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Chapitre LV
Napoléon le Grand et Charles le Gros

Si vous voulez me suivre maintenant dans les rues tortueuses de Milan, nous nous arrêterons un instant en face de son dôme miraculeux ; mais, comme nous le reverrons plus tard et en détail, je vous inviterai à prendre promptement à gauche, car une de ces scènes qui se passent dans une chambre et qui retentissent dans un monde est prête à s'accomplir.
Entrons donc au palais royal, montons le grand escalier, traversons quelques-uns de ces appartements qui viennent d'être si splendidement décorés par le pinceau d'Apiani : nous nous arrêterons devant ces fresques qui représentent les quatre parties du monde et devant le plafond où s'accomplit le triomphe d'Auguste ; mais, à cette heure, ce sont des tableaux vivants qui nous attendent, c'est de l'histoire moderne que nous allons écrire.
Entre-bâillons doucement la porte de ce cabinet afin de voir sans être vus. C'est bien : vous apercevez un homme, n'est-ce pas ? et vous le reconnaissez à la simplicité de son uniforme vert, à son pantalon collant de cachemire blanc, à ses bottes assouplies et montant jusqu'aux genoux. Voyez sa tête modelée sur un marbre antique ; cette étroite mèche de cheveux noirs qui va s'amincissant sur son large front ; ces yeux bleus dont le regard s'use à percer le voile de l'avenir ; ces lèvres pressées qui recouvrent deux rangées de perles dont une femme serait jalouse : quel calme ! c'est la conscience de la force, c'est la sérénité du lion. Quand cette bouche s'ouvre, les peuples écoutent ; quand cet œil s'allume, les plaines d'Austerlitz jettent des flammes comme un volcan ; quand ce sourcil se fronce, les rois tremblent. à cette heure, cet homme commande à cent vingt millions d'hommes, dix peuples chantent en chœur l'hosanna de sa gloire en dix langues différentes ; car cet homme, c'est plus que César, c'est autant que Charlemagne : c'est Napoléon le Grand, le Jupiter tonnant de la France.
Après un instant d'attente calme, il fixe ses yeux sur une porte qui s'ouvre ; elle donne entrée à un homme vêtu d'un habit bleu, d'un pantalon gris collant au-dessous du genou duquel montent, en s'échancrant en cœur, des bottes à la hussarde. En jetant les yeux sur lui, nous lui trouverons une ressemblance primitive avec celui qui paraît l'attendre. Cependant, il est plus grand, plus maigre, plus brun : celui-là, c'est Lucien, le vrai Romain, le républicain des jours antiques, la barre de fer de la famille .
Ces deux hommes, qui ne s'étaient pas revus depuis Austerlitz, jetèrent l'un sur l'autre un de ces regards qui vont fouiller les âmes ; car Lucien était le seul qui eût dans les yeux la même puissance que Napoléon.
Il s'arrêta après avoir fait trois pas dans la chambre. Napoléon marcha vers lui et lui tendit la main.
- Mon frère, s'écria Lucien en jetant les bras autour du cou de son aîné, mon frère ! que je suis heureux de vous revoir !
- Laissez-nous seuls, messieurs, dit l'empereur faisant signe de la main à un groupe.
Les trois hommes qui le formaient s'inclinèrent et sortirent sans murmurer une parole, sans répondre un mot. Cependant, ces trois hommes qui obéissaient ainsi à un geste, c'étaient Duroc, Eugène et Murat : un maréchal, un prince, un roi.
- Je vous ai fait mander, Lucien, dit Napoléon lorsqu'il se vit seul avec son frère.
- Et vous voyez que je me suis empressé de vous obéir comme à mon aîné, répondit Lucien.
Napoléon fronça imperceptiblement le sourcil.
- N'importe ! vous êtes venu, et c'est ce que je désirais, car j'ai besoin de vous parler.
- J'écoute, répondit Lucien s'inclinant.
Napoléon prit avec l'index et le pouce un des boutons de l'habit de Lucien, et, le regardant fixement :
- Quels sont vos projets ? dit-il.
- Mes projets, à moi ? reprit Lucien étonné : les projets d'un homme qui vit retiré, loin du bruit, dans la solitude ; mes projets sont d'achever tranquillement, si je le puis, un poème que j'ai commencé.
- Oui, oui, dit ironiquement Napoléon, vous êtes le poète de la famille, vous faites des vers tandis que je gagne des batailles ; quand je serai mort, vous me chanterez ; j'aurai cet avantage sur Alexandre, d'avoir mon Homère.
- Quel est le plus heureux de nous deux ?
- Vous, certes, vous, dit Napoléon en lâchant avec un geste d'humeur le bouton qu'il tenait ; car vous n'avez pas le chagrin de voir dans votre famille des indifférents, et peut-être des rebelles.
Lucien laissa tomber ses bras et regarda l'empereur avec tristesse.
- Des indifférents !... rappelez-vous le 18 brumaire... des rebelles !... et où jamais m'avez-vous vu évoquer la rébellion ?
- C'est une rébellion que de ne point me servir : celui qui n'est point avec moi est contre moi. Voyons, Lucien ; tu sais que tu es parmi tous mes frères celui que j'aime le mieux !...
Il lui prit la main...
- Le seul qui puisse continuer mon œuvre. Veux-tu renoncer à l'opposition tacite que tu fais ?... Quand tous les rois de l'Europe sont à genoux, te croirais-tu humilié de baisser la tête au milieu du cortège des flatteurs qui accompagnent mon char de triomphe ? Sera-ce donc toujours la voix de mon frère qui me criera : « César ! n'oublie pas que tu dois mourir ! » Voyons, Lucien, veux-tu marcher dans ma route ?
- Comment Votre Majesté l'entend-elle ? répondit Lucien en jetant sur Napoléon un regard de défiance .
L'empereur marcha en silence vers une table ronde qui masquait le milieu de la chambre, et, posant ses deux doigts sur le coin d'une grande carte roulée, il se retourna vers Lucien et lui dit :
- Je suis au faîte de ma fortune, Lucien ; j'ai conquis l'Europe, il me reste à la tailler à ma fantaisie ; je suis aussi victorieux qu'Alexandre, aussi puissant qu'Auguste, aussi grand que Charlemagne ; je veux et je puis. Eh bien...
Il prit le coin de la carte, et la déroula sur la table avec un geste gracieux et nonchalant.
- Choisissez le royaume qui vous plaira le mieux, mon frère, et je vous engage ma parole d'empereur que, du moment où vous me l'aurez montré du bout du doigt, ce royaume est à vous.
- Et pourquoi cette proposition à moi plutôt qu'à tout autre de nos frères ?
- Parce que toi seul est selon mon esprit, Lucien.
- Comment cela se peut-il, puisque je ne suis pas selon vos principes ?
- J'espérais que tu avais changé depuis quatre ans que je ne t'ai vu.
- Et vous vous êtes trompé, mon frère ; je suis toujours le même qu'en 99 : je ne troquerais pas ma chaise curule contre un trône.
- Niais et insensé ! dit Napoléon en se mettant à marcher et en se parlant à lui-même, insensé et aveugle, qui ne voit pas que je suis envoyé par le destin pour enrayer ce tombereau de la guillotine qu'ils ont pris pour un char républicain !
Puis, s'arrêtant tout à coup et marchant à son frère :
- Mais laisse-moi donc t'enlever sur la montagne et te montrer les royaumes de la terre : lequel est mûr pour ton rêve sublime ? Voyons, est-ce le corps germanique, où il n'y a de vivant que ses universités, espèce de pouls républicain qui bat dans un corps monarchique ? Est-ce l'Espagne, catholique depuis le XIIIe siècle seulement, et chez laquelle la véritable interprétation de la parole du Christ germe à peine ? Est-ce la Russie, dont la tête pense peut-être, mais dont le corps, galvanisé un instant par le czar Pierre, est retombé dans sa paralysie polaire ? Non, Lucien, non, les temps ne sont pas venus ; renonce à tes folles utopies ; donne-moi la main comme frère et comme allié, et demain je te fais chef d'un grand peuple, je reconnais ta femme pour ma sœur, et je te rends toute mon amitié.
- C'est cela, dit Lucien, vous désespérez de me convaincre, et vous voulez m'acheter.
L'empereur fit un mouvement.
- Laissez-moi dire à mon tour, car ce moment est solennel et n'aura pas son pareil dans le cours de votre vie : je ne vous en veux pas de m'avoir mal jugé ; vous avez rendu tant d'hommes muets et sourds en leur coulant de l'or dans la bouche et dans les oreilles, que vous avez cru qu'il en serait de moi ainsi que des autres. Vous voulez me faire roi, dites-vous ? Eh bien, j'accepte, si vous me promettez que mon royaume ne sera point une préfecture. Vous me donnez un peuple : je le prends, peu m'importe lequel, mais à la condition que je le gouvernerai selon mes idées et selon ses besoins ; je veux être son père, et non son tyran ; je veux qu'il m'aime, et non qu'il me craigne : du jour où j'aurai mis la couronne d'Espagne, de Suède, de Wurtemberg ou de Hollande sur ma tête, je ne serai plus Français, mais Espagnol, Allemand ou Hollandais ; mon nouveau peuple sera ma seule famille. Songez-y bien, alors nous ne serons plus frères selon le sang, mais selon le rang ; vos volontés seront consignées à mes frontières ; si vous marchez contre moi, je vous attendrai debout ; vous me vaincrez, sans doute, car vous êtes un grand capitaine, et le Dieu des armées n'est pas toujours celui de la justice ; alors je serai un roi détrôné, mon peuple sera un peuple conquis, et libre à vous de donner ma couronne et mon peuple à quelque autre plus soumis ou plus reconnaissant. J'ai dit.
- Toujours le même, toujours le même ! murmura Napoléon.
Puis tout à coup, frappant du pied :
- Lucien, vous oubliez que vous devez m'obéir comme à votre père, comme à votre roi.
- Tu es mon aîné, non mon père ; tu es mon frère, non mon roi : jamais je ne courberai la tête sous ton joug de fer, jamais, jamais !
Napoléon devint affreusement pâle ; ses yeux prirent une expression terrible, ses lèvres tremblèrent.
- Réfléchissez à ce que je vous ai dit, Lucien.
- Réfléchis à ce que je vais te dire, Napoléon : tu as mal tué la république, car tu l'as frappée sans oser la regarder en face ; l'esprit de liberté, que tu crois étouffé sous ton despotisme, grandit, se répand, se propage. Tu crois le pousser devant toi, il te suit par derrière. Tant que tu seras victorieux, il sera muet ; mais vienne le jour des revers, et tu verras si tu peux t'appuyer sur cette France que tu auras faite grande mais esclave. Ton empire élevé par la force et la violence doit tomber par la violence et la force. Et toi, toi, Napoléon, qui tomberas du faîte de cet empire, tu seras brisé...
Prenant sa montre et l'écrasant contre terre :
- ... brisé, vois-tu, comme je brise cette montre, tandis que nous, morceaux et débris de ta fortune, nous serons dispersés sur la surface de la terre parce que nous serons de ta famille, et maudits parce que nous porterons ton nom. Adieu, sire !
Lucien sortit.
Napoléon resta immobile et les yeux fixes. Au bout de cinq minutes, on entendit le roulement d'une voiture qui sortait des cours du palais. Napoléon sonna.
- Quel est ce bruit ? dit-il à l'huissier qui entr'ouvrit la porte.
- C'est celui de la voiture du frère de Votre Majesté, qui repart pour Rome.
- C'est bien, dit Napoléon.
Et sa figure reprit ce calme impassible et glacial sous lequel il cachait, comme sous un masque, les émotions les plus vives.
Dix ans étaient à peine écoulés, que cette prédiction de Lucien s'était accomplie. L'empire élevé par la force avait été renversé par la force. Napoléon était brisé, et cette famille d'aigles, dont l'aire était aux Tuileries, s'était éparpillée, fugitive, proscrite et battant des ailes sur le monde. Madame mère, cette Niobé impériale qui avait donné le jour à un empereur, à trois rois, à deux archi-duchesses, s'était retirée à Rome, Lucien dans sa principauté de Canino, Louis à Florence, Joseph aux états-Unis, Jérôme en Wurtemberg, la princesse élisa à Baden, madame Borghèse à Piombino, et la reine de Hollande au château d'Arenenberg.
Or, comme le château d'Arenenberg est situé à une demi-lieue seulement de Constance, il me prit un grand désir de mettre mes hommages aux pieds de cette majesté déchue, et de voir ce qui restait d'une reine dans une femme, lorsque le destin lui avait arraché la couronne du front, le sceptre de la main et le manteau des épaules ; et de cette reine surtout, de cette gracieuse fille de Joséphine Beauharnais, de cette sœur d'Eugène, de ce diamant de la couronne de Napoléon.
J'en avais tant entendu parler dans ma jeunesse comme d'une belle et bonne fée bien gracieuse et bien secourable, et cela par les filles auxquelles elle avait donné une dot, par les mères dont elle avait racheté les enfants, par les condamnés dont elle avait obtenu la grâce, que j'avais un culte pour elle. Joignez à cela le souvenir de romances que ma sœur chantait, qu'on disait de cette reine, et qui s'étaient tellement répandues de ma mémoire dans mon cœur, qu'aujourd'hui encore, quoiqu'il y ait vingt ans que j'aie entendu ces vers et cette musique, je répéterais les uns ou je noterais les autres sans transposer un mot, sans oublier une note. C'est que des romances de reine, c'est qu'une reine qui chante, cela ne se voit que dans les Mille et une Nuits, et cela était resté dans mon esprit comme un étonnement doré.
Il était trop matin pour me présenter en personne au château ; j'y déposai ma carte et je sautai dans un bateau qui me conduisit en une heure à l'île Reichenau.
C'est dans une petite église située au milieu de l'île que sont déposés les restes de Charles le Gros, cinquième successeur de Charles le Grand ; son épitaphe, qu'on lit dans le chœur, au-dessous d'un portrait qui passe pour le sien, raconte toute son histoire. La voici traduite textuellement :
« Charles le Gros, neveu de Charles le Grand, entra puissamment dans l'Italie, qu'il vainquit, obtint l'empire, et fut couronné César à Rome ; puis, son frère Ludwig, de Germanie, étant mort, il devint, par droit d'hérédité, maître de la Germanie et de la Gaule. Enfin, manquant à la fois par le génie, par le cœur et par le corps, un jeu de fortune le jeta du faîte de ce grand empire dans cette humble retraite où il mourut, abandonné de tous les siens, l'an de Notre-Seigneur 888. »
Comme il n'y avait rien autre chose à voir dans l'église, ni dans l'île, nous remontâmes dans la barque et fîmes voile pour Arenenberg.
En entrant au château de Volberg, qu'habite madame Parquin, lectrice de la reine et sœur du célèbre avocat de ce nom, je trouvai une invitation à dîner chez madame de Saint-Leu et des lettres de France : l'une d'elles contenait l'ode manuscrite de Victor Hugo sur la mort du roi de Rome.
Je la lus en me rendant à pied chez la reine Hortense .

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