieuse qui poserait ses fondements en l'air et bâtirait du haut en bas.

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