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Chapitre XXIII
Le Faulhorn

Le lendemain, à huit heures du matin, nous nous mîmes en route pour accomplir la plus rude ascension que nous eussions encore tentée. Nous avions la prétention d'aller coucher dans la plus haute habitation de l'Europe, c'est-à-dire mille cent vingt et un pieds au-dessus du niveau de la mer, cinq cent soixante-dix-neuf pieds plus haut que l'hospice du Saint-Bernard, dernière limite des neiges éternelles.
Le Faulhorn est, sinon la plus haute, du moins l'une des plus hautes montagnes de la chaîne qui sépare les vallées de Thun, d'Interlaken et de Brienz de celle du Grindelwald et de Rosenlaui. Ce n'est que depuis un an ou deux qu'un aubergiste, spéculant sur la curiosité des voyageurs, eut l'idée d'établir sur le plateau qui tranche son sommet une petite hôtellerie qui n'est habitable que l'été. Aussitôt le mois d'octobre arrivé, il abandonne sa spéculation et son domicile, démonte les portes et les volets afin de n'en avoir pas d'autres à faire établir l'année suivante, et abandonne sa maison à tous les ouragans du ciel, qui font rage autour d'elle jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un poteau debout.
Notre hôte de la vallée eut grand soin de nous prévenir d'avance, en confrère charitable, que la vie animale était fort pauvrement alimentée dans les régions supérieures où nous allions parvenir, attendu que l'aubergiste, obligé de tirer tous ses comestibles de Grindelwald et de Rosenlaui, faisait, le lundi, les provisions de la semaine : mesure qui n'avait aucun inconvénient pour les voyageurs qui lui rendaient visite le mardi, mais qui, tout le long de la route, devait tenir dans une grande perplexité ceux que, comme nous, le hasard amenait chez lui le dimanche. Il nous invita en conséquence, et cela dans notre intérêt, nous dit-il, à revenir coucher chez lui, où nous trouverions, comme nous avions pu nous en convaincre, bon lit et bonne table. Nous le remerciâmes de l'avis ; mais nous lui dîmes que notre intention bien positive, si nous descendions le même jour, était de nous rendre droit à Rosenlaui et de gagner ainsi une journée de marche. Cette déclaration lui fit perdre à l'instant une grande partie de la sollicitude qu'il venait si tendrement de nous manifester et qui, au moment de notre départ, parut même avoir fait place à la plus complète indifférence, sentiment dont il nous donna enfin une preuve en refusant net de me vendre un poulet froid dont je voulais, à tout hasard, faire mon camarade de route. Nous partîmes donc assez inquiets de notre avenir gastronomique.
Tout mon espoir reposait de ce côté sur le fusil que je portais en bandoulière. Mais chacun sait combien, en Suisse, est précaire pour le voyageur la chance de dîner avec sa chasse : le gibier, naturellement rare, déserte encore les environs des routes fréquentées. Je m'écartai donc autant que je le pus du chemin frayé et je m'en allai, suivi par mon guide et frappant à tous les buissons, dans l'espoir d'en faire partir un gibier quelconque. De temps en temps, celui-ci s'arrêtait et me disait :
- Entendez-vous ?
J'écoutais. Et, en effet, une espèce de sifflement aigu arrivait jusqu'à moi.
- Qu'est-ce que cela ? faisais-je.
- Des marmottes, répondait mon guide. Voyez-vous, continuait-il, les marmottes, c'est fameux.
- Diable ! Si je pouvais rejoindre celle qui siffle...
- Oh ! vous ne pourrez pas... ça se dépouille comme un lapin, ça se met à la broche, ça s'arrose avec du beurre frais ou de la crème. Puis on sème là-dessus des fines herbes, et, quand on a mangé la chair et sucé les os, on se lèche les doigts.
- Dites donc, l'ami, alors je ne serais pas fâché d'en tuer une, moi.
- Impossible ! Ou bien, quand on veut la manger froide, on la met tout bonnement dans une marmite avec du sel, du poivre, un bouquet de persil ; il y en a qui ajoutent un filet de vin. On la laisse bouillir deux heures, puis on fait à la bête une sauce avec de l'huile, du vinaigre et de la moutarde. Voyez-vous, si jamais vous en mangez, vous m'en direz de fameuses nouvelles.
- Eh bien ! mon cher ami, je tâcherai que ce soit ce soir.
- Ouiche, courez ! C'est malin comme tout, ces animaux ; ça sait bien que c'est fameux rôti et bouilli. V'là pourquoi ça ne se laisse pas approcher. Il n'y a que l'hiver ; on défonce leurs terriers, et l'on en trouves des douzaines qui dorment en rond.
Comme je ne comptais pas attendre l'hiver pour goûter de la marmotte, je me mis incontinent en quête de celle qui sifflait. Mais, lorsque je fus à quatre cents pas d'elle environ, le sifflement cessa et la bête rentra probablement dans son terrier, car je ne pus l'apercevoir. Une autre me rendit presque aussitôt le même espoir, qui fut déçu de la même manière, et ainsi de suite, jusqu'à ce que, harassé de cinq ou six tentatives aussi infructueuses, je reconnus la vérité des paroles que mon guide m'avait dites.
Je regagnais le chemin, tout penaud, lorsqu'un oiseau que je ne connaissais pas partit à mes pieds. Je n'étais pas sur mes gardes ; il était donc déjà à une cinquantaine de pas lorsque je lui envoyai mon coup de fusil. Je vis, malgré la distance, qu'il en tenait ; mon guide me cria, de son côté, que la bête était blessée. L'oiseau continua son vol, et je me mis à courir après l'oiseau.
Il n'y a qu'un chasseur qui puisse comprendre par quels chemins on passe lorsqu'on court après une pièce de gibier qui emporte son coup. Je ne crois pas m'être présenté au lecteur comme un montagnard bien intrépide. Eh bien ! je descendais à grande course une montagne aussi rapide qu'un toit, embarrassée de buissons que j'enjambais, de rochers du haut desquels je sautais, emmenant avec moi un régiment de pierres qui avaient toutes les peines du monde à me suivre, et, de plus, ne jetant pas un regard à mes pieds, tant mes yeux étaient fixés sur les courbes que décrivait en voletant la bête inconnue que je poursuivais. Elle tomba enfin de l'autre côté du torrent ; emporté par mon élan, je sautai par-dessus sans même calculer sa largeur, et je mis la main sur mon rôti. C'était une magnifique gelinotte blanche.
Je la montrai aussitôt à mon guide en poussant un grand cri de triomphe. Il était resté à l'endroit où j'avais tiré, et ce fut alors seulement que je reconnus quel espace j'avais parcouru. Je crois avoir fait un quart de lieue en moins de cinq minutes.
Il s'agissait de regagner la route, chose peu facile pour plusieurs raisons : la première était le torrent. Je m'en approchai, et m'aperçus seulement alors qu'il avait quatorze à quinze pieds de large, espace que j'avais franchi il n'y avait qu'un instant sans y regarder, mais qui, maintenant que je l'examinais, me paraissait fort respectable. Je pris deux fois mon élan, deux fois je m'arrêtai au bord ; j'entendais rire mon guide. Je me souvins alors de Payot, dont j'avais ri en pareille circonstance, et je me décidai à faire comme lui, c'est-à-dire à remonter la cascade jusqu'à ce que je trouvasse un pont, ou que son lit devînt plus étroit. Au bout d'un quart d'heure, je m'aperçus qu'elle prenait une direction opposée à celle qu'il me fallait suivre, et que je m'étais déjà fort écarté de mon chemin.
Je me tournai du côté de mon guide ; une éminence de terrain me le cachait. Je profitai de la circonstance, et, prenant une branche de sapin, je sondai le torrent avec elle. Puis, bien convaincu qu'il n'avait que deux ou trois pieds de profondeur, je descendis bravement dedans, le traversai à gué, et arrivai sur l'autre bord trempé jusqu'à la ceinture. Je n'étais qu'à la moitié de mes peines : il me fallait maintenant gravir la montagne.
Comme je commençais cette opération, mon guide parut au sommet. Je lui criai de m'apporter mon bâton, sans l'aide duquel il était évident que je resterais en route. Il eût peut-être été plus philanthropique de lui dire de me le jeter, mais, outre que j'ignorais si aucun obstacle ne devait l'arrêter en chemin, je n'étais pas fâché de me venger de certain éclat de rire qui me bruissait encore aux oreilles et pour lequel la fraîcheur de l'eau, qui ruisselait dans mes pantalons, entretenait une bonne et loyale rancune. Willer n'en vint pas moins à moi avec toute l'obéissance obligeante qui fait le fond du caractère de ces braves gens, m'aida de son expérience, me tirant après son bâton ou me soutenant sous les épaules, si bien qu'au bout de trois quarts d'heures à peu près, j'eus refait le chemin que j'avais parcouru en cinq minutes.
Cependant, nous avions monté toujours et nous commencions à rencontrer sur notre chemin de grandes flaques de neige que la chaleur de l'été n'avait pu fondre. Un vent froid passait par bouffées chaque fois qu'une ouverture de la montagne lui offrait une issue. Dans toute autre circonstance, j'y eusse fait attention à peine, mais le bain local que je venais de prendre me le rendait pour le moment fort sensible. Je grelottais donc tant soit peu en arrivant aux bords d'un petit lac situé à sept mille pieds au-dessus de la mer ; ce qui signifie que, onze cent vingt et un pieds plus haut, c'est-à-dire au sommet du Faulhorn, je grelottais beaucoup.
Aussi me précipitai-je dans la petite baraque sans m'occuper le moins du monde du paysage que je venais chercher. Je me sentais des douleurs d'entrailles assez vives et j'aurais été très peu flatté d'être pris d'une inflammation, même dans la demeure la plus élevée de l'Europe. En conséquence, je réclamai un grand feu. L'hôte me demanda combien je voulais de livres de bois.
- Eh ! pardieu, mon cher ami, donnez-moi un fagot. Il pèsera ce qu'il pèsera. J'ai trop froid pour me chauffer à l'once.
L'hôte alla me chercher une espèce de falourde qu'il suspendit à un peson : l'aiguille indiqua dix livres.
- En voilà pour trente francs, me dit-il.
Cela devait paraître naturellement un peu cher à un homme né au milieu d'une forêt, où le bois se vend douze francs la voie. Aussi fis-je une grimace fort significative.
- Dame, Monsieur, me dit l'hôte qui la comprit, à ce qu'il paraît, c'est qu'on est obligé de l'aller chercher à quatre ou cinq lieues, et cela à dos d'homme. C'est ce qui fait que la vie est un peu chère ici, attendu que, comme on ne peut pas faire la cuisine sans bois...
La tournure de la dernière phrase, et sa terminaison par une réticence, ne m'annonçaient rien de bon pour l'addition de la carte. Mais, en tout cas, comme mon rôti me coûtait déjà les trente francs de bois que j'allais brûler pour me réchauffer, je portai le défi à mon hôte de me compter le reste du dîner sur le même pied. Bien entendu, ce fut tout bas que je lui portai ce défi ; car, si je l'avais fait tout haut, il me paraissait homme à l'accepter sans la moindre hésitation.
Je fis scier en conséquence ma falourde en trois, m'enfermai avec elle dans ma chambre, fourrai pour dix francs de bois dans mon poêle, et, tirant de mon sac du linge, un pantalon de drap et ma redingote de fortune, je commençai une toilette analogue à la localité.
Je l'achevais à peine lorsque Willer frappa à ma porte ; il venait m'inviter à me dépêcher, si je voulais jouir de la vue de l'horizon dans toute sa largeur. Le temps menaçait de se mettre à l'orage, et l'orage promettait de nous dérober bientôt l'aspect de l'immense panorama que nous étions venus visiter. Je m'empressai de sortir.
Nous gravîmes aussitôt une petite éminence d'une quinzaine de pieds de hauteur contre laquelle s'adosse l'auberge, et nous nous trouvâmes sur la pointe la plus élevée du Faulhorn. En nous tournant vers le nord, nous avions en face de nous toute la chaîne des glaciers que nous voyions depuis Berne et qui, quoique courant de l'orient à l'occident, à quatre ou cinq lieues de nous, paraissait fermer l'horizon à quelques pas de distance seulement. Tous ces colosses, aux épaules et aux cheveux blancs, semblaient la personnification des siècles se tenant par la main et encerclant le monde. Quelques-uns, le Finsteraarhorn, la Jungfrau et la Blümlisalp, dépassaient de la tête toute cette famille patriarcale de vieillards, et, de temps en temps, nous donnaient le bruyant spectacle d'une avalanche se détachant de leur front, se déployant sur leurs épaules comme une cascade et se glissant entre les rochers qui forment leurs armures, comme un serpent immense dont les écailles argentées reluisaient au soleil. Chacun de ces pics porte un nom significatif qu'il doit soit à sa forme, soit à quelques traditions connues des gens du pays, tels que Schreckhorn (pic Tronqué) ou la Blümlisalp (montagne des Fleurs).
En nous tournant vers le midi, le paysage changeait complètement d'aspect : à trois pas de l'endroit où se posaient nos pieds, la montagne, fendue par quelque cataclysme et coupée à pic, laissait apercevoir, s'étendant à six mille cinq cents pieds au-dessous de nous, toute la vallée d'Interlaken, avec ses villages et ses deux lacs qui semblaient d'immenses glaces placées là dans leur cadre vert pour que Dieu puisse s'y mirer du ciel. Au-delà et dans le lointain, se détachaient en masses sombres, sur un horizon bleuâtre, le Pilate et le Righi, placés aux deux côtés de Lucerne comme les géants des Mille et une Nuits chargés de garder quelque ville merveilleuse, tandis qu'à leurs pieds se tordait le lac des Quatre-Cantons, et, derrière eux, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, resplendissait le lac bleu de Zug, confondu avec le ciel auquel il semblait toucher.
Willer me frappa l'épaule. Je tournai la tête, et, suivant des yeux la direction de son doigt, je vis que j'allais assister à l'un des spectacles les plus imposants de la nature après une tempête sur mer, c'est-à-dire une tempête dans la montagne. Les nuées qui apportaient l'orage avec elles se détachaient, l'une du sommet du Wetterhorn, l'autre des flancs de la Jungfrau, et s'avançaient, silencieuses, noires et menaçantes, comme deux armées ennemies qui marchent l'une contre l'autre et ne veulent commencer le feu qu'à une portée mortelle. Quoiqu'elles voguassent avec une rapidité extrême, on ne sentait aucun souffle d'air ; on eût dit qu'elles étaient poussées l'une vers l'autre par une double puissance attractive. Un silence profond, que le cri d'aucun être ne troublait, s'était étendu sur la nature, et la Création tout entière semblait attendre, muette et immobile, la crise qui la menaçait.
Un éclair, suivi d'une détonation épouvantable, reproduite par tous les échos des glaciers, annonça que les nuées venaient de se joindre et que le combat était commencé. Cette commotion électrique sembla rendre la vie à la Création ; elle se réveilla en sursaut avec tous les symptômes de l'effroi. Un souffle chaud et lourd passa sur nous, agitant, à défaut d'arbres, une grande croix de bois mal fixée en terre. Les chiens de nos guides hurlèrent, et trois chamois, se levant je ne sais d'où, parurent tout à coup, bondissant sur la pente d'une montagne qui s'élevait côte à côte avec la nôtre ; une balle que je leur envoyai, et qui alla labourer la neige à quelques pieds d'eux, ne parut nullement avoir attiré leur attention : le bruit du coup ne leur fit pas même tourner la tête, tant ils étaient tout entiers livrés à la terreur que leur inspirait l'ouragan.
Pendant ce temps, les nuées se croisaient, passant l'une au-dessus de l'autre et se renvoyant éclair pour éclair. De tous les points de l'horizon, on voyait accourir, comme des régiments pressés de prendre part à la bataille, des nuages de formes et de couleurs différentes qui, se précipitant dans la mêlée, augmentaient la masse de vapeurs en se réunissant à elles. Bientôt, le midi tout entier fut en feu. La partie du ciel où était le soleil s'empourpra d'une couleur vive, comme celle d'un incendie ; le paysage s'éclaira d'une manière fantastique. Le lac de Thun parut rouler des vagues de flammes ; celui de Brienz se teignit de vert, comme une décoration de l'Opéra illuminée par des lampes de couleur, et ceux des Quatre-Cantons et de Zug perdirent leur teinte azurée pour devenir d'un blanc mat.
Bientôt, le vent redoubla de violence. Des portions de nuages se déchirèrent, et, fouettées par lui, quittèrent le centre commun, s'égarèrent dans toutes les directions, et, comme à un signal donné, se précipitèrent vers la terre. Des portions de paysages disparurent comme si l'on avait étendu sur elles un rideau. Nous sentîmes quelques gouttes de pluie ; puis, presque aussitôt, nous fûmes enveloppés de vapeur : l'éclair s'alluma près de nous et vint réfléchir un de ses rayons sur le canon de ma carabine, que je lâchai comme si elle était de fer rouge. Nous étions au milieu de l'orage. Un sauve-qui-peut général se fit entendre, et nous nous réfugiâmes dans l'auberge. Pendant dix minutes, la pluie fouetta dans nos carreaux ; l'ouragan ébranla la cabane comme s'il voulait la déraciner ; la foudre eut littéralement l'air de frapper à la porte. Enfin, la pluie s'arrêta, le jour reparut, nous nous hasardâmes à sortir. Le ciel était pur, le soleil brillant ; l'orage que nous avions eu sur la tête était maintenant à nos pieds. Le bruit du tonnerre remontait au lieu de descendre : à cent pieds au-dessous de nous, l'orage, comme une vaste mer, roulait des vagues dans la profondeur desquelles s'allumait l'éclair. Puis, de cet océan qui comblait les précipices et les vallées, sortaient, comme de grandes îles, les têtes neigeuses de l'Eiger, du Monck, de la Blümlisalp et la Jungfau. Tout à coup, un être animé parut, se débattant au milieu de ces flots de vapeur et se soulevant à leur surface : c'était un grand aigle des Alpes qui cherchait le soleil et qui, l'apercevant enfin, monta majestueusement vers lui, passant à quarante pas de moi sans que je songeasse même à lui envoyer une balle, tant le spectacle qui m'entourait m'absorbait tout entier dans la contemplation de sa magnificence.
L'orage gronda pendant le reste du jour dans la vallée ; la nuit vint. Harassé de fatigue et encore tout souffrant des douleurs que j'avais éprouvées, je comptais sur le sommeil pour rétablir mon équilibre sanitaire, que je sentais violemment dérangé. Mais, cette fois, je comptais sans mon hôte, ou plutôt sans mes hôtes.
à peine fus-je couché, qu'un tapage infernal commença au-dessus de ma tête. Il paraît que le fluide électrique répandu dans l'air avait vigoureusement impressionné le système nerveux de nos guides et l'avait poussé vers la gaieté. Les drôles étaient rassemblés, au nombre d'une douzaine, dans l'espèce de grenier qui formait le premier étage de la maison, dont les voyageurs habitaient le rez-de-chaussée. Et, comme ce premier étage et ce rez-de-chaussé n'étaient séparés l'un de l'autre que par des planches de sapin d'un pouce d'épaisseur tout au plus, nous ne perdions pas une syllabe d'une conversation que peut-être j'eusse trouvée aussi intéressante qu'elle me paraissait gaie, si elle ne se fût tenue en allemand. Le bruit des verres qui se choquaient sans interruption, celui des bouteilles vides qui roulaient sur le plancher, l'introduction de deux ou trois nouveaux convives d'un sexe différent, l'absence complète de lumières, bannies par la crainte du feu, m'inspirèrent des craintes tellement vives sur la durée et la progression bruyante de cette bacchanale, que je pris le bâton ferré qui était près de mon lit et que j'en frappai à mon tour le plancher, en signe d'invitation au silence. Effectivement, le bruit cessa, les tapageurs se parlèrent à voix basse. Mais il paraît que c'était pour s'encourager mutuellement à la résistance, car, au bout de quelques secondes, un grand éclat de rire annonça le cas qu'ils faisaient de ma réclamation. Je repris mon bâton et la renouvelai, en l'accompagnant du plus abominable juron allemand que je pus trouver dans le répertoire tudesque. Cette fois, leur réponse ne se fit pas attendre. L'un d'eux prit une chaise, en frappa de son côté sur le plancher le même nombre de coups que j'avais frappés du mien, et, pour ne rien garder à moi, me renvoya en français le plus beau S... n... de Dieu que j'aie jamais entendu : c'était une révolte ouverte. Je passai un instant abasourdi de la riposte, puis je me mis à chercher dans mon esprit de quelle manière je pourrais forcer les rebelles à se rendre. Mon silence les fit croire à ma défaite, et les cris et le tapage recommencèrent de plus belle dans les régions supérieures.
Cependant, je venais de me rappeler que le tuyau de mon poêle avait son orifice dans un coin du grenier même où se gaudissaient mes ennemis. La cherté du bois ayant fait présumer au propriétaire que ce poêle serait habituellement un meuble de luxe, cette conviction ne lui avait, par conséquent, inspiré aucune crainte sur les conséquences, attendu que, s'il n'y a pas de feu sans fumée, il est incontestable qu'il y a encore bien moins de fumée sans feu.
Ce souvenir fut un trait de lumière ; un autre, moins modeste, dirait une inspiration du génie. Je sautai à bas de mon lit, frappant dans mes deux mains comme un chef arabe qui appelle son cheval, et, courant à la cuisine, j'y ramassai tout le foin que j'y pus trouver, le rapportai dans ma forteresse, dont je barricadai en-dedans les fenêtres et les portes, et commençai immédiatement mes préparatifs de vengeance. Ils consistaient, le lecteur l'a déjà deviné sans doute, à humecter légèrement la matière combustible afin qu'elle donnât pour résultat la fumée la plus épaisse qu'il était possible d'en tirer ; puis, cette précaution préalablement prise, d'en bourrer atrocement le poêle ; enfin, mon artillerie ainsi préparée, d'approcher le feu des combustibles. C'est ce que je fis. Après quoi, je revins tranquillement attendre dans mon lit le résultat d'une opération si habilement préparée, et pour la réussite de laquelle l'obscurité qui enveloppait mes ennemis me donnait des garanties presque certaines.
En effet, quelques minutes se passèrent sans amener aucun changement dans la manière de faire de mes guides. Puis, tout à coup, l'un toussa, un autre éternua, et un troisième, après une seconde consacrée à l'inspiration nasale, déclara que cela sentait la fumée. Chacun se leva de table sur ces mots. C'était le moment de redoubler mon feu et de profiter du désordre qui s'était mis dans l'armée ennemie pour l'empêcher de se rallier. Je me précipitai donc vers le poêle, je le bourrai à double charge. Puis, refermant la porte, j'attendis, les bras croisés comme un artilleur près de sa pièce, le résultat de cette seconde manœuvre. Il fut aussi complet que je pouvais le désirer. Ce n'était plus une toux, ce n'étaient plus des éternuements : c'étaient des cris de rage, des hurlements de désespoir. Je les avais enfumés comme des renards.
Cinq minutes après, un parlementaire frappait à ma fenêtre. C'était à mon tour de faire mes conditions. J'usai de la victoire en véritable héros : comme Alexandre, je pardonnai à la famille de Darius et la paix fut jurée entre elle et moi, à cette condition qu'elle ne ferait plus de bruit et que je ne ferais plus de feu.
Les clauses du traité furent religieusement exécutées des deux côtés, et je commençais non pas à m'endormir, mais à espérer que je m'endormirais, lorsque les chiens de nos guides poussèrent un cri plaintif et prolongé qui finit par se résumer en hurlements continus. Je crus que les quadrupèdes étaient d'accord avec leurs maîtres pour me faire damner. Je cherchai dans mon arsenal une arme qui tînt le milieu entre une houssine et un bâton, et je sortis de ma chambre dans l'intention d'aller au chenil et d'y épousseter vigoureusement le poil de ses habitants, à quelque race qu'ils appartinssent.
à peine eus-je mis le pied dehors, que Willer, que je ne voyais pas, tant la nuit était abominablement noire, surtout pour moi qui sortais d'une chambre éclairée, me prit par le bras et me fit signe de garder le silence ; j'obéis, écoutant de toutes mes oreilles, sans savoir ce que j'allais entendre. Un cri modulé d'une certaine manière monta des profondeurs de la vallée, mais si lointain et si affaibli par la distance, qu'il vint mourir à l'endroit où nous étions et que, vingt pas plus loin peut-être, il eût été impossible de l'entendre.
- C'est un cri de détresse, dirent tout d'une voix les guides réunis pour écouter. Il y a des voyageurs perdus dans la montagne. Allumons les torches, lâchons les chiens, et en route !
Peu de harangues eurent jamais un effet aussi prompt sur les auditeurs que celle que je viens de rapporter. Chacun courut à son poste, les uns à la cuisine pour prendre du rhum, les autres au grenier pour chercher des falots, d'autres enfin au chenil pour lâcher les bêtes. Puis tous ensemble, se réunissant, poussèrent d'une seule voix un grand cri ayant pour but d'annoncer aux voyageurs qu'on les avait entendus et qu'on allait à leur secours.
J'avais pris ma torche comme les autres, non que j'eusse la présomption de croire que je pourrais être, la nuit, d'une grande aide dans des chemins où, le jour, j'étais quelquefois obligé de marcher à quatre pattes ; mais je voulais voir dans tous ses détails cette scène nouvelle pour moi. Malheureusement, à peine eûmes-nous fait cinq cents pas, que chacun tira de son côté, la connaissance des localités permettant à mes braves compagnons de s'engager dans des chemins impraticables pour tout autre que pour eux. Je vis donc que, si j'allais plus loin à la recherche des autres, les autres seraient à leur tour obligés de venir à la mienne, ce qui ferait naturellement une perte de temps inutile. Je pris alors le parti moins philanthropique, mais prudent, de m'asseoir sur une pointe de rocher d'où mon regard, plongeant dans la vallée, pouvait suivre dans les différentes directions qu'elles prenaient toutes ces lumières bondissantes comme des feux follets sur un étang.
Pendant une demi-heure, elles parurent s'égarer, tant elles prirent des directions différentes et folles, disparaissant dans des ravins, reparaissant sur des cimes ; toutes leurs évolutions, accompagnées en outre de cris d'hommes, d'aboiements de chiens, de coups de pistolet, qui donnaient à ce spectacle une apparence étrange et désordonnée. Enfin, elles se dirigèrent vers un centre commun, se réunirent dans un espace circonscrit dont elles ne s'écartèrent plus. Puis, se mettant en route avec un certain ordre, elles s'acheminèrent vers mon rocher, accompagnant sur deux rangs les voyageurs retrouvés, dans le même ordre que le fait une patrouille qui conduit des vagabonds au corps de garde.
Au fur et à mesure que ce cortège s'avançait, je distinguais, à la lueur saccadée que les torches reflétaient sur lui, une troupe nombreuse d'hommes, de femmes, d'enfants, de mulets, de chevaux et de chiens ; tout cela parlant, hennissant, hurlant dans une langue différente. C'était l'arche de Noé lâchée dans la tour de Babel. Je me joignis à la caravane au moment où elle passa devant moi, et j'arrivai avec elle à l'auberge. Lorsqu'on eut trié cette macédoine, on y reconnut dix Américains, un Allemand et un Anglais, le tout dans le plus mauvais état possible, les Américains ayant été retrouvés dans le lac, l'Allemand sur la neige et l'Anglais suspendu à une branche d'arbre au-dessus d'un précipice de trois mille pieds.
Le reste de la nuit s'écoula dans la tranquillité la plus parfaite.

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