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Chapitre LI
Pauline

Le même soir, j'allai coucher à Coire, et le lendemain, grâce à une voiture que j'eus grand'peine à me procurer dans la capitale des Grisons, j'arrivai vers les onze heures du matin à Ragatz. Ce n'était pas ce petit bourg qui m'appelait, car il n'a rien de remarquable, si ce n'est l'aspect de la Tamina, qui, à quelques pas de l'auberge du Sauvage, sort furieuse de la gorge profonde où elle roule encaissée pendant trois ou quatre lieues, et va se jeter dans le Rhin, mais les bains de Pfeffers, dont la situation pittoresque attire autant de curieux au moins que l'efficacité de leurs eaux amène de malades : aussi partîmes-nous immédiatement pour Valenz, où nous arrivâmes après une heure de montée par une pente raide, étroite et bordée de précipices, et une autre heure de marche faite au milieu de charmantes prairies. Une lieue au delà, la terre semble tout à coup manquer, et, à neuf cents pieds au-dessous de soi, au fond d'une étroite crevasse, on aperçoit le toit couvert d'ardoises de l'établissement, qui a l'aspect d'un monastère ; un petit sentier taillé dans la montagne, et coquettement sablé, offre un chemin facile à la descente, et qui peut durer dix minutes.
Les propriétaires de ces bains, qui rapportent par an de douze à quinze mille francs de rente, sont des moines d'un couvent voisin ; comme la saison commençait à s'avancer, ils n'avaient plus que cinq ou six malades allemands et deux voyageurs français. Voyant que l'établissement tenait à la fois de l'auberge et de l'hospice, je prévins que je dînerais et coucherais ; on me fit répondre que, dans une heure, mon couvert serait, à mon choix, mis à la table d'hôte ou dans ma chambre. Espérant, d'après ce qu'on m'avait dit, rencontrer deux compatriotes dans la salle commune, je priai qu'on m'y réservât une place, et je me mis immédiatement en quête des curiosités qu'on m'avait promises.
Nous descendîmes d'abord dans une chambre basse destinée à servir de salon aux malades, qui non seulement se traitent par les bains, mais encore prennent les eaux en boisson. Comme cette salle n'était pas encore terminée, elle n'offrait rien de bien curieux intérieurement ; mais on ouvrit la porte, et la chose changea. Cette porte donnait sur une espèce d'abîme au fond duquel roulait la Tamina, entraînant avec elle des rochers qu'elle arrondit en les frottant sur son lit de marbre noir. En face, à quarante pas à peu près, s'ouvrait le souterrain conduisant aux sources thermales, qui sont sur la rive opposée ; pour arriver jusqu'à ces sources, on a jeté un pont de planches assez mal assujetties sur des coins enfoncés dans les rochers, qui, longeant d'abord la rive gauche de la rivière, forme au bout de douze ou quinze pas un coude, s'étend en travers du précipice, va chercher un appui sur la rive droite, et offre sa surface étroite et glissante à ceux qui veulent s'enfoncer, comme énée, dans cette espèce d'antre cuméen ; ce pont, au reste, n'a d'autre parapet que les conduits mêmes par lesquels arrive l'eau.
Je regardais à deux fois avant de m'aventurer sur cette route tremblante et suspendue, lorsque le garçon des bains, voyant ma crainte, me dit qu'une dame venait d'y passer il n'y avait pas dix minutes, et cela sans la moindre hésitation : on comprend que dès lors je ne pouvais honorablement reculer ; aussi, empoignant la rampe, je me cramponnai si bien des pieds et des mains, que j'atteignis sans accident l'autre côté de la Tamina.
Nous continuâmes alors de suivre ce dangereux chemin et nous nous engageâmes sous cette gorge infernale, entendant gronder sous nos pieds le torrent que nous n'osions regarder, de peur des vertiges. Il était juste une heure de l'après-midi, de sorte que les rayons du soleil, tombant perpendiculairement sur Pfeffers, pénétraient à travers les crevasses des deux montagnes qui, en se rapprochant dans quelque cataclysme, ont formé la voûte de ce corridor étrange, et, l'éclairant sur certains points, rendaient visible la profonde obscurité du reste du chemin. Tout à coup, mon guide me fit remarquer deux ombres qui, pareilles à Orphée et à Eurydice, semblaient remonter de l'enfer. Elles venaient à nous du fond de la caverne, et, chaque fois qu'elles passaient sous un de ces soupiraux, elles s'illuminaient d'un jour blafard qui n'avait rien de vivant. Nous nous arrêtâmes pour contempler cet épisode du poème de Dante, car rien ne m'empêchait de croire que c'étaient Paolo et Francesca qui, conjurés au nom de leur amour, accouraient, comme dit le poète, d'une aile ferme et rapide, et pareils à deux colombes qui s'abattent. à mesure qu'elles venaient à moi, rentrant dans l'ombre ou ressortant dans la lumière, elles prenaient des aspects différents et plus fantastiques les uns que les autres. Enfin, elles s'approchèrent, et, comme le retentissement de leurs pas s'éteignait dans le bruit de la Tamina, on eût dit qu'elles ne touchaient pas la terre. à quelques pas de nous, elles s'arrêtèrent, et, comme nos deux groupes étaient chacun sous un rayon de jour, je reconnus Alfred de N..., ce jeune peintre que j'avais tenté de joindre à Fluelen et qui m'avait échappé en lançant lui-même sa barque sur le lac. à son bras, s'appuyait sa mystérieuse compagne qui, en nous voyant et en me reconnaissant sans doute, s'arrêta, hésitant à continuer son chemin. Cependant, il n'y avait pas moyen de nous éviter l'un l'autre : nous étions dans un passage plus étroit et plus dangereux encore que celui de Laïus et d'œdipe, et tout ce que nous pouvions faire, c'était de ne pas disputer le frivole avantage des vains honneurs du pas. En conséquence, nous nous rangeâmes contre le mur, et force fut au couple voyageur de passer devant nous. Alors Pauline, car on se rappelle que c'était le nom que le conducteur de la voiture de Lausanne m'avait dit être celui de la même dame, baissa sur son visage le voile vert de son chapeau, et, changeant de côté pour prendre le bord du précipice, elle passa devant nous si rapidement, encore que je ne pusse voir son visage gracieux mais pâle et presque mourant. Je crus la reconnaître et je tressaillis : car il était évident que cette femme était frappée dans les sources de la vie, et que quelque maladie organique la conduisait lentement au tombeau. Quant à Alfred, en passant devant moi, il avait pris ma main et l'avait serrée, sans cependant me donner d'autres preuves que ce signe certain, mais muet, de reconnaissance et d'amitié. Je ne comprenais rien à tout ce mystère qui cependant, je le pensais bien, devait s'éclaircir un jour, et je regardais mon ami s'éloigner avec sa compagne qui, exempte de terreur et semblant déjà appartenir à un autre monde, marchait ou plutôt glissait sans crainte sur ce chemin, si dangereux même pour les gens du pays, qu'en face de nous était une croix indiquant qu'un ouvrier qui passait à l'endroit où nous étions avec une charge de pierres était tombé et s'était brisé dans sa chute. Nous restâmes un instant ainsi, immobiles, jusqu'à ce que nous les eussions perdus de vue, puis nous reprîmes notre chemin.
Il continua de s'enfoncer sous cette voûte qui, en certains endroits, a jusqu'à sept cents pieds de hauteur.
Après un quart d'heure de marche, à peu près, car la marche est retardée par les précautions qu'il faut prendre, notre guide ouvrit une porte, et nous entrâmes dans le caveau de la source ; quoique l'eau qui s'en échappe n'ait que trente-cinq ou trente-sept degrés de chaleur, la vapeur enfermée dans cet étroit espace en rend l'atmosphère insupportable et même dangereuse, puisqu'en la quittant, on en retrouve une autre presque glacée. Nous refermâmes en conséquence la porte en toute hâte, et nous rentrâmes plus émerveillés, comme cela arrive souvent, du chemin qui nous avait conduits que du but auquel nous étions arrivés.
Le dîner n'étant point encore tout à fait servi. Je profitai de ce répit pour lâcher le robinet d'une baignoire, et, afin de ne pas perdre une minute, je me couchai au-dessous de lui. La chose est d'autant plus commode, que l'eau, arrivant à la chaleur naturelle des bains, n'a pas besoin d'être mélangée.
Je passai mon temps à chercher à me rappeler sur quel boulevard, dans quel spectacle, à quel bal j'avais vu cette femme qui craignait tant de se laisser reconnaître. Mais son visage était perdu dans un flot de souvenirs si lointains, que ma recherche fut vaine. J'étais au plus profond de mes remembrances, lorsqu'on vint m'annoncer que le dîner était servi. Comme je comptais la retrouver à table et la poursuivre de mes investigations, je ne m'en inquiétai pas davantage, et, m'habillant aussi rapidement que possible, je suivis le porteur de la nouvelle.
J'entrai dans une salle à manger immense, où était dressée une table de trente ou quarante personnes, mais dont, pour le moment, un tiers seulement était occupé ; les convives étaient, comme je l'ai dit, cinq ou six malades allemands et les deux pères qui faisaient les honneurs de la maison. Après avoir salué tout le monde avec l'étiquette requise, je demandai si je n'aurais pas le plaisir de dîner avec deux compatriotes ; on me dit alors qu'effectivement ils avaient d'abord manifesté l'intention de s'arrêter jusqu'au soir à Pfeffers, mais qu'ils avaient tout à coup changé d'avis, et venaient de partir à l'instant même sans prendre autre chose qu'un bouillon qu'ils s'étaient fait porter dans leur chambre.
Je m'en consolai en causant tout le temps du dîner avec un jeune officier suisse qui était le seul de toute l'honorable société qui parlât le français. Je m'étonnai d'abord de la pureté de son langage ; mais il m'apprit bientôt que, quoique au service de la confédération, il était mon compatriote et avait fait son éducation militaire sous l'empereur. Je l'avais pris pendant une heure, à sa figure réjouie et à son excellent appétit, pour un touriste comme moi ; aussi fus-je fort étonné, au moment où nous nous levâmes de table, de voir deux domestiques s'approcher de lui, le prendre par-dessous les bras, et le conduire à la cheminée. Il était complètement paralysé de la jambe gauche.
Lorsqu'il fut assis, il se tourna de mon côté, et, voyant que je l'avais suivi des yeux avec étonnement, il se mit à sourire avec mélancolie.
- Vous voyez, me dit-il, un pauvre impotent qui vient chercher à Pfeffers une santé qu'il n'y retrouvera probablement pas.
- Et qu'avez-vous donc ? lui dis-je, si jeune et si vigoureux du reste : un coup de pistolet ?... un duel ?...
- Oui, un duel avec Dieu, un coup de pistolet tiré des nuages.
- Eh ! m'écriai-je, seriez-vous le capitaine Buchwalder ?
- Hélas ! oui.
- C'est vous qui avez été frappé de la foudre sur le Sentis ?
- Justement.
- Mais j'ai entendu parler de cette terrible histoire.
- Alors, vous en voyez le héros.
- Seriez-vous assez bon pour me donner quelques détails ?
- à vos ordres.
Je m'assis près du capitaine Buchwalder. Il alluma sa pipe, moi mon cigare, et il commença en ces termes.

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